Paris, le 10 mars 2001

 

objet : bilan de l'appel pour l'abrogation de l'article 4 de la loi du 18 mars 1880 qui frappe d'interdiction les universités privées et création d'une académie préfigurant l'université libre de Paris

 

Madame, Monsieur,

En février, j'adressais et publiais sur Internet un appel pour l'abrogation de l'article 4 de la loi du 18 mars 1880 qui frappe d'interdiction les universités privées.

Les contacts pris avec une vingtaine de chercheurs épris de liberté ainsi qu'avec des doyens d'établissements d'enseignement supérieur privés ainsi que les conférences que j'ai pu donner sur ce sujet me permettent aujourd'hui de dresser un premier bilan et de retoucher mes propositions initiales.

En conclusion de mon appel de février j'envisageai hâtivement :

a) de solliciter la représentation nationale pour obtenir l'abrogation de l'article 4 de la loi du 18 mars 1880 :
> Or cette année de consultation me laisse à penser que l'Université est le cadet des soucis de la représentation nationale. Nos "élus" semblent être plus affairés à maintenir qu'à assouplir le monopole de l'éducation nationale dont l'affaire des lycées d'Ile-de-France a mis en lumière la perversité. Certes, nous trouverions sans peine quelques députés lucides mais jusqu'où peuvent-ils nous suivre sans risquer de ne pas voir renouveler leurs investitures ? Comment peuvent-ils agir dans une chambre dont les prérogatives ont été réduites à l'enregistrement ?

b) Dans mon texte de février, je proposais encore d'en appeler aux mécènes et aux fondations :
> Mais notre régime des fondations - inadapté - est à l'image de notre société politique : son étroitesse laisse le mécénat privé exsangue. L'entonnoir de la fondation de France comme la notion de mécénat publique (qui suppose d'admettre le concept de propriété collective) résument notre précarité. Ce sinistre de l'aide privée nous invite donc à ravaler ce qui nous reste d'orgueil national. Il nous faut bien admettre que le salut ne peut plus venir seulement de l'intérieur à diriger nos regards vers l'Amérique comme jadis Montesquieu et Voltaire se tournèrent vers l'Angleterre. Les intellectuels collectivistes ne dictent leur loi à l'ensemble de l'intelligentsia française que parce qu'il se tiennent prêts, lorsqu'ils sont menacés, à provoquer l'union sacrée en faisant vibrer la corde de l'antiaméricanisme qui apparaît, hélas, comme le dernier ciment de l'unité nationale.
Parmi les opposants aux monopoles de l'éducation nationale, la confusion entre la société civile américaine (qui reste ignorée) et l'action calamiteuse des administrations américaines (dont chacun mesure les dommages) fait que les meilleurs esprits, sous couleur de résistance à l'oncle Sam, tombent aisément dans les pièges protectionnistes tendus par les défenseurs du statu quo.
Je comprends ces états d'âme mais j'avoue que mon attachement à la liberté, en tant que principe universel, m'en préserve et m'invite à user en songeant à nos cousins d'outre-Atlantique du troisième terme de notre belle devise républicaine. Je n'imagine pas, pourvu que nous les sollicitions, qu'une ou plusieurs fondations nord-américaines puissent rester insensibles à notre volonté de desserrer l'étau du totalitarisme français et refuser de se substituer aux fondations françaises défaillantes pour nous épauler dans ce combat.

c) Enfin je suggérais de fonder une association :
Je dois avouer que, dans un premier temps, j'avais renoncé à donner forme à ce projet ayant constaté que la faiblesse des facultés libres, paradoxalement, ne les invitait pas à se regrouper - d'autant que (nous restons gaulois) j'ai pu vérifier à quel point il était difficile, voire illusoire, de rassembler les laïcs dits athées et les laïcs catholiques (qui, pourtant, cohabitent si bien en Belgique2). Au lieu de nous appuyer sur notre dénominateur commun, la résistance aux herméneutiques holistiques de l'Université, nous soulignons nos différences, qui, en effet, sont formidables mais dont la mise en exergue assure une rente confortable aux partisans de la spoliation, aux ennemis de la liberté.
L'enseignement supérieur libre est sans doute victime de "l'immense privilège" que lui accordèrent nos princes : depuis 1971, en dépit du monopole de la collation des grades, les facultés libres sont autorisées à passer des conventions avec les universités d'État afin de garantir un troisième cycle à leurs étudiants - le piège s'est refermé à l'image du privé "sous contrat" qui compose une manière de duopole avec le publique. Le "privé" n'est donc toujours pas disposé à rompre le "contrat", ce cadeau empoisonné, ce plat de lentille contre lequel il renonce à son autonomie.
Enfin, n'est-ce pas aujourd'hui s'exposer que d'utiliser le cadre centenaire de la loi de 1901 dans un pays où seuls les justiciables légalistes sont encore frappés par la loi (la loi issue du "peuple souverain" primant sur le droit, l'Etat de droit éclipsant l'état de droit - rule of law, encore une notion que nous n'avons pas inventé) ?
Cependant nombre de mes interlocuteurs ont opposé à ces arguments, avec l'apparence de la sagesse, que la constitution d'une association de fait nous attirerait à coup sûr les foudres de la puissance publique. L'absence de manteau juridique dissuaderait cette majorité qui est prête à nous rejoindre dans un cadre légal. Il faut bien se ranger à cet argument d'autant qu'on ne saurait solliciter les fondations évoquées plus haut sans structure juridique habilitée à recevoir des fonds, à les gérer scrupuleusement et à présenter les bilans comptables exigés par la loi.

Le "moratoire" juridique qui nous oblige à suspendre toute création d'une université libre à un changement législatif majeur nous conduit également à réviser nos ambitions créatrices. Alors que je croyais initialement à la possibilité de développer, en marge du "mammouth", des structures indépendantes qui, peu à peu, entreraient en concurrence, il apparaît que les conditions de cette concurrence ne seraient être réunies avant que les grands établissements d'enseignement supérieur français ne soient privatisés (point que j'avais déjà souligné dans mon texte de février en prônant un «désengagement de l'Etat dans le financement des grandes écoles leur permettant de se transformer en universités libres et de répondre aux besoins de la société, au lieu de continuer à alimenter l'excroissance statocratique»).

Autre perspective - encourageante - que ne n'avais pas jaugée, celle de la libéralisation inéluctable à travers les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication) et l'économie (nouvelle ?) de la connaissance, portée par l'EAD (enseignement à distance), qui est destinée soit à faire exploser le cadre juridique français, soit à le mettre en concurrence avec d'autres droits.

Ce bilan et le compromis établi entre les exigences de la liberté et la molle endurance du totalitarisme français me conduit donc à formuler la proposition suivante : la constitution d'une académie.
Cette académie aura pour vocation de préfigurer les travaux de l'université libre de Paris. On se souvient que les académies fleurirent à la Renaissance pour combler les carences de l'Université tant en matière de recherche (l'Université restant vouée à la formation professionnelle), d'ouverture aux sciences nouvelles que de liberté académique et pour pour pallier la disparition de l'autonomie et de l'universalité, que l'Université avait conquises au treizième siècle. En effet la volonté hégémoniques des princes temporel avait entraîné :
- la disparitions des "nations" (qui regroupait les étudiants en fonction de leurs origines géographiques et linguistiques) et assurait l'extra-territorialité de l'Université (les nations sont supprimés à Oxford dès 1313); on peut voir dans la fin de cette concorda nationum la double source du protectionnisme et du nationalisme moderne dans la mesure où l'autorité intellectuelle ne résiste plus à celle du prince qui, dès lors, impose la préférence nationale.
- L'assujetissement de l'Université aux juridictions locales (dès 1446 l'université de Paris - qui avait acquis le droit de grève et en avait puissamment usé - perd son autonomie en cédant au parlement de Paris son tribunal suprême). L'université de Paris avait déjà perdu une partie de son indépendance d'esprit en prenant parti pour Philippe le Bel au cours du conflit qui l'opposa au pape Boniface VII. La nouveau prestige politique qu'elle en retira lui permit, certes, de jouer un rôle considérable au moment du grand schisme et de sa résolution au concile de Constance (1415) mais la conduisit également à céder trop souvent à la fièvre de l'opinion notamment lors du tristement célèbre procès de Jeanne d'Arc.
La première université, celle du treizième siècle, qui s'était constituée à la faveur d'un des plus étonnant mouvement d'auto-organisation sociale que l'Europe ait connu n'avait pas de bâtiments propres ni de fonctionnaires salariés. Virtuelle bien avant Internet, elle ne vivait pas encore de la spoliation légale. C'est en accroissant sa dépendance envers les prébendes, dîmes et autres impôts donations et legs locaux qu'elle va s'offrir aux souverains.
Le principe cujus regio ejus religio conduisant au développement de religions nationales s'appliqua rigoureusement à l'Université : On songe au supplice et de l'assassinat du chancelier de l'Université Fisher par Henri VIII au moment du schisme anglican fut l'occasion d'une dissolution massive des monastères et à la "conquête" de l'Université de Wittenberg en Saxe par Luther, prototype de nos redistributions modernes, qui s'édifia sur la spoliation des biens ecclésiastiques (la bibliothèque de Wittenberg, entre autres, est le fruit de la mise à sac des monastères). En critiquant l'Université anglaise dans son Leviathan Hobbes n'aura pas d'autre modèle que la nationalisation luthérienne et l'herméneutique qui entend la légitimer.
En perdant son autonomie dans un mouvement que l'on définit à tord comme un mouvement de sécularisation (je développerai ce point au cours lors de mon intervention du 7 mars dans le cadre des réunions hebdomadaires de l'institut Euro 92) l'Université abandonnait en fait sa laïcité (étant entendu que la laïcité repose sur la séparation du temporel et du spirituel). Elle ne l'a pas retrouvée depuis.

L'efflorescence des académies du seizième siècle au dix-huitième siècle­ même si les souverains s'empressèrent de reprendre l'idée en créant des académies nationales ­ cristallisa le formidable renouvellement scientifique qui allait donner naissance, au dix-neuvième siècle, à l'Université moderne. Aujourd'hui l'Université française, dont l'autonomie administrative reste soumise au bon plaisir du législateur, a besoin d'être «relevée» par des esprits libres qui soit n'ont pas accès à son chapitre, soit se taisent en son sein et sont à la recherche d'un nouveau foyer de recherche.

Les réunions de cette académie libre constitueraient autant de séances d'un séminaire théorique sur l'Université libre animé par ceux qui sont ou pourraient être ses protagonistes en France et à l'étranger.
Nous avons acquis la conviction que les moyens juridiques et financiers nécessaires à la constitution d'une université libre ne seront mobilisables que si renaît l'esprit de liberté académique qui a déserté nos campus. L'académie aura donc pour ambition de contribuer à créer les conditions intellectuelles de la fondation d'une université libre à Paris, berceau de l'Universitas au treizième siècle.
Les critères d'appartenance à cette académie figureront au nombre des valeurs actuellement bannies de l'Université française, à savoir l'autonomie universitaire et les vertus qui y sont attachées : l'honnêteté et le courage intellectuels. La science n'ayant pas de patrie à l'instar de la liberté économique, l'académie sera ouverte à toutes les nationalités.

- L'académie comportera quatre types de membres :
a) les membres d'honneur, chercheurs internationalement reconnus;
b) les membres actifs, chercheurs titulaires d'un doctorat ou ayant accompli un travail d'ampleur jugé comme équivalent par l'académie;
c) les membres associés, chercheurs réunissant les qualités requises pour faire partie de l'académie mais qui n'ont pas encore achevé la recherche évoquée ci-dessus;
d) les membres bienfaiteurs, ayant fait un don annuel d'au moins 10 000 francs à l'académie.

- Dans l'immédiat, l'académie se réunira chaque mois. Cette rencontre sera l'occasion d'une communication par un des membres ou un invité dont la forme, les heuristiques et les orientations devront préfigurer celles qui seront adoptées par la future université libre de Paris
- Chaque communication sera enregistrée sous la forme d'une vidéo numérique et sera disponible sur Internet.
- Les contributions formeront la trame d'une revue trimestrielle Questions, la revue de l'Université libre, qui devra être pris en charge par un éditeur las d'accoster sur la Rive gauche.

L'esquisse de ce projet, en dépit de ses imperfections, vous paraît-il valable ? Si oui et sous réserve des corrections que vous jugerez pertinent d'y apporter pouvons-nous nourrir l'espérance d'avoir un jour l'honneur de vous compter parmi les membres de cette académie ?

 

Dans l'attente d'une réponse ou d'un prochain contact, je vous prie d'agréer, Madame, Monsieur, l'assurance de ma haute considération.

 

Michel Leter