Ce que nous attendons de Michel Butor

et Henri Maccheroni

requête

in Génie du lieu 6 de Michel Butor

(sur Henri Maccheroni)

© éditions Alessandro Vivas, 1991

 

AVERTISSEMENT

L'exposition d'Henri Maccheroni, Le Génie du lieu 6 (24 octobre - 7 décembre 1991) à la galerie Alessandro Vivas est présentée par Michel Butor. Du travail de son ami, de 1972 à 1990, Michel Butor a retenu certaines séries et pour chacune d'elles 3 oeuvres.
Michel Butor a consacré de nombreux écrits au travail d'Henri Maccheroni que le présent ouvrage ne pouvait recevoir dans leur ensemble. Le Génie du lieu 6 ne comprend donc que des textes relatifs aux uvres d'Henri Maccheroni choisies par l'écrivain et en partie inédits. Textes en prose ou poèmes, les originaux ont été pour la plupart manuscrits par leur auteur à même les oeuvres du peintre, "oeuvres-croisées" qui ne figurent pas dans l'exposition de la galerie Alessandro Vivas.
Michel Leter a eu l'idée de kidnapper, avec la complicité de Michel Butor, le titre du Génie du lieu 6. En devenant le sixième intitulé du genre, le Génie du lieu 6 dérange la règle des cinq ouvrages que s'était jusqu'alors imposé l'auteur de Boomerang pour chacun de ses thèmes littéraires.

 

 

CE QUE NOUS ATTENDONS DE MICHEL BUTOR ET HENRI MACCHERONI

Nous aurions souhaité pouvoir nous en tenir à ce premier moment de la critique, cet instant d'éblouissement. Nous aurions voulu pouvoir nous consacrer à cette "pratique de l'éloge", pour reprendre la belle formule de Pierre Oster Soussouev. Mais ce temps veut d'autres énonciations qu'un panégyrique où nous n'aurions fait que planter un drapeau de plus sur l'uvre, déjà hérissée, de Michel Butor. Il sera donc entendu que nous accompagnons ici deux d'entre ces artistes trop rares pour qui la découverte prime sur la proximité du prince. L'un, Michel Butor - qui rêva d'être peintre - est universellement connu comme un des grands poètes de ce demi-siècle; l'autre Henri Maccheroni
- qui rêva d'être écrivain - est en passe d'être reconnu comme une des figures hauturières de la peinture contemporaine.
Le rouge étant mis, est-il besoin de donner une analyse des uvres croisées de Michel Butor et d'Henri Maccheroni ? Nous ne voyons pas dans ce domaine ce que nous pourrions ajouter aux pertinentes études de François Aubral et de Raphaël Monticelli. Sur les premières années de ce siècle qui s'achève, nous ne partageons pas les certitudes lucratives de la critique d'art. Nous manquons encore de données pour juger des "avant-gardes". Qui en fut ? Auront-elles été "absolument modernes" ? Nous avons pris congé de La Jolie rousse d'Apollinaire, car dans les formes siamoises créées par Butor et Maccheroni, il n'y a pas matière à rapporter du nouveau. Au fond ce n'est pas tant la querelle des anciens et des postmodernes qui nous inquiète que la victoire du commentaire sur la proportion (l'uvre à sa forme), le triomphe de l'herméneutique sur l'heuristique.
Michel Butor avait déjà tenté de nous dégager de ce piège dans son texte La Critique et l'invention, paru en 1968 dans Répertoire III. Mais on se borna alors à saluer le brio de l'auteur. L'air du temps était à la rupture, et la critique avait saisi en état d'apesanteur le plaidoyer de Butor selon lequel «toute invention est une critique» (que nous prendrons la liberté de traduire aujourd'hui par toute heuristique est une herméneutique).
A l'heure où Luc Ferry dans son Homo aestheticus entend rouvrir la réflexion sur la relation esthétique-éthique (que les institutions de la modernité ont brouillé ou confiné aux maximes sans lendemain du premier Wittgenstein), il est impératif de penser les fondements heuristiques de l'esthétique si nous voulons comprendre les uvres futures au lieu de nous préparer à les manipuler (n'éliminons pas Baumgarten de notre horizon, qui au moment où il conçoit le néologisme "aesthetica" forge également le terme "heuristica"). Si nous sommes attentifs à la genèse des formes en même temps qu'à leur sens - à la "morphogenèse du sens" comme dit Jean Petitot - ce n'est pas pour en prendre acte. Mais peut-être que les uvres croisées de Butor et Maccheroni relèvent d'un tout autre passage à l'acte qu'une "écriture dans la peinture", celui de la puissance de la forme à son acte. Peut-être nous faudra-t-il un jour nous rendre à la raison de la création artistique comme d'une entéléchie seconde (pour paraphraser les poéticiens du Moyen Âge qui baptisèrent la poésie, "seconde rhétorique").
Dès la fin des années 60, Michel Butor nous donne, avec Les Mots dans la peinture, l'exemple d'une critique qui refuse l'hyperbole herméneutique, cette herméneutique triomphante que Gadamer dans le sillage d'Heidegger conçoit comme une totalité de la compréhension existentielle. Sans crier gare, Michel Butor pose les jalons d'une démystification de cette "tradition" de la modernité herméneutique (qui "émancipée" de l'herméneutique théologique, court de Schleiermacher à Jauss en passant par Dilthey et Heidegger). Avec Butor, l'heuristique (art de la découverte) n'est plus l'instrument de l'herméneutique (art de l'interprétation). En se penchant sur le trajet des mots dans la peinture, Butor ne se situe que méthodiquement comme herméneute. Le propos est bien en filigrane une réflexion sur sa propre pratique de créateur. La rencontre avec Henri Maccheroni survient quelques années après ce travail heuristique qui répond dans l'ordre de l'esthétique au souci exprimé par Luc Ferry d'initier une «approche historique de l'éthique [...] préalable à toute réflexion qui voudrait saisir l'actualité». Et Ferry de poursuivre avec ce paradoxe (qui correspond à la mise en perspective heuristique de l'herméneutique historique) : «elle seule, en effet, peut permettre de comprendre ce que le projet de réactivation de la tradition perdue peut avoir de séduisant mais aussi d'absurde et de dangereux» (Homo aestheticus, p.329). L'herméneutique de Michel Butor ne rompt qu'avec la rupture. Elle n'est pas dupe de la distanciation historique mise à l'honneur par le Gadamer de Vérité et méthode. Entre l'herméneute et le compagnon, Butor a choisi. Dans certains passages des Mots dans la peinture, on le voit perdre toute retenue universitaire pour évoquer des artistes avec la peinture desquels il écrit (Alechinsky, Kolar). On comprend mieux les embûches semées par l'Université française sur la route de Butor. Conférer un statut universitaire aux travaux de Michel Butor jusqu'à leurs "accidents" créateurs, exposerait à un péril majeur la caste des herméneutes qui dissimule aujourd'hui celles des théologiens "sorbonnagres" d'hier.
Longtemps nous avons cru en l'illustration. Mais si Butor peut dire aujourd'hui avec Apollinaire «et moi aussi je suis peintre», ce n'est pas pour avoir repris ces absurdités mimétiques que sont les calligrammes, mais pour avoir apporté à la topologie littéraire une dimension picturale qui correspond peut-être à l'intuition qui traversa l'esprit de Jacques Legrand au quinzième siècle lorsqu'il caractérisa les rimes comme des "couleurs de rhétorique". Plus sûrement, il nous semble que nous assistons là dans l'histoire de la peinture à l'ouverture d'un champ qui s'approche de ce que Jean Petitot a théorisé comme une "phénophysique" c'est-à- dire d'un moment où c'est le phénomène de la forme (objet de l'esthétique) autant que la physique de la forme qui devient sujet de la peinture. Luc Ferry nous le suggère dans sa préface à ce Génie du lieu 6 en soulignant que dans la "logique" sérielle d'Henri Maccheroni «la vision du peintre se précise en même temps que celle de l'objet vu. [...] L'objet et le sujet sont transfigurés l'un par l'autre». Henri Maccheroni n'a jamais donné quitus au signe sans en référer à ce qui l'instruit, non pour l'encombrer d'une archéologie traditionnelle mais pour l'augmenter d'une archéologie virtuelle, qui est à la fois phénomène dont le peintre est le récepteur-transformateur mais aussi forme au développement autonome.
Michel Butor tout comme Henri Maccheroni, travaille par séries, un sérialisme de la guématrie, placé sous le sceau rabelaisien du chiffre 5. Ainsi Le Génie du lieu dont comme nous le confie Michel Butor «le premier tourne autour de la Méditerranée; le second intitulé Où avec la fantaisie orthographique de barrer l'accent grave, pour que ce soit aussi bien le lieu que l'altérité, tourne autour de l'hémisphère nord; le troisième, Boomerang, imprimé en trois couleurs, commence d'ajouter l'hémisphère sud, etc.». Dans Où (Le Génie du lieu 2) Michel Butor par métamorphoses successives - qui d'ordinaire restent confinées au manuscrit - nous adresse une première invitation à l'heuristique, sous forme d'auto-correction. Selon Peirce l'interprétant est un élément constitutif du signe au même titre que le signifiant (avant toute interprétation, le signe s'adresse à quelqu'un). De même le signe possède cette propriété remarquable de pouvoir se désigner lui-même en même temps qu'il désigne le monde. C'est l'autonymie décrite par Carnap dans les années 30 et plus récemment par Josette Rey-Debove. (Cf. dans Le Génie du lieu 2 les propositions heuristiques suivantes : «Et plus loin ces crochets blanchissants en triangle - je viens de raturer toute ligne (p.79); «- de supprimer tout un verset, je m'y remets»(p.80); «j'aurais pu employer le mot "rempart"» (p.11); « j'aurais pu employer "jalousies, panneaux" (p.16); «les mots "crâne, incarnat, carapace"» (p.19); « j'aurais pu employer "crayeux, blafards, tours, créneaux"» etc.
Nous avons donné l'avertissement liminaire que nous ne sacrifierions pas à l'hagiographie. Aussi nous nous permettrons d'observer que nos "frères siamois" n'en sont encore qu'à mi-chemin de leur collaboration. La jeunesse de Michel Butor (à peine 65 ans) et celle d'Henri Maccheroni (tout juste 59 ans) permettent encore de nourrir tous les espoirs.
Alors disons que le «ne me laissez pas seul» lancé par Butor dans sa Requête aux peintres, sculpteurs & cie ne nous suffit pas. Le poète, aussi longtemps que le peintre l'épaule, n'est plus en position de mettre sur le compte de l'amitié sa croyance en l'arbitraire du signe.
Nous refusons d'utiliser le dictionnaire tel quel à la manière des artistes conceptuels, qui après avoir annexé Duchamp, ont cultivé un fétichisme pseudo-sémiotique du signe. Or le signe reste un équivalent de la proportion morphologique, et mettre une chaise à côté de la définition chaise ne nous apprend rien que la figure de ce que nous souhaiterions transformer. Les "installations" contemporaines n'installent rien qu'un nouvel académisme. La mimesis, qu'Aristote définit avec la poésie comme l'art de ce qui pourrait être, est éminemment préférable à la doctrine d'imitation fascinatoire développée par les artistes conceptuels et minimalistes.
La figure de la quaternité dialectique domine tout autrement l'Almageste de Michel Butor et d'Henri Maccheroni : la croix latine, ou signe de l'addition; la croix de Saint-André, consonne x, ou pyramide vue en surplomb. Figure topologique, à la manière du carré sémiotique, ou des modèles de la syntaxe actantielle de Tesnière la croix d'Henri Maccheroni éclaire la peinture du vingtième siècle, hors des sentiers battus de l'histoire de l'art. Issu du 4, le 5 rabelaisien domine l'uvre de Butor qui travaille également par série (discontinuité morphogénétique). En fabriquant ce Génie du lieu 6, cette migration du 5, en créant cette "catastrophe" dans la forme butorienne nous entendons obtenir les prémices d'une heuristique littéraire.
Car nous sortons ici d'un cauchemar jalonné par Défense d'afficher, et le Rêve des archéologies blanches - les sommeils éveillés de Butor n'ont rien à envier à ceux de Desnos dont nous comprenons aujourd'hui la sentence : «C'est les bottes de sept lieues cette phrase, je me vois !». En effet la diversité des courants critiques est telle que les dernières années de notre siècle laissent plus une impression de vitalité de la critique littéraire que d'efflorescence de la création littéraire : Tout se passe comme si à la genèse des uvres se substituait une genèse des interprétations, et que la seconde tendait à exclure la première. L'affrontement des avant-gardes qui marqua le premier vingtième siècle a déserté la scène pour faire place à une confrontation des écoles critiques : C'est pour reprendre la fameuse formule de Paul Ricur "le conflit des interprétations" qui donne désormais le ton du débat esthétique et littéraire. Ici aussi le problème kantien des limites se pose. Kant dans sa Critique de la raison pure pense les «concepts de la raison» (Vernunftbegriffe) en les prenant comme les «fictions heuristiques (heuristische Fiktionen) des principes régulateurs de l'entendement dans le champ de l'expérience» [KrV, B 799]. Cette limitation du domaine de l'herméneutique ne sera pas retenue par la postérité. On connaît l'influence de Sein und Zeit d'Heidegger mais la source du problème se trouve dans les origines même des sciences humaines, dans la pensée de Dilthey. Dilthey, esprit remarquable, a développé une méthodologie herméneutique qui visait à l'objectivité sans tomber dans le schéma an-historique, réductionniste et mécaniste qui était à l'époque celui des sciences de la nature. Nous disons bien à l'époque car aujourd'hui la fidélité anachronique de Gadamer à cette analyse de Dilthey n'est plus fondée dans la mesure où les sciences pures tendent à devenir historiques, non déterministes et non réductionnistes au moins depuis le tremblement de terre de la physique des quantas, qui ne date pourtant pas d'hier !
Mais ce qui est plus grave dans sa théorie de ce qui semblait être un élargissement de l'herméneutique de Schleiermacher, Dilthey en séparant le verstehen (le comprendre) de l'erkennen (le connaître) a creusé le fossé entre les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften) et les sciences de la nature (Naturwissenschaften), provoquant ce qu'avaient tenté de conjurer les poètes romantiques allemands - et notamment Novalis qui fut ingénieur des mines, et Goethe... qui ne l'oublions pas fut le chimiste de la Théorie des couleurs. Si comme nous l'avons souligné précédemment cette position peut se justifier à la fin du dix-neuvième siècle où le positivisme règne, l'évolution récente de la physique, de la biologie et des neuro-sciences devrait nous inviter à mettre fin à cette division. La poésie pourrait jouer un rôle de premier plan dans ce processus et c'est un des aspect de notre heuristique. Au demeurant Dilthey, porte la poésie au pinacle, et c'est une illusion que l'on retrouvera avec Heidegger. Paradoxalement en affirmant que l'herméneutique s'accommode mieux de l'interprétation des poèmes que de l'expérimentation physique et chimique, Dilthey ne sert pas la poésie, il la coupe un peu plus de ses racines épistémiques pour ne retenir que son versant lyrique, scientifique et religieux (on retrouve l'écho de cette coupure épistémologique chez Bachelard qui sépare le domaine rationnel des sciences du domaine imaginaire auquel il cantonne la poésie). Il fallait s'y attendre, les héritiers involontaires de Dilthey reprochent à Butor et à Maccheroni leur formalisme... Or ce n'est pas le formalisme qui inspire les heuristiques littéraires et picturales mais des principes comparables aux heuristiques utilisées en didactique de résolution des problèmes, et par les chercheurs en intelligence artificielle. Contrairement aux procédures formelles qui atteignent leurs buts du premier coup, tels les algorithmes ou les diagrammes cartésiens qui ont été abondamment utilisés en critique littéraire, les heuristiques sont des procédures d'approximations complexes qui permettent d'obtenir des solutions là où les procédures formelles échouent.
Plusieurs aspects donc des heuristiques en intelligence artificielle sont à prendre en considération dans notre approche :
a) leur caractère d'approximation humaine et dénuée de formalisation dans la plupart des cas.
b) le rapport "qualité/prix" (trade-offs) établi entre le minimum de savoir requis au départ et le maximum de savoir acquis à l'arrivée - au prix d'un sacrifice au coup par coup de voies possibles, ce que synthétise bien le concept de Minimax procedure (le jeu d'échec étant souvent cité comme métaphore de l'heuristique en intelligence artificielle).
c) l'opposition du concept d'heuristique à celui d'algorithme bien que finalement, remarque Philippe Genthon dans son Dictionnaire de l'intelligence artificielle «on trouve des algorithmes dans les méthodes heuristiques» tout en ajoutant aussitôt «simplement le choix de ces algorithmes vient davantage de considérations de bon sens que de constructions formelles».
Jusqu'à présent la critique littéraire et la sémiotique au cours de leurs "excursions" mathématiques se sont presque exclusivement appuyées sur des modèles algorithmiques (par exemple en poésie, les formes fixes). La critique gagnerait à se saisir des procédures d'évaluation heuristique dont le caractère d'homologie avec les processus de la création littéraire ouvrirait, entre autres, des perspectives prometteuses à la critique génétique.
L'approche historique de la théorie de l'heuristique littéraire et picturale vise à montrer comment l'herméneutique profane, par défaut de conceptualisation des limites et absence d'une topologie de la création, commandait un processus de canonisation analogue à celui de l'herméneutique théologique. Ainsi Michel Butor est-il encore un auteur à défendre puisque son renom n'est souvent dû qu'à la canonisation du nouveau roman, qui ne correspond qu'à la première période Butor, alors que son grand uvre à nos yeux commence avec un "impardonnable" dépassement de la forme romanesque (à partir de Mobile).
On ne saurait répondre à la question herméneutique sans avoir défini ce que l'on entend par vision artistique. Avec Rimbaud nous avions du prophétisme et de la voyance à bon marché (faut-il sérieusement considérer comme l'apanage du voyant la vision «d'une mosquée à la place d'une usine» ?) et à bon compte puisqu'on peut légitimement développer une attitude religieuse sans se compromettre dans le religieux. En dernière analyse on est en droit de se demander si nous sommes sortis de l'âge "théologico-herméneutique". Comment expliquer autrement l'entrée triomphale des avant-gardes au musée ? Il y a une phrase de Luc Ferry dans son Homo aestheticus qui nous semble-t-il s'appliquerait bien au faux-semblant herméneutique : «à bien des égards la question de Hegel reste la nôtre, il suffit de remplacer le mot religion par le mot culture» (p.17).
La critique de la réception de Hans-Robert Jauss, qui inspirée par Gadamer laisse entière la distance historique pour sanctifier le seul lecteur, ignore à dessein que le premier lecteur d'un poète, le premier regard sur une peinture est celui d'un autre poète ou d'un autre peintre. Supprimer la distance topologique et historique de deux uvres ne signifie pas, comme veulent nous le faire croire Gadamer et Jauss, que l'on se range sous la bannière néo-platonicienne de la critique philologique des beautés éternelles, mais bien que l'on accorde une plus grande part d'attention au rôle déterminant du compagnonnage uchronique entre artistes qui est loin de signifier un retour à la tradition mais au contraire montre que de tout temps les artistes uvrent dans une topologie plus physique que temporelle. D'où la vanité des récentes empoignades de la critique sur la modernité; d'où l'actualité du prodigieux William Shakespeare de Victor Hugo ou plus simplement encore du frêle esquif qui emporte Dante et Virgile dans l'Inferno. Le problème différentiel de la topologie littéraire par rapport à la topologie universitaire (donc aussi géopolitique) est admirablement suggéré par Michel Butor dans ses Matières de rêves : «La seule solution c'est d'être Homère, c'est-à-dire l'aveugle voyant, donc d'être né dans plusieurs villes et d'errer connaisseur, guide sans patrie, spécialiste des envers et des environs, chantant au passage dans un demi-sommeil Illiades et Odyssées méconnaissables-reconnaissables (Troisième dessous, p.81)». C'est la constitution uchronique et utopique de ces lignages et de ces parages aristocratiques que la critique de la réception issue de l'ontologie heideggérienne refuse d'étudier mais dont la connaissance et la mise en mouvement sont essentielles aux heuristiques littéraires et picturales.
A l'incipit du chapitre premier de son Aesthetica qu'il intitule justement «Heuristique» Baumgarten écrit (nous donnons ici la traduction de Luc Ferry) : «l'esthétique (théorie des arts libéraux), doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l'analogue de la raison est la science de la connaissance sensible». Nous ne discuterons pas sur l'idéal de connaissance objective proposé par Baumgarten. Nous noterons simplement que c'est l'impératif heuristique qui pousse Baumgarten à poursuivre ainsi «L'utilité principale de l'esthétique artificielle qui vient s'ajouter à l'esthétique naturelle est, entre autres choses, 1° de fournir une matière appropriée aux sciences qui doivent avant tout être acquises par l'entendement, 2° d'adapter ce qui est connu scientifiquement aux capacités de tout un chacun, 3° de rectifier la connaissance au-delà même des limites de ce que nous pouvons distinctement connaître, 4° de fournir des principes corrects à toutes les activités contemplatives et aux arts libéraux, 5° de faire que dans la vie commune on l'emporte sur tous dans ce qu'on a à faire, toutes choses étant égales par ailleurs». Les heuristiques littéraires et picturales doivent se construire par rapport (et non contre) le fort marquage des heuristiques scientifiques. Leurs configurations seront "naturellement" transdisciplinaires. Elles posent la question de la littérature et de la peinture comme indissociable de celle de la connaissance (mais cela ne signifie pas qu'il faille confondre esthétique et physique comme l'a cru hâtivement Seurat). Ce qui dans le domaine des sciences pures et des mathématiques répond à la question «Que peut-on savoir ?» (posée par Kant mais aussi par Bolzano, qui tout en se démarquant haut et fort de Kant s'interroge sur les mêmes fondements) devient en poésie et en peinture. «Comment peut-on donner forme ?», en quoi la poésie comme parole fondamentale ou parole des fondements est aussi une discipline fondatrice élaborant sa propre heuristique ?
En partant d'une réflexion analogue à celle d'Heidegger sur la poésie comme fondement
(à travers son Approche d'Hölderlin) nous en arrivons à des termes différents voire contradictoires, ou du moins qui font apparaître la conception Heideggerienne de la poésie comme contradictoire avec son rejet des savoirs scientifiques.
Bolzano aura beau tenter de nous dissuader de rapprocher des arts son "art de la découverte" - auquel il consacre le chapitre IV de sa Wissenschaftslehre (1837) en le définissant comme «un pur mécanisme obéissant à ses propres règles». On ne peut s'empêcher en référence au statut esthétique que Baumgarten lui a conféré et au Fiktionen proposé par Kant d'y voir autant d'appels à la constitution d'une heuristique tant littéraire que picturale, qui n'a pu être entendue en raison de ce que, paraphrasant Merleau-Ponty, nous nous risquerons à dénommer les "aventures de l'herméneutique"...
La critique moderne s'est méprise (délibérément ?) sur ce qu'elle a empaqueté sous l'estampille "avant-garde" de même qu'elle s'est égarée dans "la révolution" de Duchamp comme un voyageur peut se tromper de quai. On a bien voulu croire que Duchamp était la pointe extrême de l'émergence du sujet artistique, après Nietszche en philosophie et sa "volonté de puissance comme art". Or la vérité de l'uvre de Duchamp ne réside pas seulement dans la subjectivité. A maintes reprises - notamment dans A l'infinitif, sa "Boîte blanche" - il soulève la question heuristique. Si cet aspect cardinal de l'uvre de Duchamp n'a pas été retenu c'est sans doute que dans les années 60 son ludisme a paru incompatible avec l'idée caricaturale que l'on se faisait alors de la rigueur scientifique.
Observons en passant que l'eurèsis du poète Duchamp s'articule parfaitement à l'heuristique "négative" et "positive" de l'épistémologue Imre Lakatos. En effet, Lakatos élabore une "méthodologie des programmes de recherche" qu'il subdivise en deux parties, la première nommée heuristique négative qui indique quelles voies de recherche éviter (Cf. Duchamp, A l'infinitif, Boîte blanche : «Parcourir un dictionnaire et raturer tous les mots à raturer») et la seconde nommée "heuristique positive" balisant les voies de la recherche à suivre (Cf. Duchamp Op.cit. «Peut-être en rajouter quelques-uns. - Quelquefois remplacer les mots raturés par un autre.»).
C'est également "à l'infinitif" que Butor élabore les propositions heuristiques qui font la richesse des Matières de rêves - série qui est sans doute à placer au sommet de l'uvre de Michel Butor pourvu que l'on inscrive au crédit de l'heuristique les catastrophes topologiques et morphologiques que Butor ne met alors que sur le compte du rêve : «Transformer toutes les anciennes casernes en musée d'histoire naturelle», (Troisième dessous, p.55), «Rédiger tous les documents officiels en gascon et angoumoisin» (p.81), «Mettre la cathédrale d'Ajaccio à la place de Notre-Dame de Paris et le château de Niort à celle du Louvre» (p.99), «Transporter le département des Côtes-du-Nord dans l'océan Atlantique à 25 kilomètres à l'ouest de l'île de Sein, tout en maintenant le régime des fleuves par les machineries appropriées» (p.100), «Installer le gouvernement de la France à Guéret, livrer les anciens ministères aux universités spontanées» (p.105), «Recouvrir les villes de Nîmes et du Mans d'un immense dôme pour en faire une seule serre tropicale, observer la transformation des costumes et coutumes» (p.126), «Recopier sur les voies de chemin de fer désaffectées de toute la Normandie et Ile-de-France les tragédies de Racine, un vers par traverse, et les supprimer des bibliothèques et librairies pour qu'on ne puisse plus lire qu'en arpentant les anciens parcours» (p.119). Chacune de ces propositions heuristiques est l'objet de nombreux déplacements et métamorphoses selon le principe de la fonction poétique mise en lumière par Jakobson et en vertu duquel l'axe paradigmatique des équivalences se projette sur l'axe syntagmatique des combinaisons.
Nous retrouvons bien là cette topologie sémiotique qui vertèbre les uvres croisées de Butor et de Maccheroni. La Vallée des dépossédés synthétise parfaitement cette morphogenèse, bouture butorienne sur les séries de New York (First-Time et Manhattan-gris) et la série égyptienne (Egypte-bleu) qui comme seconde ramification donnera Pique-Nique au pied des pyramides dont les rameaux sont en transformation constante jusqu'à ce Génie du lieu 6 que vous tenez en main et dont la fabrication nous a permis de mieux comprendre le processus de manifestation des uvres croisées. En effet Butor nous avait confié une première version révisée du Pique-nique au pied des pyramides, texte qui était déjà l'occasion d'une mise en perspective heuristique du premier Génie du lieu. Au cours de la composition du Génie du lieu 6, un travail sur des uvres d'Henri Maccheroni inspire à Butor une nouvelle transformation de Pique-nique au pied des pyramides : il manque du sable, ce sable du papier aquarelle intensément buvardé par Henri Maccheroni dans sa série Egypte-bleu. Le 16 septembre 1991, Butor nous écrit : «En faisant quelques écritures artisanales pour HM, j'ai trouvé que mon Pique-Nique manquait un peu de sable, alors j'en ai rajouté. Cela fait une nouvelle version. Le principe est simple. Toutes les trois répliques j'ajoute : «- Le sable.». La deuxième fois avec un adjectif qui change à chaque section : envahissant, clair, éblouissant, violent, rouge, couleur de sang, sombre, noir».
C'est bien une morphogenèse heuristique qui anime les uvres croisées de Butor et de Maccheroni et non les catégories de l'abstraction ou de la figuration. La pensée esthétique est dominée depuis Dilthey par le concept du Weltanschauung (vision du monde). Tout laisse à penser que c'est le primat de la vision du monde imposé sur la forme à laquelle tend (pour ne pas dire aspire) toute matière littéraire ou picturale qui explique ce fourvoiement de la critique. Le parallèle avec les problèmes de la biologie contemporaine est saisissant. Dans le remarquable article qu'il consacre à la notion de forme (Encyclopedia universalis), Jean Petitot note que «les réticences rencontrées chez les biologistes devant les modèles embryologiques de la T.C. [la "Théorie des catastrophes" de René Thom] sont dues en grande partie à la tradition physique qui a imposé le primat de la force sur la forme. Or il n'y a aucune raison de penser que la force ait en principe un statut ontologique plus profond que celui de la forme». En écrivant dans la peinture, le poète n'illustre pas. Il y a peu Raphaël Monticelli a défini avec bonheur Boomerang de Michel Butor (Le Génie du lieu 3; imprimé en noir, bleu et rouge) comme une "sculpture polychrome". En nous penchant sur les uvres croisées, il nous faut encore donner raison à Jean Petitot lorsqu'il observe que «la scission entre physique de la matière et une physique de la forme se trouve en passe d'être présentement abolie». Les uvres croisées contribuent à dissiper «l'évidence (fallacieuse) d'un conflit irréductible entre une phénoménologie des formes et une physique de la matière (Petitot)». Étrangement par la "physique du sens" (néologisme proposé par Jean Petitot et traduit par René Thom sous le nom de "sémiophysique"), Butor et Maccheroni recueillent l'héritage d'un autre poète, Goethe, qui fut aussi (et surtout ?) un des grands hommes de science de son temps.
Goethe chercha à comprendre non pas tant les bases physico-chimiques de la biologie végétale que le principe organisateur interne (heuristique) responsable de la manifestation morphologique des plantes. Ainsi nous pensons qu'il y a une objectivité morphologique de l'uvre d'art comme de la forme naturelle, à condition qu'on ne la réduise ni à un phénomène, ni à une vision du monde. La collaboration Butor-Maccheroni relève d'une géométrie savante mais vitaliste (douée d'une intériorité substantielle), une géométrie qui ne s'apparente plus à ce qu'en poésie on appela collage et qu'en peinture on appelle abstraction géométrique puisqu'elle est commandée par une physique et une topologie du sens.

Ce que nous attendons d'Henri Maccheroni, et plus encore de Michel Butor (qui, comme tout écrivain, a pris quelque retard sur le peintre), c'est qu'ils abandonnent le "5" des continents pour le "6" d'une heuristique "catégorique". Faut-il encore que le titre Spin choisi par Butor pour un de ses croisements reste une métaphore ? Comment ne pas retrouver le morphodynamisme des matières-signes d'Henri Maccheroni dans les clairs-obscurs des discontinuités de cristaux liquides photographiées par Yves Bouligand (ou le passage d'une bande claire à une bande voisine correspond à une rotation des molécules de 180°) ?
Si nous sommes aussi exigeants à l'égard de nos aînés, c'est que nous n'avons jamais cru à la "jeune peinture" pas plus qu'à la jeune littérature. Nous voulons donc espérer qu'après avoir survolé les deux hémisphères et arpenté les cinq continents dans les premiers Génie du lieu, Michel Butor pourra songer au sixième continent, celui des formes apatrides, où Henri Maccheroni a depuis longtemps élu domicile. Il nous serait alors enfin loisible de substituer aux strophes de la poésie pure (Brémond) et à celles de la poétique formelle (Roubaud) une poésie des "catastrophes".