Michel Leter [1992]

 

Liberté et vérité de l'art contemporain :
l'exemple de Max Charvolen

© éditions du GRAF (Groupe de recherches sur l'art français), 1999

 

C'est la faculté pour l'observateur de se mettre dans la peau des choses qui serait à l'origine des grands progrès scientifiques.
René Thom

 

Comme je le suggérais déjà dans mon introduction à l'exposition Extra muros , une des ambitions de la galerie Alessandro Vivas est de présenter à leurs justes hauteurs un petit nombre d'artistes qui sont aux avant-postes depuis les années 60 et 70 et qui se trouvent pourtant aujourd'hui singulièrement absents des horizons de la critique et du marché.
Les conditions du montage, dans les années 80, des opérations "Supports-Surfaces" et "Art conceptuel" ont minoré nombre d'uvres fortes des 25 dernières années. L'oeuvre de Max Charvolen occupe une place unique dans cet ensemble, et si la galerie Alessandro Vivas prend aujourd'hui le risque de présenter dans la capitale engourdie par la "crise" les derniers développement d'une uvre qui s'est imposée depuis longtemps dans l'aire niçoise, c'est que nous disposons aujourd'hui du cadre esthétique qui nous permet d'apprécier et de défendre ces travaux.

Qu'il me soit permis, avant de situer les travaux actuels de Max Charvolen, de remercier tous ceux qui par leurs interventions, leurs amitiés attentives, ont permis à la galerie Alessandro Vivas de mûrir. La liste serait trop longue, et il n'y a pas lieu ici de la décliner. Je me contenterai, en relation avec la question esthétique de la forme et de son heuristique de saluer ici trois auxiliaires qui ont guidé notre approche :
- L'infatigable Raphaël Monticelli, que nous aurons le plaisir de recevoir le 25 septembre, et à qui je dois ma rencontre avec Max Charvolen à l'occasion d'un passage à Cannes de Michel Butor.
- La remarquable clarté des notes de Max Charvolen sur son propre travail et la qualité de la parole qu'il ne craint pas de joindre au geste.
- Les rencontres éclairantes qu'Anne Rivière et moi-même devons à Robert Granai à l'occasion de la préparation des Entretiens sur la pluralité des ombres. Ce dialogue nous a permis d'avancer dans notre réfexion sur l'auto-dynamisme des formes naturelles et artistiques, qu'il convient de remobiliser face aux mises à plat de Max Charvolen.
- Les travaux de Jean Petitot sur la forme qu'il entreprend, avec bonheur, d'appliquer à l'art contemporain, comme en témoigne son introduction à la rétrospective Albert Ayme de l'ENSBA et comme le confirmera sa remarquable Genèse sur Les Archéologies du signe d'Henri Maccheroni, à paraître aux éditions de la Différence.
Je m'appuierai donc sur les acquis de Monticelli et de Petitot tout en articulant mon développement à la théorie de l'heuristique dont j'ai exposé quelques aspects au cours du séminaire que j'ai dirigé cette année au Collège International de Philosophie.

 

I - Notes sur les travaux exposés

En ce qui concerne les périodes antérieures à celle couverte par les travaux présentés aujourd'hui par la galerie Alessandro Vivas, je renvoie aux indications fournies par Raphaël Monticelli dans le catalogue Groupe 70 et Supports-Surfaces, éléments d'un dialogue, disponible à la galerie.
La phase actuelle du travail de Max Charvolen est placée sous le signe de la représentation, mais d'une représentation qui a ceci de singulier, en cette époque de "trans-avant-garde", qu'elle n'est pas un retour-à puisqu'elle intégre heuristiquement les découvertes de la période précédente (celle de la constitution du groupe 70) qui touchent à la forme, aux supports, à la couleur, à l'intégration du temps et de la position du corps dans la détermination des couleurs (mise à plat je dirais de l'il tel qu'il était positionné dans la perspective albertienne).
Les mises à plat et recouvrements de Charvolen ont pour légalité l'objet dans sa vérité formelle. Contrairement à la figuration baptisée "libre" ou "nouvelle" ( par une mauvaise oxymore, car comment la figuration peut-elle être tenue pour libre ou nouvelle ?). L'objet n'est plus le substrat de la représentation mais sa mise à plat est la série M1, M2,..., Mn de sa fonction auto-transformatrice. La représentation comme mise à plat et recouvrement est donc déploiement infini de la saillance formelle et non "coin de la création vu à travers un tempérament" pour reprendre la définition que nous a laissé Zola, ni encoreWeltanschauung, cette "vision du monde" théorisée par l'herméneutique allemande qui est au fondement des sciences humaines et a fortiori également de l'histoire de l'art. Cette rigueur abolue du développement formel autorise un mariage consentant entre le peintre et l'informaticien. Ce dernier va en s'aidant d'algorithmes adaptés va produire, selon une codification des couleurs décidée librement par l'artiste, cette série de mises à plat originales sur film transparent, infinies variations sur la mise à plat d'une chaise, que vous pouvez admirer dans la grande pièce du sous-sol.
Le ready-made n'est que l'initiale d'un geste libre. En soit il ne peut ouvrir un champ d'activité. En revanche, les recouvrements et mises à plat de Max Charvolen font sortir l'objet quotidien de l'anecdote et de la répétitivité dans laquelle ont sombré les épigones de Duchamp avec l'art conceptuel et les épigones de Malevitch avec l'art minimal.
Dans les mises à plat, la vérité de l'objet (le modèle) est donnée non par une transposition mais par l'arrachage de cette "peau" de tissus que le peintre a collé sur lui. Le tissu est donc préalablement collé puis peint selon un code couleur inspiré de celui en vigueur dans l'architecture (n'oublions pas que Charvolen a travaillé avec Oscar Niemeyer). La couleur peut être utilisée comme topographie du modèle (indication dans une couleur différente du haut, du bas, de la droite de la gauche) mais aussi pour marquer ce qui n'est pas vu, une des raisons d'être de la mise à plat étant de donner à voir ce que la tri-dimensionnalité du modèle cachait.
Comme exemple élémentaire de ce processus nous pouvons décrire la mise à plat du fer à repasser qui se trouve au sous-sol de la galerie. Le modèle de fer à repasser a dabord été recouvert de tissu puis peint selon le simple code suivant : en rouge ce qui était visible du modèle par le peintre au travail et en blanc ce qui était dissimulé au regard. Cette opération réalisée, le tissu est arraché du modèle dont il garde l'empreinte ( collage, ... voir également les traces de rouille sur les mises à plat de marteau etc.). Au moment où la mise à plat est accrochée en position de frontalité donc le rapport de représentation s'identifie remarquablement à celui de transformation, ou autrement dit le vrai rejoint l'utopique. L'artiste obtient ici une uvre dont les bords nous conduisent à retrouver la question du réalisme (et à douter de sa remise en cause avant-gardiste). Après leur passage à l'unidimensionnalité produit par l'arrachage les pièces sont donc présentées frontalement, ce qui leur permet d'échapper au caractère anecdotique du modèle (qui d'un point de vue formel se trouve encore dans les objets surréalistes).
Ces réminiscences pourraient nous donner l'impression trompeuse d'un suprématisme revisité (et l'effet des mises à plat informatiques fortifie encore cette sensation) alors que l'on évolue dans la représentation. Si l'effet de réminiscence se produit, c'est que nous ne sommes plus dans l'orbe de la reconnaissance mais que c'est bien le même schématisme de la forme qui intervient dans ce que la critique d'art a divisé abusivement en abstraction et figuration (c'est peut-être au fond ce même dualisme qui commande la division entre les sciences humaines (la figure?) et sciences de la nature (l'abstraction ?), ruineuse pour la pensée contemporaine).
En dernière analyse, ce qui est remarquable avec Charvolen c'est qu'il parvient à entretenir une relation intime à la représentation sans renoncer aux acquis formels de l'abstraction et de la liberté qui l'accompagne. C'est pourquoi si la couleur chez Charvolen est un signe référentiel, il ne l'est plus tant de l'objet que du sujet. Par ce marquage l'objet n'est pas un en soi mais le bord de ce qui est donné à la cognition. C'est cet part subjective de liberté, ou l'esthétique convoque l'éthique, que Charvolen illustre par la justesse de sa pratique.

 

II - De la chaise de Kosuth à la chaise de Charvolen

A. Les trois lits de Platon

N'en déplaise à ceux qui cultivent l'amnésie pour fonder l'innovation, c'est Platon qui le premier (en occident) nous a donné une théorie cohérente de la représentation. De surcroît Platon fut le premier à intégrer l'objet quotidien dans une typologie en tenant compte de sa représentation artistique. Après les premiers dialogues socratiques (cf. le chaudron de l'Hippias majeur), Platon distingue dans La République (chapitre X) 1) l'idée de lit (qui est dans la nature des choses) 2) le lit du menuisier 3) le lit du peintre.

B. Les trois chaises de Kosuth

On ne peut comprendre l'opération "Art conceptuel" et par conséquent l'uvre de son initiateur Joseph Kosuth sans se replonger dans "l'anti-philosophie", qui fut comme l'ont montré Luc Ferry et Alain Renaut un des attributs cardinal de la pensée des années 60 (pour ne pas reprendre l'étiquette pamphlétaire de "pensée 68"). Platon étant la statue du commandeur de la philosophie, il était donc convenu d'être anti-platonicien (l'académie, c'est son école). Art after philosophy de Joseph Kosuth est le chef-d'uvre de ce "commissariat aux archives". Ce texte écrit en est illustré par l'uvre emblématique de Kosuth One and three chair (1965) présentée comme "anti-platonicienne" et qui se compose de trois parties 1) une chaise "ready-made" en trois dimensions 2) la photographie de la chaise 3) la définition de la chaise tirée d'un dictionnaire et accrochée.
Confondant le concept avec le donné, l'art conceptuel est un art de la fascination et non de la transformation. Les apories soulevée par l'interprétation littérale de la critique duchampienne du "caractère rétinien de toute peinture" aboutit à des formules incohérentes comme celle qu'emploie Michel Bourel dans sa présentation de l'exposition d'Art conceptuel organisée en 1988 par le musée d'art contemporain de Bordeaux: "l'art conceptuel, lui, est arrivée à se passer de la visualisation de l'objet d'art sans empêcher la peinture de continuer à exister".

C. Les trois chaises de Charvolen

C'est en revanche par une dénonciation picturale et platonicienne de la fascination conceptuelle que Max Charvolen va transfigurer le donné sans le déformer en multipliant au contraire sa réalité. Ce qui est fascination fétichiste chez Kosuth devient clairvoyance chez Charvolen. La liberté de l'artiste trouve sa raison d'être dans la vérité de la chaise (telle qu'elle est présentée dans la grande salle du sous-sol) et non dans son constat : 1) mise à plat de la chaise en trois dimension (bois), 2) mise à plat de son arrachage-dévoilement de tissu, colle et pigments, 3) infini heuristique des mises à plats en D.A.O.
Loin de moi la prétention de mettre en doute la présentation "cuménique" que Raphaël Monticelli donne des relations entre Supports-Surfaces et le Groupe 70. Le poète niçois est lui-même un des acteurs de cette période et je ne possède pas l'ombre d'une légitimité pour mettre en doute son expérience irremplaçable. Or, si nous sommes prêts à concéder que dans la première période de Max Charvolen (celle des échelles) il a pu tiré les leçons du nouveau réalisme et du pop art il reste qu'esthétiquement parlant les travaux récents de Max Charvolen témoignent d'une autonomie affirmée vis-à-vis de ces courants, voire même entrent en contradiction avec eux.
La relation de Max Charvolen à la forme n'est pas celle de la destruction mais d'une motivation finalement analogue à la métanalyse qui donna naissance aux écritures idéographiques et hiéroglyphiques. En effet ces deux types se distinguent des types alphabétiques en ce qu'ils tendent à réduire autant que faire se peut l'écart entre le modèle et son signe (d'où l'absence dans l'Egypte ancienne et dans l'art chinois de cloisonnement entre la peinture et l'écriture). A rebours du nouveau réalisme Charvolen prend la vérité comme méthode en supprimant la distanciation qui est de rigueur dans l'art d'aujourd'hui entre le modèle et sa représentation. Charvolen en dialoguant avec l'objet véritable se trouve mieux à même de le transformer - car la transformation est acte (energia) qui ne se comprend que si l'on reconnaît ce qui la contenait en puissance (dunamos) - Charvolen est donc véritablement "auteur " saisi dans son etymon latin d'auctor, "celui qui augmente".
De même la relation de l'artiste à l'objet repose avec Charvolen sur une attention à sa morphogenèse qualitative et non dans une technique qui résume l'uvre (contrairement aux "colères", aux compressions et aux accumulations du nouveau réalisme).
De même Charvolen n'entre pas dans l'opération Supports-Surfaces dans la mesure où, authentiquement matérialiste, il ne confond pas le fétichisme des attributs de la peinture (toile, châssis, etc.) avec la matière et la forme de l'art. Dans le même esprit, il récuse la répétitivité quantitative de pseudo-signes pour une morphologie qualitative où la multiplication des mises à plat et de leurs supports est croissance ( figure de l'entéléchie aristotélicienne ou de la catastrophe selon René Thom) et non empilement, fascination du chiffre.
C'est donc plutôt du côté d'un certain cubisme et dans son dépassement qu'il faudrait chercher le lignage le plus sûr de Max Charvolen. Avec les cubistes il partage cette volonté d'aboutir à un marquage holistique de la perception. Mais ce que les cubistes ont vainement cherché à faire sur une surface unidimensionnelle qui ne s'y prêtait pas (Mondrian et Malevitch l'ont prouvé), Charvolen le réussit en sautant épistémiquement du volume à la surface. Ma référence au cubisme doit être affiné. Je songe avant tout à Léger, dont Max Charvolen aime à fréquenter la fondation à Biot... Léger et plus particulièrement ses céramiques, qui évoquent les codes couleur de Charvolen, et dans cette exemplaire osmose entre les formes naturelles et artistiques ou Léger abandonne ses poutrelles pour ses fulgurances. C'est dans cette relation au problème scientifique et esthétique de la morphogenèse que les moulages les plus récents de Max Charvolen prennent leur sens, comme les gisants du Goethe botaniste, là où Charvolen pour détourner le mot de Ponge, même à l'objet fait prendre une pose de plante...

 

Ruinant les catégories trompe-l'il mises en place par la critique d'art (abstraction-figuration), Max Charvolen réalise la synthèse inespérée de "l'auto-présentation des règles" qui selon Jean Petitot caractérise l'abstraction picturale sans recourir au langage de l'abstraction, c'est-à-dire dans un respect total de la légalité de la forme. Cette synthèse nous permet d'articuler à nouveau la problématique du vrai à celle du beau, alors que la pensée kantienne les avait dissocié de façon convaincante (mais que le kantien Cassirer avait déjà tenté d'hypostasier dans sa Philosophie des formes symboliques).
C'est ici qu'intervient le D.A.O, le dessin assisté par ordinateur, dans cette "théorie des mondes possible". Seule l'informatique peut explorer cette heuristique des "mondes possibles" dont avait rêvé Leibniz à 20 ans dès son premier écrit, l'Ars combinatoria ,et que la France littéraire, artistique... et scolaire, Voltaire et Candide en tête, a toujours exclu de ses pratiques privilégiant le commentaire sur la création, l'herméneutique sur l'heuristique. Ces 24 échantillons originaux de DAO d'une chaise mise à plat, présentés pour la première fois dans une exposition, sont infiniment plus riches et plus fins dans leur morphogenèse que tout ce que l'on pourrait réaliser en moulage et mise à plat directs du modèle. Ces dessins ne constituent pas un détail dans l'ensemble mais l'amorce d'une riposte à la répétitivité dans laquelle se sont enfermés nombre d'artistes contemporains.
C'est ainsi contre l'édifice de l'herméneutique que nous entendons nous insurger. Si Gadamer, considéré par les herméneutes comme le plus grand philosophe de cette fin de siècle oppose vérité à méthode, la visée de l'heuristique littéraire et picturale que nous nous employons à constituer est de travailler la vérité comme méthode. Tel est depuis longtemps le souci de Max Charvolen qui apparaît aujourd'hui comme un des plus grands peintres issu du "printemps" de Nice.