Apories de l'herméneutique

1. Notes sur l'immunité herméneutique du philosophe

par Michel Leter [1991]

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

 Jauss pose a priori l'autonomie de l'herméneutique littéraire par rapport à l'herméneutique philosophique, ce qui lui permet de regretter l'absence de la première. Or si la triade herméneutique, telle que la conçoit Gadamer (interprétation-compréhension-application), donne à l'herméneutique philosophique une extension plus large que celle de l'herméneutique littéraire, il n'y a aucune raison de distinguer l'une de l'autre dès lors que le philosophe saisit un objet identique à celui de la critique littéraire (le poème) et le soumet à l'interprétation.
La différence entre herméneutique philosophique et herméneutique littéraire est en dernière analyse d'ordre illocutionnaire. Elle permet de garantir à la philosophie une immunité critique. Cet état de fait soulève notamment la question du statut critique des cours donnés par Heidegger sur la poésie de Hölderlin, qui reposent essentiellement sur des "explications de textes". Ainsi on a pu se dispenser de soumettre les interprétations des poèmes d'Hölderlin effectuées par Heidegger au débat de la critique littéraire sous prétexte qu'elles sont signalées comme philosophiques et conçues comme au-delà des pré-compréhensions méthodologiques de la critique littéraire.

Il serait grotesque de tenter de démontrer ce paradoxe que l'herméneutique se déploie non pas seulement positivement - du texte à l'existence - mais au prix d'une disparition du poème (tel est, nous dit l'herméneute, le prix à payer pour mettre un terme au "logocentrisme" occidental*), sans nous pencher sur les jalons historiques du développement philosophique de l'herméneutique, ou du moins tels qu'ils ont été posés a posteriori à partir de Dilthey.

L'herméneutique philosophique a besoin de la littérature parce qu'il lui faut pouvoir sacraliser un canon littéraire conçu comme vicariant du canon juif, geste que l'exégèse chrétienne a déjà accompli et contre laquelle doit tactiquement s'élever l'herméneutique philosophique, dès lors qu'elle entend se poser en véritable origine de la modernité critique (alors que l'exégèse possède une manière d'antériorité pour s'être édifiée contre l'héritage grec dans le débat médiéval qui opposa les moderni aux antiqui).
Mais alors que l'herméneutique chrétienne se construisit dans le religieux contre l'herméneutique juive. L'herméneutique philosophique prétend prospérer indépendamment du religieux. D'où le paradoxe qui voit les herméneutes se comporter en thuriféraires de la poésie tout en tirant l'herméneutique le plus loin possible du texte, vers une Erlebnis, prétexte de l'instrumentalisation du poète (même si l'herméneute échappe parfois à sa logique, comme le Dilthey de Das Erlebnis und die Dichtung qui ne prétend pas encore "écouter" le poème et se contente de le lire). Cette herméneutique, qui se donne comme émancipée de l'exégèse "dogmatique", rechute dans le religieux par la poématisation.

Ceux qui ont prétendu construire une herméneutique littéraire autonome ont en fait soumis la critique aux puissantes philosophies tutélaires qui tendent à nier le texte ou à l'instrumentaliser. Autrement dit, on peut penser que si Hans Robert Jauss est un critique remarquable, c'est en dépit de ses présupposés herméneutiques. En revanche, si Heidegger, et à moindre échelle Gadamer, sont de piètres lecteurs de poésie, il faut craindre que ce soit bien à l'herméneutique qu'ils le doivent. Comme l'observe pertinemment Henri Meschonnic en se penchant sur Heidegger « quand la philosophie devient ainsi littéraire, elle est à l'extrême opposé de la littérature1 ».

 

 

1. H. MESCHONNIC, Le Langage Heidegger, PUF, 1990, p.229.