Michel Leter

Sur les apories de la critique littéraire

notes de 1993

 

© l'invendu, 1996

 

 

Critique de l'herméneutique

Si, selon Gadamer, l'ensemble de l'expérience humaine entre dans le champ de l'herméneutique, faut-il encore, pour autant, se résoudre à ce que la critique littéraire se résume à cette dernière ? Tout au demeurant laissait pourtant entendre que la philosophie, vertébrée par l'herméneutique, avait replacé la poésie au centre de ses préoccupations. Le divorce consommé par Platon et confirmé par les penseurs du Moyen Age avait trouvé un terme. La poésie n'était plus au ban de la cité philosophique. Mieux, dans l'utopie des herméneutes, elle revenait en gloire, vicariante du sacré.
Mais cette concorde est un leurre. A partir de la séparation des Geisteswissenschaften et des Naturwissenschaften opérée par Dilthey - et à laquelle Bachelard ne pourra se soustraire - la poésie, dépouillée de son fondamental versant didactique, s'est en fait trouvée instrumentalisée par la philosophie. On sait les dommages causés par la poématisation philosophique et on peut mesurer son impact sur la critique littéraire. Il n'est plus possible aujourd'hui de lire polysémiquement un texte sans savoir que nous faisons allégeance à l'ordre herméneutique de la critique.

Notre recherche, qui partait à la fin des années 80 d'une volonté de résoudre le paradoxe de l'usage du métalangage dans le contexte poétique, a dû en fait passer par le traitement du problème des fondements de l'interprétation.
Contrairement aux sciences de la nature, les sciences humaines sont univoques dans la mesure où elles ne reposent que sur une seule méthode de recherche, l'herméneutique - qui sommairement dans sa version profane est à la fois interprétation, compréhension existentielle et application (si l'on se réfère à son dernier maillon, la version triadique de Gadamer). Les sciences de la nature, en revanche, s'appuient sur une grande diversité de méthodes de recherche situées sur un éventail entre les types formels purs - qui comprennent les axiomes et les règles heuristiques de déduction - et les types empirico-formels - illustrés, entres autres, par la physique, qui intègre tant des types formels purs que l'empirisme. L'heuristique littéraire que nous tentons de mettre au point ne se réduit pas aux heuristiques scientifiques, mais prend acte des homologies entre les heuristiques scientifiques et la morphogenèse en poésie et dans les arts (l'heuristique n'étant pas une science mais un principe, elle se prête au nomadisme).
Certes, il n'est pas question de mettre en cause le tournant négocié par Schleiermacher, qui a su émanciper "l'herméneutique générale" de l'herméneutique "spéciale" appelée par l'interprétation des livres saints. Mais de ce moment fondateur à la position hégémonique que l'herméneutique occupe aujourd'hui dans notre relation au livre, il y a une césure qui ne nous semble pas répondre au climat de l'Aufklärung dont elle est issue.
Au-delà de la division instaurée par Dilthey, le fondateur des sciences humaines, et par l'herméneutique allemande entre les "sciences de l'esprit" et les sciences de la nature, il s'agit d'inscrire l'herméneutique dans une série de procédures heuristiques au service de la création des uvres poétiques et non plus de leur seule interprétation.
L'univocité méthodologique des sciences humaines, en général, et de la critique littéraire, en particulier, nous condamne à envisager les évidences de l'interprétation à la manière dont Platon abordait les universaux, c'est-à-dire selon une aporétique :
Cinq apories cardinales nous dissuadent de nous appuyer ad usum sur la méthodologie interprétative de la critique littéraire. La première aporie est constituée par la monologie herméneutique ; la deuxième par la suspension du jugement, qui paradoxalement fait pencher la "science de la littérature" vers une néo-dogmatique ; la troisième aporie réside dans la séparation universitaire de la pratique critique et de la pratique poétique ; la quatrième dans le divorce de la critique et de l'esthétique ; et la cinquième, qui en est la somme, tient au fait qu'en se bornant à la méthode herméneutique la critique littéraire ne retient que le donné contingent des textes à l'exclusion de leur nécessité (que seule une pratique heuristique serait à même de construire). C'est en sortant du strict ars interpretandi (qui en fait depuis Heidegger n'en est plus un), et en le subordonnant téléologiquement à l'ars inveniendi d'une heuristique, que la critique littéraire, ne se bornant plus à mettre en scène les textes, serait à même de défricher les lieux de leur invention.
Pour explorer un tel champ, il convient de s'armer de patience, car seules de solides équipes interdisciplinaires sont susceptibles d'entamer ce travail. Notre modeste recherche n'a pour but que de dégager les lignes directrices d'une heuristique littéraire.
Partant l'heuristique littéraire est amphibie (pour ne pas employer le mot complexe prisé par les sociologues car, purement quantitatif, il ne nous apprend rien). Croissant dans différents milieux l'heuristique est à la fois réflexion sur les conditions pratiques de la connaissance, méthode de recherche, de découverte et méthode de création. On peut donc espérer qu'elle devienne un jour cette brasure introuvable qui unira la lecture critique des textes à leur écriture.

 

 

La suspension du jugement est-elle moderne ?

Il est pourtant admis que la critique littéraire moderne s'est construite contre le dogmatisme. Nous jugeons au contraire que l'univocité méthodologique que l'herméneutique impose aux sciences humaines vérifie son caractère dogmatique.
En effet quelle critique est dogmatique ? Lorsque Desmaret de Saint-Sorlin défend la poématisation des textes chrétiens, il est rappelé à l'ordre par Pierre Nicole et Boileau. Lorsqu'Heidegger sacralise la poésie profane, il fait école.
Les modernes dénonçèrent pourtant cette sacralisation profane avec Perrault qui observait déjà que « c'est mesme une espece de Religion parmy quelques Sçavans de preferer la moindre production des Anciens aux plus beaux ouvrages de tous les Modernes1.» C'est aujourd'hui le mouvement inverse, mais tout autant teinté de religiosité, qui se produit à l'égard des poètes de la modernité ­ qui oserait mettre en cause la trinité Baudelaire-Rimbaud-Mallarmé ?
Il est convenu de sourire aux raccourcis botaniques que Fontenelle emprunte dans sa Digression sur les anciens et les modernes, lorsqu'il juge, à l'incipit, que « Toute la question de la prééminence entre les Anciens et les Modernes étant une fois bien entendue se réduit à savoir si les arbres qui étoient autrefois dans nos campagnes étoient plus grands que ceux d'aujourd'hui. En cas qu'ils l'aient été, Homère, Platon, Démosthène, ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles ; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d'autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène2.» Au-delà du topos allégorique, il y a sans doute une conception de la forme comme indépendante de son substrat, que certains de nos mathématiciens et de nos physiciens contemporains ne renieraient pas : « La Nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu'elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes : et certainement elle n'a point formé Platon, Démosthène, ni Homère d'une argile plus fine ni mieux préparée que nos Philosophes, nos Orateurs et nos Poëtes d'aujourd'hui. Je ne regarde ici dans nos esprits qui ne sont pas d'une nature matérielle, que la liaison qu'ils ont avec le cerveau, qui est matériel, et qui par ses différentes dispositions produit toutes les différences qui sont entr'eux3 ». Nous trouvons plus saugrenu encore de retrouver cette image chez Taine (qui doit essuyer pour ses rêveries scientistes la morgue des herméneutes). Mais nous oublions que ce qui est pour nous une évidence, la séparation des sciences de la nature et des sciences de l'homme, n'intervient pas avant Dilthey ; nous oublions hâtivement que ces Geisteswissenschaften sont une invention de l'herméneutique allemande. Si nous faisons abstraction de l'idéologie herméneutique, et que nous songeons à l'auto-dynamisme textuel induit par l'usage de l'autonymie en poésie, les miscellanées ne sont plus ces mélanges, et il n'est peut-être plus aussi fantaisiste de recourir à la morphogenèse des végétaux pour décrire la réalité des formes littéraires et de leur filiation. Encore une fois, le divorce herméneutique n'a pas été consommé et le Journal de Trévoux est tout naturellement sous-titré Mémoire pour servir à l'histoire des Sciences et des Arts.

Il est convenu de déceler dans le passage de la volonté de juger les textes à celle de les comprendre les fondements de la critique moderne. Or la liberté de ton, les ambivalences, la polysémie affichées par les uvres nées de la première volonté n'ont rien à envier à celles découlant de la seconde. Mais n'y-a-t-il pas un arbre dans cette généalogie "anti-normative" (ne serait-ce qu'un négatif de l'arbre de Jessée ?) qui n'a d'autre écologie, axiologie inavouable, qu'une disqualification arbitraire de la connaissance comme valeur ?
Si crise de la critique il y a, tout laisse à penser qu'elle est due, pour une bonne part, à son orientation exclusivement herméneutique. Roger Fayolle, par exemple, ne prend la critique en compte qu'au moment où elle se constitue en "classe" : « Auteurs, lecteurs, critiques : l'apparition de ces trois "classes" dans la République des lettres » ne se produit guère en France avant le xvie siècle; encore ne sont-elles pas différenciées : ce siècle ignore le critique professionnel, et un écrivain comme Montaigne est d'abord un lecteur de qualité avant d'être critique sans le savoir et créateur original4. » Pauvre Michel Eyquem ! Critique malgré lui ! Le mythe de la supériorité de la lecture critique sur la lecture de l'auteur, inauguré par Schleiermacher, a la vie dure ! Or, la critique littéraire conçue comme telle occupe une place importante dans les Essais, à telle enseigne qu'Eva Marcu a ménagé une entrée "critique littéraire" dans son Répertoire des idées de Montaigne5. La classe critique dénie la qualité de critique à Montaigne pour la raison majeure qu'il parle autant de son livre que du livre des autres, ce que la dogmatique actuelle ne peut admettre. Comme il l'annonce dans sa préface : « Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matière de mon livre6. » Et l'acte que Montaigne accomplit, en éditant à l'intérieur de son propre texte les poèmes de la Boétie est un remarquable témoignage de modernité critique et ceci d'autant plus que « ces vers se voient ailleurs7 ». Peut-être en la matière Montaigne est-il encore en avance sur nos pratiques... Si le Montaigne auto-éditeur de La Boétie avait été Valéry, on eût sans doute glosé sur la modernité de cette inscription en abîme. Dans la mesure où il a une vision dualiste du texte critique, Fayolle ne retient comme première forme de critique que les "Vies des troubadours". Or, comme le sous-entend Jacques Roubaud dans son Anthologie des troubadours, c'est au sein même des poèmes qu'il convient de chercher cette première incarnation de la critique littéraire, et particulièrement dans ces formes, inégalées depuis, que sont le sirventes et le tenson, à la faveur desquelles le poème s'auto-interprète.
La deuxième aporie de la critique littéraire réside donc dans la suspension du jugement. Tout texte nait d'un jugement de valeur, élabore sa propre axiologie dans l'écriture - la lecture n'étant encore à ce moment qu'un horizon contingent.
La pérennité de cette croyance que l'universitaire peut suspendre tout jugement esthétique, en vertu d'on ne sait quel ciel de la scientificité, ne peut avoir qu'une vertu économique, sans quoi le robinet à phynance aurait été coupé depuis longtemps. Nous conviendrons donc avec les normaliens de la stratosphère, ceux du ministère et ceux des UFR que la critique littéraire moderne est scientifique.
En guise de science, les nouvelles critiques et les critiques nouvelles ont instillé l'idée que l'ancienne critique n'aurait été qu'une critique normative qui aurait eu pour seule obsession de juger et non pas d'expliquer : bien souvent l'herméneutique, qui ne sait innover par sa nature même (excluant l'heuristique),a besoin de monder pour trouver du nouveau. Seulement, croire que l'explication peut se passer du jugement et même gagne à s'accommoder du préjugé (comme le défend Gadamer dans Vérité et méthode) témoigne d'une position réactionnaire qui jette un voile de soupçon sur les fondements de l'herméneutique.
Soit Bouhours, qui compte aux yeux de la nouvelle critique comme un des représentants de l'âge dogmatique. Si nous prenons le temps de lire avant de faire a priori table rase, nous découvrirons que De la manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit possède déjà certains traits d'une heuristique littéraire. Dès l'introduction, comme nous serons également conduit à le faire, Bouhours distingue l'heuristique de la logique, en l'occurrence de La logique ou Art de penser d'Arnauld et Nicole. Cette critique est-elle dogmatique, alors même qu'elle intègre heuristiquement l'erreur avec un recul plaisant sur son propre système ? « Pour ce qui regarde la critique des Auteurs dont on rapporte les pensées ; si elle n'est pas juste, elle est pour le moins sincère & sans passion. Les deux personnages que l'on fait parler loûent ce qu'ils estiment, & censurent ce qu'ils méprisent : ils sont équitables & de bonne foy ; mais ils ne sont pas infaillibles, & ils peuvent se tromper8.» La méthodologie herméneutique, qui rejette dans la non-scientificité la réalité des heuristiques du travail poétique, témoigne en fait d'une montée du jugement, qui commande, à l'instar de la critique traditionnelle, la constitution d'une essence de la poésie incarnée dans des archétypes. Ainsi Hölderlin chez Heidegger, Mallarmé ou Baudelaire chez les nouveaux critiques sont imposés comme archétypes de façon aussi prégnante qu'Horace chez Boileau.
Lorsque Julia Kristeva, sous le signe de la "révolution du langage poétique", porte Mallarmé au pinacle, elle ne fait que perpétuer le très ancien geste de rupture qui est celui des poètes depuis les grands rhétoriqueurs : celui d'un Jean Bouchet9 rompant avec l'héritage latin pour célébrer la fondation des formes modernes de la poésie à travers les gestes des grands poètes de la génération précédente, Eustache Deschamps, Alain Chartier et Guillaume de Machaut. C'est l'avènement de l'attitude pseudo-moderne qui se définit par la négation a priori de ce qui vient avant. Cette attitude ne procède pas encore d'une "science de la littérature", mais est concomitante de la constitution d'une littérature nationale et relève le plus souvent de stratégies poétiques. Ainsi Du Bellay, qui ne peut se positionner comme nouveau poète sans attaquer les Rhétoriqueurs, se doit de suivre le mouvement anti-moderne de remise au goût du jour des formes de la poésie antique. Henri Estienne, qui se situe dans le même mouvement mais ne doit se préoccuper que de langue réhabilitera, au contraire la vieille littérature nationale. Les critiques se livrent à la même gymnastique : ainsi Chapelain critique Malherbe tandis que Boileau le réhabilite dans l'espoir d'occuper le fauteuil encore chaud de Chapelain. Après quoi, toutes les combinaisons sont possibles sur le modèle de la double réhabilitation de Malherbe et de Ronsard par Madame de Scudéry dans sa Clélie...
La critique "scientifique" de ce siècle voudrait nous faire accroire qu'elle rejette la critique des poètes, qu'elle récuse toute critique des valeurs (suivant en cela les impératifs de la généalogie, tant dans sa version nietzschéenne que dans sa version foucaldienne). Si cela est vrai pourquoi Jakobson et Levi-Strauss ont-ils choisi le poème Les Chats pour emblème de l'analyse structuraliste du texte poétique ? A l'évidence, parce qu'il est de Baudelaire, l'inventeur de la modernité en art. Ce choix suppose donc un jugement de valeur, qui pour être implicite n'en est que plus bruyant.
La science de la littérature aura finalement été l'ultime coup porté à ce qui dans la critique résistait encore à l'instrumentalisation de l'uvre littéraire. A cet égard, le parallèle entre Taine et Dilthey est particulièrement instructif. L'un, Dilthey, est libre, dans une université allemande à son apogée; l'autre Taine, philosophe de formation, est contraint par le coup d'État du 2 décembre à se replier sur la critique littéraire. Le premier va uvrer à la constitution d'une identité spécifique de la science de la littérature par l'invention des "sciences de l'esprit", et le second, positiviste, va travailler sur les isotopies scientifiques de la littérature. Les méthodes semblent aux antipodes : Dilthey pose l'incommensurabilité de l'expérience scientifique et de l'expérience littéraire (lexicalisée comme Erlebnis). Taine prône la réduction de la première à la seconde. Mais les deux critiques se rejoignent en la personne d'Heidegger qui hérite non seulement de Dilthey, ce que l'on sait, mais paradoxalement aussi de Taine qui jugeait que « l'essentiel est de trouver la forme d'esprit originelle d'où se déduisent toutes les qualités de l'homme et de l'uvre10.» Nous avons déjà ici l'esquisse d'un Da-Sein der Volker ou d'une Stimme des Volkes, qu'Heidegger conceptualisera dans dans ses cours sur les Hymnes d'Hölderlin et dans son "Approche" (Erlaüterungen zu, commentaires vers ou éclaircissement vers - donc critique et non pas écoute) de la poésie d'Hölderlin.
Cette filiation est d'autant plus intéressante que l'isomorphie botanique-littérature fait songer à Goethe. On est frappé par cette image morphogénétique de Taine : « Plusieurs critiques m'ont fait l'honneur de réfuter la méthode employée dans les morceaux qu'on va lire. C'est cette méthode que je voudrais expliquer et justifier ici. La voici en quelques mots : si l'on décompose un personnage, une littérature, un siècle, une civilisation, bref un groupe naturel quelconque d'événements humains, on trouvera que toutes ses parties dépendent les unes des autres comme les organes d'une plante ou d'un animal11.»
Nous sommes aujourd'hui loin des relations qu'un critique tel que Charles Villers entretenait avec Cuvier. L'extrait suivant de sa correspondance en porte témoignage :
« Quand, à la fin de vendémiaire dernier, je vous quittai pour venir faire encore quelque séjour parmi les lettres de la Germanie, observer leurs progrès, étudier leur esprit et m'enrichir de leurs travaux, je vous promis mon cher CUVIER, de vous informer des productions littéraires les plus récentes de ce pays. J'arrive à peine, et n'ai pu encore me mettre au courant de tout ce qui s'est passé pendant mon absence. Plus tard, je remplirai de grand cur la tâche que je me suis imposée. Vous êtes du très-petit nombre de ceux qui, sur la rive gauche du Rhin, rendent au moins une demi-justice aux gens de la rive droite. Vous avez lu et saisi ma Philosophie de Kant, laquelle m'a attiré tant d'injures et de pitoyables réfutations de la tourbe des critiques parisiens. Votre opinion et celle de quelques hommes éclairés, m'a consolé du malheur d'avoir été jugé de travers par ces messieurs. Principibus placuisse viris non ultima laus est. Et heureusement que leurs clameurs n'arrêteront pas le cours d'une réforme qui s'opérera tôt ou tard dans le règne de la pensée. [...] Aujourd'hui je n'ai à vous entretenir d'aucun sujet aussi grave. Je n'exciterai la bile de personne, car je ne serai que simple historien, et donnerai tout uniment pour une ingénieuse conjecture ce qui me semble tel en effet. Je veux dire la nouvelle théorie du cerveau que le docteur GALL professe à Vienne ; et qui a fait quelque bruit dans notre Allemagne12.
[...]
Vous n'apprendrez peut-être pas non plus sans intérêt que SCHELLING et quelques autres physiciens continuent d'appliquer avec succès la philosophie transcendentale à la théorie des sciences naturelles ; ainsi que M. de HUMBOLDT et d'autres amis des muses appliquent cette même doctrine à la théorie des arts13.»
Ce souci de diffusion de la connaissance est remarquable. Peu de critiques se montrent encore capables de prendre autant de liberté, tant avec leur champ qu'avec leur camp.
Aujourd'hui à ceux qui renoueront le dialogue, fût-il sans complaisance, lancera-t-on encore l'anathème convenu de "positivistes" ?
Les intérêts de la "classe" des herméneutes ont orienté ce dialogue vers le réquisitoire, consommant le divorce méthodologique. Les impératifs de la répartition des postes étant les plus audibles, on se résolut donc à périodiser au mépris de l'historicité, orientation peu propice à réconcilier la critique avec une science (fût-elle humaine), voire même avec la simple rigueur. Ce cloisonnement des études littéraires est aporétique dans la mesure où il est incompatible avec le mouvement de la science et ceci même dans sa dimension historique et philosophique (il ne viendrait pas à l'idée d'un Canguilhem de cloisonner généalogiquement ou génétiquement par siècles ses Etudes d'histoire et de philosophie des sciences).
Mais enfin Barthes vint, et il fut un temps où le structuralisme put légitimement autoriser les plus grands espoirs. Fayolle définit pertinemment la nouvelle critique :
«Par "nouvelle critique", nous entendons désigner toute la critique qui, se proposant d'étudier, de décrire, d'explorer en tous sens, uvres et textes, sans prétendre décider de leur valeur, s'oppose ainsi globalement à la "critique ancienne", c'est-à-dire celle dont l'objectif restait toujours - et souvent d'abord -- de juger14.»
Notre "doute méthodique" ne s'accompagne pas d'une "table rase", bien au contraire. S'il doit y avoir innovation en critique, elle ne peut être l'effet d'une occultation des précédentes innovations qui la relativisent. Ainsi tant le syndrome scientifique de la critique nouvelle, que la caricature de tout ce qui l'a précédée sous les traits d'un dogmatisme dont ainsi elle se dédouane, ne date pas des années 60. Ils sont déjà tout armés chez Emile Hennequin au dix-neuvième siècle. En effet, Hennequin oppose déjà critique littéraire et critique scientifique.
Les distinctions qu'il met en place seront celles de la nouvelle critique. Hennequin attaque la critique normative pour revendiquer les droits de la critique scientifique.
La nouvelle critique n'a de nouvelle que le nom (d'où sans doute l'antéposition de l'épithète). Hennequin anticipe à sa manière la critique que Barthes faisait de la position selon laquelle la "littérature c'est la littérature". Mais ce que la nouvelle critique propose à la mode d'alors sous le signe d'une rupture du nouveau avec l'ancien, Hennequin le voit encore comme un antagonisme intemporel de deux courants :
« De son origine à son état actuel, la critique des uvres d'art accuse dans son développement deux tendances divergentes dont on peut aujourd'hui constater l'antagonisme [...] Tandis que les écrits de la première sorte s'attachent , en effet, à critiquer, à juger, à prononcer [sic] catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent, comme on sait un tout autre but, tendent à déduire des caractères particuliers de l'uvre, soit certains principes d'esthétique, soit l'existence chez son auteur d'un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l'ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois organiques ou historiques les émotions qu'elle suscite et les idées qu'elle exprime.»
Hennequin oppose « l'examen d'un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et la communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases à porter des arrêts et à avouer des préférences » à « l'analyse de ce poème en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l'on s'applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes étudiés sans partialités et sans choix 15.»
L'ouvrage d'Hennequin est marqué par l'irruption en critique littéraire des néologismes barbares tels que l'esthopsychologie que l'auteur s'excuse d'employer, préférant le remplacer par l'expression plus commode mais moins modeste de "critique scientifique" qu'il oppose à "critique littéraire". Hennequin anticipe ainsi sur le jargon de la future sociologie de la littérature : « l'esthopsychologie n'a pas pour but de fixer le mérite des uvres d'art et des moyens généraux par lesquels elles sont produites ; c'est là la tâche de l'esthétique pure et de la critique littéraire. Elle n'a pas pour objet d'envisager l'uvre d'art dans son essence, son but, son évolution, en elle-même ; mais uniquement au point de vue des relations qui unissent ses particularités à certaines particularités psychologiques et sociales, comme révélatrices de certaines âmes ; l'esthopsychologie est la science de l'uvre d'art en tant que signe [...] c'est entre ces trois sciences, l'esthétique, la psychologie et la sociologie, qu'il convient de fixer provisoirement le ressort propre de la critique scientifique16. »
Cette atomisation du jugement critique est bien sûr démultipliée par la nouvelle critique qui s'adosse tantôt aux effets d'innovation et tantôt à la radicalisation de ce qui ne peut passer pour du nouveau.
Par une surenchère sur Adorno, Auschwitz devient chez Barthes le prétexte à de violentes attaques contre le savoir littéraire et toute heuristique qui prétendait le mettre en jeu : « Le monde, comme objet littéraire échappe ; le savoir déserte la littérature qui ne peut plus être ni mimésis ni mathésis, mais seulement sémiosis, aventure de l'impossible langagier, en un mot : Texte (il est faux de dire que la notion de « texte » redouble la notion de « littérature » : la littérature représente un monde fini, le texte figure l'infini du langage : sans savoir, sans raison, sans intelligence)17.» La séparation, effectuée par Barthes, de la mÖmhsij et de la m¢qhsij avec la sémiotique est non seulement aberrante sémiotiquement (qu'est-ce que le signe sans la représentation et la cognition ?) mais participe d'un jugement dogmatique. Jamais sans doute la sacralisation littéraire n'aura-t-elle été plus difficile à combattre, car elle se fonde sur une théologie négative rendue acceptable par un détournement profane de l'herméneutique.
A l'époque où les polémologues remplacent le mot guerre par le mot conflit, Barthes va prendre prétexte du dogmatisme pour remplacer l'uvre par le texte et se dédouaner ainsi de l'entreprise de canonisation négative à laquelle il prend part. En raison des impératifs idéologiques du temps, il ne s'agit plus d'assurer cette relation à la tradition critique mais de la déguiser.
Or que devient la littérarité, si le métalangage - conscient de son sens propre de langage du langage, de lexicographie, et non pas dans le sens barthien de métatexte - devient lui-même à travers l'usage de l'autonymie dans la poésie partie intégrante du langage poétique ? Comment se définit la littérarité sans écart, au fond sans littérarité ?

 

 

Alittérarité de la critique littéraire

En faisant reposer les sciences humaines sur la compréhension, Dilthey a paradoxalement exclu les possibles. L'herméneutique est réactionnaire dans la mesure où elle ne peut entrer en relation qu'avec le déjà dit de la parole et non avec ses mondes possibles, qui alimentent l'inquiétude poétique. La pratique poétique et ses heuristiques ont donc été laissées a remotis par la critique littéraire qui ne consent à se pencher que sur l'aspect génétique de l'uvre sans définir les schèmes et les termes de ses possibles (Propp, dans sa "morphologie des contes", confond en la matière schématisme et schématisation).
Fayolle relève pertinemment le reproche adressé par Sainte-Beuve à Chateaubriand de ne concevoir « l'érudition que mêlée à l'imagination » en se joignant dans ses Mémoires d'outre-tombe au cortège des « génies mères18 ». Mais n'est-ce pas une vérité critique qu'il en fasse partie ? Baisser le pavillon de l'imagination ne suffit pas à nous convaincre qu'elle ne guide pas les critiques autant que les poètes. En l'occurrence Sainte-Beuve fait preuve de mauvaise foi, car enfin qu'est-ce que son Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme sinon une fiction critique ?
Il n'est pas en définitive de critique plus riche en polysémie que celle qui revêt dans le même texte la forme d'une défense et d'une illustration : que l'on songe au Réponse à un acte d'accusation de Victor Hugo, qui met également en scène les génies fondateurs dans son William Shakespeare. Dans notre optique, sa fiction de la "région des égaux" n'est pas irrationnelle ou a-critique, il s'agit d'une fiction heuristique, seule à même de traduire la dimension uchronique de la poésie sur laquelle l'institution critique n'est pas en mesure de se pencher. Exclut-on Leibniz ou Fontenelle du domaine philosophique sous prétexte qu'ils s'adonnent au même genre du dialogue des morts ?
Le dualisme en critique ne se loge plus seulement dans « l'hétérogénéité du signifiant et du signifié, de l'expression et du contenu, de la langue et du style, du sens et du style19... », mais apparaît comme un sacrifice à la réception d'un lectorat anonyme (Cf. Riffaterre, Eco, Iser et Jauss) de ce que nous appellerons l'uchronie poétique, réception d'un auteur-lecteur identique et identifiable, que Victor Hugo avait figuré par la région des égaux.
L'élaboration d'une heuristique littéraire dépendra donc de la réponse à cette question : pourquoi avec Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, le Sainte-Beuve critique et le Sainte-Beuve poète doivent-ils répondre à un nom différent ?
La critique universitaire refuse de prendre en compte ce monisme uchronique de la critique poétique, car il témoigne d'un auto-dynamisme qui renverse la légitimité même d'une "classe" de critiques ou d'herméneutes.
Cette attitude critique est sans âge. Fayolle laisse entendre que c'est par dépit des critiques de son temps que Gautier réhabilite dans ses Grotesques « Scarron, Théophile de Viau, Saint-Amant, et même Villon20 ». Mais, si l'on en croit Paul Morillot, Scarron n'avait-il pas déjà réhabilité Villon en imitant dans son Testament les Grand et Petit testament du poète coquillard ?21 Théophile de Viau n'avait-il pas déjà réconcilié Malherbe et Ronsard, au nom du compagnonnage poétique et de son uchronie, dans ses vers fameux ?
Je me contenterais d'esgaler en mon art
La douceur de Malherbe ou l'ardeur de Ronsart,
Et mille autres encore, à qui je fais hommage,
Et de que je ne suis que l'ombre et que l'image22
Nous assistons à un mouvement inverse avec Saint-Amant, qui se gausse de la poésie marotique et pré-marotique à travers le rondeau, mais en connaissance de cause. Saint-Amant ne fait pas comme si le rondeau commençait avec Voiture ainsi qu'en témoigne son "Art poétique" La Petarrade aux rondeaux :
Traçons un Cerne, et prononçons tout-bas
Monic, Morruc, tarrabin, tarrabas :
Qu'à ces grands mots, horreur des Cimetieres,
Sortent en Chats grondans par les Goutieres
Sous la faveur du bon Maistre Astarot,
Chartier, Cretin, Saint-Gelais, et Marot;
Que Des-Accords en de mesmes fourrures
R'apporte au jour ses plattes Bigarrures23.
On nous objectera aisément que la critique universitaire ne peut plus servir de cible au Balzac de Béatrix ou à celui de Monographie de la presse parisienne. Le critique ne jugeant plus, jouant tout sur l'interprétation, ne déclare plus « cela n'est pas ». Or c'est justement parce que le critique, et notamment celui de ce que l'on fait passer pour la modernité, ne juge pas, ne dit plus « cela n'est pas », qu'il fait d'autant plus efficacement en sorte que cela ne soit pas. Le clivage social que dénonce Balzac est le même aujourd'hui : le critique vit de sa critique et le poète ne vit toujours pas de sa poésie. Par bonheur la poésie n'est pas soluble dans ses commentaires. Les textes, pour peu qu'on les édite, ne sont pas effaçables et, ad aperturam libri, les dogmes tombent. En étant exclusivement herméneutique la critique ne s'en tient qu'à la contingence des textes à l'exclusion de leur nécessité.
Lorsque Thomas Sébillet définit les anciens comme des « Cygnes, des ailes desquels se tirent les plumes dont on écrit proprement24 », il ne prône pas une servitude volontaire à l'antiquité, puisqu'il défend également les poètes contemporains Marot, Mellin de Saint-Gelais, Scève, Héroët. Pour comprendre Sébillet, il faut se pencher sur l'heuristique que ce jugement implique avant de chercher à situer Sébillet dans l'éternel débat entre les anciens et les modernes.
Dans ce concert monocorde quelques poètes-critiques font entendre une dissonance à peine audible. Les "fréquentations" de Butor avec Rimbaud, de Roubaud avec les troubadours, de Meschonnic avec Hugo, de Deguy avec Du Bellay, de Gleize avec Lamartine (ou de Gleize avec Malherbe par Ponge), se nouent autant dans leurs textes critiques que dans leurs stratégies poétiques. Elles ne sont donc herméneutiques qu'au prime abord tandis que c'est l'heuristique induite par leurs propres pratiques poétiques, et non par les règles de la critique conçue comme une discipline indépendante, qui fonde leurs lectures des textes du passé.
Il ne s'agit plus tant d'interpréter les textes anciens que de lire pour faire les textes du présent. Autrement dit la doctrine de l'imitation dans son schématisme et la tecnh qu'elle induit n'est pas conservatrice, elle est heuristique. Tout laisse à penser que la notion d'intertextualité n'est plus pertinente pour décrire cette téléologie dans la mesure où elle sous-tend une illusoire relation symétrique (au sens de la théorie des ensembles) alors que la réalité dynamique de l'heuristique littéraire est anti-symétrique.
Lorsque Chapelain développe son fameux parallèle entre L'Illiade et Lancelot dans son Dialogue de la lecture des vieux romans, il met en exergue un corpus qui enracine sa légitimité de censeur d'une langue française confirmée comme littéraire sous le sceau de la monarchie absolue. Lorsque Boileau défend La Fontaine dans La dissertation sur Joconde en 1665, il sait que la postérité de sa propre uvre poétique dépend de la pérennité du classicisme. Les spéculations d'Émile Magne et d'Antoine Adam sont déplacées qui visent à démontrer que Boileau est venu après le classicisme incarné par ses protégés Racine, Molière et La Fontaine. Boileau, quand il éreinte Chapelain dans la septième Satire, s'en prend à La Pucelle et non directement à l'uvre critique de Chapelain (de laquelle il s'inspirera plutôt). Les deux adversaires ne dissocient pas leur uvre poétique de leur uvre critique. Ce qui est intolérable pour la nouvelle critique n'est peut-être pas tant le supposé dogmatisme de ces critiques (Boileau et Chapelain sont les derniers à appliquer leurs principes) que leur pratique qui mêle trop intimement l'interprétation à la création, l'herméneutique à l'heuristique.

 

 

Deux néologismes sous une même plume

Le hiatus entre l'herméneutique et ce qui l'inspira nous convie à remettre en lumière une dimension oubliée de la pensée de Baumgarten, qui est le néologue à la fois de l'esthétique et de l'heuristique.
A l'incipit du chapitre premier de son Aesthetica, qu'il intitule justement "Heuristica" Baumgarten écrit : « L'esthétique (théorie des arts libéraux), doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l'analogue de la raison est la science de la connaissance sensible25.» Nous ne discuterons pas sur l'idéal de connaissance objective proposé par Baumgarten. Nous noterons simplement que c'est l'impératif heuristique qui pousse Baumgarten à poursuivre ainsi : « L'utilité principale de l'esthétique artificielle qui vient s'ajouter à l'esthétique naturelle est, entre autres choses, 1° de fournir une matière appropriée aux sciences qui doivent avant tout être acquises par l'entendement, 2° d'adapter ce qui est connu scientifiquement aux capacités de tout un chacun, 3° de rectifier la connaissance au-delà même des limites de ce que nous pouvons distinctement connaître, 4° de fournir des principes corrects à toutes les activités contemplatives et aux arts libéraux, 5° de faire que dans la vie commune on l'emporte sur tous dans ce qu'on a à faire, toutes choses étant égales par ailleurs26.»
Mais force est de constater que la critique universitaire s'est constituée en divorçant de l'esthétique. Chez Ampère et Hennequin, la référence à l'esthétique subsistait encore. Elle a disparu depuis car, comme nous l'avons déjà souligné, la relation esthétique condamnerait les prétentions scientifiques de la critique littéraire. Cependant, comme l'observaient déjà Hume et Kant ( le second pour une fois à la suite du premier), le consensus sur les chef-d'uvres est paradoxalement plus fort et plus durable que le consensus sur les vérités scientifiques. Bernis traduisait ainsi ce constat dans son Discours sur la poésie : « Un profond géomètre traite les vers de bagatelle : cependant il y a à parier que le grand Newton ne vivra pas aussi longtemps que le vieux Homère27. »
Et Bernis de poursuivre sur l'universalité du jugement de goût, que Kant théorisera :
« Tous les hommes n'ont pas ce degré de lumière qui éclaire la route obscure des sciences ; mais ils ont presque tous ce fond de sentiment qui suffit pour aimer et pour exercer jusqu'à un certain point les arts purement aimables. »28 A noter que Bernis ne sépare pas le jugement esthétique de l'exercice des arts, autrement dit des heuristiques qui les mettent en jeu.
L'herméneutique eût pu être l'avenir de la critique en ce qu'elle a su réintroduire la question de l'uvre d'art (celle de l'être n'a jamais cessé d'être). Mais elle ne l'a pas fait pour ouvrir sur une esthétique, puisqu'elle a sacrifié tout lien de la critique littéraire avec une critique du jugement fondée sur la perception. Curieusement ce sont les sciences cognitives, émergentes qui s'en approchent le plus en réintroduisant la question de la solidarité de la pensée, du langage et de la vision.
Il serait ainsi concevable de rapprocher la critique littéraire de l'esthétique. Ce qui supposerait d'unifier le jugement, c'est-à-dire de l'historiciser en le soustrayant à la périodisation - geste qui légitimerait enfin dans la taxinomie américaine la notion séparée de Literary Criticism - et de ne plus envisager la relation à l'uvre sous le seul spectre de la réduction herméneutique (le livre est déjà un "interprétant" entre la vision et l'uvre).
Cette question avait été tranchée hâtivement au dix-neuvième siècle par l'adoption de l'herméneutique comme facteur d'unification, ce qui sous-tendait de n'aborder la littérature que par l'interprétation et la compréhension (textuelle et historique dans l'ordre des Geisteswissenschaften) en rejetant ce qui relève de l'invention, de la découverte et de la création, bref de la part maudite que nous entendons rattacher à la constitution d'une heuristique littéraire.
Quelle peut être la situation inédite de la critique dans ce nouveau contexte historique qui diffère radicalement de celui qui vit l'émergence du New Criticism et de la nouvelle critique ? C'est à cette interrogation que notre heuristique littéraire entend apporter les prémices - voires les prémisses - d'une réponse.

 

 

 

L'heuristique littéraire comme fin de l'aporétique ?

L'heuristique en dernière analyse est donc à la fois ce qui porte l'aporétique et qui, à travers l'hypothèse, laisse deviner son terme (qui dans l'heuristique est le possible reconstruit de la création).
La réintégration dans la critique universitaire d'un ars inveniendi, cet art de l'invention, que Lulle et Leibniz illustrèrent, commande que l'on prenne en compte l'ensemble du monde (en ce qui nous concerne le monde des écrits). Or les mondes possibles pour un chercheur, ne résident pas seulement dans les interprétations virtuelles des textes donnés, mais aussi dans la somme des textes rendus possibles par le réinvestissement heuristique de ces interprétations, et ceci, non pour anticiper de prochaines interprétations, mais pour écrire de nouveaux textes nourris par la systématisation des découvertes apportées par la lecture. Nous dirons que l'ensemble des mondes possibles d'un corpus de recherche est constitué par tout ce qui n'appartient pas à la littérarité, ou plutôt tout ce qui fait que la littérarité ne se résume pas à la littérature. Ainsi pour donner un avant-goût de cette heuristique, ce n'est pas parce que certaines considérations de Poincaré ou de Polya recouperont les nôtres que nous entendons élaborer une application des mathématiques à la littérature.
La constitution d'une heuristique littéraire peut simplement nous fournir les principes dont la critique a besoin pour réintégrer la pratique poétique, sans tomber dans les excès de la Creative Writing qui récuse toute relation critique.

Paradoxalement, c'est pour attaquer les prétentions des zélateurs d'une critique scientifique que l'heuristique a déjà été utilisée ! En effet dans son article La méthode de Monsieur Taine, Edmond Scherer s'appuie sur une heuristique en accusant Taine d'utiliser la déduction au lieu de l'induction. Ayant exposé la méthode de Taine, Scherer observe que : « M. Taine, dans les beaux travaux que tout le monde connaît a renversé la méthode qu'il vient de nous décrire. Au lieu d'analyser le caractère des hommes, des siècles, des races, au lieu de noter successivement les diverses qualités qui constituent ce caractère, et, chemin faisant, de nous montrer comment l'une de ces qualités se rattache à une autre et s'y subordonne ; en un mot au lieu de procéder par induction, M. Taine a constamment procédé par déduction. Il commence par nous donner une formule, puis il en tire les conséquences qu'il y croit enfermées. S'agit-il de Tite-Live, il nous le définira un génie essentiellement oratoire, et il nous montrera comment cette seule donnée explique toute les particularités du talent de l'historien. S'agit-il de Shakspeare29 ou de Milton, il nous dira que "la faculté maîtresse", c'est chez l'un l'imagination et chez l'autre la sublimité ; et cela dit. Il nous fera voir « l'artiste tout entier se développant comme une fleur ». Veut-il enfin nous faire l'histoire de la littérature anglaise, il nous donnera la formule de l'Angleterre, son climat, sa population mêlée, son histoire, après quoi, il n'aura pas de peine à ramener tout le développement poétique des Anglais à cette donnée première.
[...]
Au premier abord, il semble qu'il soit aussi légitime de redescendre du fait général aux faits particuliers que de remonter de ceux-ci à celui-là. Mais en réalité, et dans l'étude morale, la différence est grande. Si M. Taine, restant fidèle à la méthode qu'il nous décrit aujourd'hui, se contentait d'analyser les auteurs ou les littératures, nous le verrions en quelque sorte à la tâche : nous pourrions nous assurer de la réalité du lien qu'il établit entre un trait de caractère et un autre; nous serions là pour contrôler, à chaque pas, la légitimité de ses inductions30. »

Voilà une belle leçon de rigueur. Et qui nous la donne ? Tout au plus un chroniqueur, celui du journal Le Temps (l'article est paru dans ses colonnes en 1866). Dans la même veine, ce n'est pas sans un délice coupable que l'on relira la critique négative des uvres complètes de Baudelaire donnée par Scherer en juillet 1869. Certes l'éreintement est suspect, mais qui ferait aujourd'hui preuve d'une semblable liberté de ton à l'égard de celui qui est devenu l'intouchable archétype du poète moderne ?
La liberté que nous donne l'ouverture des livres excuse notre irrévérence, mais n'apparaît-il pas que la critique scientifique d'aujourd'hui, en dépit de ses professions de foi d'apostasie, n'est pas encore sécularisée ? Qu'un poète de la modernité (Rimbaud, Mallarmé ou Baudelaire, indifféremment) puisse faire l'objet d'une apothéose, voilà un mystère dont seule une aporétique est susceptible de prendre la mesure.

Comme c'est en enseignant que le critique d'aujourd'hui trouve une reconnaissance sociale, l'université vit sur les conceptions de la génération précédente. La ré-historicisation de la critique littéraire ne passe plus par l'élaboration de nouvelles méthodes de commentaire et de lecture. Elle commande l'écriture.
La recherche littéraire comporte deux écueils également dangereux : le premier de n'avoir aucune méthode, et le second de vouloir tout rapporter à une méthode particulière. C'est ce qui arrive avec les sciences humaines en général, et donc avec la critique en particulier, qui repose tout entière sur une seule méthodologie : l'herméneutique. « Dans des sujets d'une vaste étendue dont les rapports sont difficiles à rapprocher, où les faits sont inconnus en partie et pour le reste incertains, il est plus aisé d'imaginer un système que d'esquisser une théorie31 », disait Buffon à propos de la "théorie de la terre". C'est pourtant ce que nous avons tenté d'approcher dans le séminaire "Théorie de l'heuristique littéraire" que nous avons dirigé sous les auspices du Collège International de Philosophie, en 1991. Car l'heuristique n'est pas un système et ne peut être fondée sur une critique foncière de l'herméneutique. Elle ne peut se priver de l'herméneutique, qui reste un élément majeur de la critique, mais ne peut également s'y borner.

L'intelligence artificielle s'est rapprochée de l'intelligence humaine en se penchant sur l'herméneutique. Comme le souligne Jean Petitot : « après la matière, après la vie, l'esprit est en train de devenir une matière de sciences dures32 ». Les sciences humaines se doivent aujourd'hui de parcourir l'autre moitié du chemin en développant des heuristiques.
Qui aurait l'honnêteté aujourd'hui d'ouvrir une dissertation à la manière de Claude Bernard dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale par ces mots : « Les idées que nous allons exposer ici n'ont certainement rien de nouveau33 »? Si la recherche a pour fin la transformation, sa posture heuristique nous dispense de l'accompagner de la signalétique et de la rhétorique du nouveau. Trop de conservateurs ont marié le nouveau pour mieux styliser le déjà vu.
L'heuristique, comme Polya le démontre, se nourrit d'erreurs et de lenteur, le but étant la qualité de la solution apportée au problème et non la rapidité d'accès à cette solution.

La cartographie des études littéraires au vingtième siècle n'a sans doute rien à envier en fantaisie à celle que dresse Fontenelle dans sa Description de l'Empire de la poésie34, dans la mesure où elle n'a pas pour objet d'articuler lecture et pratique littéraire, mais d'étalonner hiérarchiquement les commentateurs, et si l'on veut, trivialement, de nourrir ces commentateurs constitués en corporation, plus que d'alimenter la poésie qui semble pourtant être l'unique objet de leur sollicitude.
Si nous parvenons à faire douter l'universitaire dans le poète et le poète dans l'universitaire, nos efforts n'auront pas été vains. Mais comment introduire une relation dans une critique qui procède par ablation de l'auteur ? Comment situer le poète comme le sujet de la critique et non comme l'aborigène du poème ? Ces périodes, ces siècles aboutés qui font aujourd'hui les études littéraires ne font pas une discipline. Puisque c'est l'université - la grande, celle qui naquit à Berlin de la défaite d'Iéna et des leçons que surent en tirer Fichte et Guillaume de Humboldt - qui par sa vertu abrasive assura la victoire du commentaire sur le poème, le triomphe de l'herméneute sur le poète, c'est au sein de l'université qu'il nous faut uvrer. Mais pour quel corpus, créé ou à créer ? Sa définition est heuristiquement mise en jeu dans la mesure où, toute proportion gardée, la découverte de l'Amérique est heuristique (Colomb veut les Indes et c'est l'Amérique qu'il découvre avant même qu'elle soit nommée). Alors que le mouvement des idées se fait brownien notre seule certitude est heuristique : celle d'être en mesure de relever ce que Polya appelle des "indices de progrès35".
Ne pouvant lui trouver d'emploi rémunéré, nous conférons le titre d'heuriste, en critique littéraire, à qui tente de réconcilier vérité et méthode en se gardant des deux écueils déjà évoqués sous d'autres noms : celui de la réduction de l'inconnu au connu - péché de la critique normative - et celui de l'assimilation du connu à l'inconnu, travers de la nouvelle critique.

 

 

1. C. de PERRAULT, Parallèle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, avec le poème du siècle de Louis le grand et une épître en vers sur le génie, Slatkine reprints, 1971, réimpression de l'édition de Paris, 1692-1697, pp.7 et 8.

2. FONTENELLE, uvres complètes, tome II, Fayard, Paris, 1991, p.413.

3. Idem, pp.413 et 414.

4. R. FAYOLLE, Op. cit., p.12.

5. E. MARCU, Répertoire des idées de Montaigne, Droz, 1965.

6. MONTAIGNE, Essais, "Au lecteur", tome I, Librairie Générale Française, 1972, [non paginé].

7. MONTAIGNE, Op. cit., p.280.

8. D. BOUHOURS, De la manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, réimpression de l'édition de Paris de 1705, SLC, 1988, Avertissement, p.e.

9. Cf. J. BOUCHET, Le Temple de bonne renommée et repos des hommes et femmes illustres trouvé par le Traverseur des voies périlleuses, Galliot Du Pré, 1516.

10. H. TAINE, Essais de critique et d'histoire, Hachette, 1908, préface, p.ix.

11. H. TAINE, Op. cit., p.iii.

12. C. F. de VILLERS, Lettre de Charles Villers à Georges Cuvier, Sur une nouvelle théorie du cerveau, par le Docteur Gall ; ce viscère étant considéré comme l'organe immédiat des facultés morales, à Metz chez Collignon, Imprimeur-libraire, An x, 1802, p. 3.

13. Idem, p. 4.

14. R. FAYOLLE, Op. cit., p.175.

15. E. HENNEQUIN, La critique scientifique, Perrin, 1888, p.1.

16. Idem, p.21 et p.22.

37. R. BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p.123.

18. Cité par. R. FAYOLLE, Op. cit., p.87.

19. H. MESCHONNIC, Pour la poétique I, Gallimard, 1970, p.177.

20. R. FAYOLLE, Op. cit., p.106.

21. P. MORILLOT, Scarron, étude biographique et littéraire, réimpression de l'édition de Paris, 1888, Slatkine, p. 246-247.

22. T.de VIAU, "Souverain qui régis l'influence des vers" in uvres complètes, seconde partie, réédition de l'édition de Paris de 1641, Nizet/Edizioni dell' Ateneo & Bizzari, 1978, p.66.

23. Saint-Amant, uvres II, Société des textes français modernes, Didier, 1967, pp.205 et 206.

24. T. SÉBILLET, "Art poétique français" in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Librairie Générale Française, 1990, pp.59 et 60.

25. traduction L. Ferry, in Homo Aestheticus, Grasset, 1990, p.397.
Nous ne donnons pas la traduction de Jean-Yves Pranchère (Payot, 1988) non par ostracisme, mais parce que réalisée en seconde main à partir de l'allemand, elle comporte de nombreuses approximations (N.B. l'Aesthetica de Baumgarten est rédigée en langue latine).

26. In L. FERRY, Ibid., p.397.

27. BERNIS "Discours sur la poésie" in uvres complètes, t. i, Londres, 1767 [pas de mention d'éditeur], p.ix.

28. Idem., p.xi-xii.

29. Cette graphie est conforme à l'édition Calmann-Levy de 1886.

30. E. SCHERER,"La méthode de M. Taine", Études sur la littérature contemporaine, tome IV, Calmann-Levy, 1886, p.257.

31. BUFFON, Histoire naturelle, Second discours, Histoire et théorie de la terre, in uvres complètes, t.I, A. le Vasseur, 1884, p. 34.

32. J. PETITOT, "Sciences naturelles de l'esprit", in Intermédiaire, n°21, mai 1992, p.3.

33. C. BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Flammarion, 1984, p. 27.

34. FONTENELLE, "Description de l'Empire de la poésie" in uvres complètes, t.i, Fayard, 1990, pp. 7-11.

35. G. POLYA, Comment poser et résoudre un problème, Jacques Gabay, 1989, p.99.