Michel Leter

 

Définir l'heuristique ?

éléments de 1995

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1995

 

 

 Selon Georges Polya « tel était le nom d'une science assez mal définie que l'on rattachait tantôt à la logique tantôt à la psychologie [...] Elle avait pour objet l'étude des règles et méthodes de la découverte et de l'invention1 ».
Occultée en sciences humaines par le développement monologique de l'herméneutique, l'heuristique est restée cantonnée aux sciences de la nature. J'ai tenté de la réintroduire dans l'horizon épistémique des sciences de l'homme par le biais de ce qui lui semble a priori le plus étranger :
la critique littéraire.

L'heuristique s'identifie d'abord à l'ars inveniendi avec les stoïciens, Lulle et Ramus, et à l'ars combinatoria avec Leibniz.
Mais le néologisme heuristique n'apparaît pas avant Baumgarten, qui le forge en latin (heuristica) dans son Aesthetica (1750).
Le fait que le concept d'heuristique soit né sur le versant esthétique de la philosophie et non sur son versant logique détermine la forme de l'esthétique transcendantale de Kant, et sa conception même de la scientificité où les heuristische Fiktionen occupent une place que le néo-kantien Hans Vaihinger mettra en lumière.
Il faudra attendre le grand Bolzano pour que le terme soit introduit en mathématiques (Wissenschaftslehre, 1837), même si l'on peut considérer avec Polya que la notion est déjà
sous-jacente chez Pappus.
A la faveur de la constitution de l'abduction chez Peirce, l'heuristique se déploie comme logique de la découverte .

La constitution de "l'intelligence artificielle" va apporter à la notion d'heuristique une fortune sans précédent. Avec Herbert et Simon (1972), l'heuristique entre dans la théorie des General Problem Solvers. Dans le domaine de l'IA, nous pouvons aujourd'hui définir les heuristiques avec Jean Petitot (1992) comme des « règles non systématiques qui permettent de se débrouiller dans des situations où la systématisation n'est pas performante2».

A partir de 1990, j'ai tenté de renouer avec le rameau esthétique et fondateur de l'heuristique. C'est ainsi qu'en critique (arts et littérature), j'ai appelé heuristique cette abduction indisciplinaire à la faveur de laquelle l'acte critique et l'acte créateur s'instituent réciproquement (tandis que l'herméneutique, méthode dominante en sciences humaines, les dissocie encore).

Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie réduit l'heuristique à la recherche de documents en histoire. Or, l'histoire, dans une perspective heuristique, serait métadisciplinaire. Elle viserait notamment, dans chaque discipline, à critiquer tout discours systématiquement axiomatique ou déductif qui passe à la synthèse avant même de s'être soumis à l'épreuve de l'analyse.

Mais c'est dans le domaine économique que la théorie de la valeur heuristique doit enregistrer le plus d'impact, comme outil critique tant du marxisme que du libéralisme, fondés tous deux sur les mêmes concepts (valeur d'échange et d'usage d'Adam Smith) qui ne permettent pas de penser l'économie de la connaissance.
Ce projet se veut révolutionnaire, sans la démagogie qui est - hélas ! - attachée de nos jours à ce terme, mais d'une révolution qui subordonnerait la pratique de la transformation sociale à l'axiologie de la connaissance. Car, dans ce qu'il était convenu d'appeler l'économie politique et les sciences de l'éducation, c'est bien à une théorie heuristique de la valeur que tout chercheur conscient de la nécessité d'une transformation sociale doit aboutir. Ainsi l'heuristique en économie politique prendra-t-elle
la forme d'une critique
de l'économie
des savoirs.

 

 

1. POLYA G., Comment poser et résoudre un problème, éditions Jacques Gabay, 1989, rep. de l'éd. Dunod, 1965, p.93.

2. PETITOT J., "Sciences naturelles de l'esprit" entretien in L'intermédiaire n°21, Bruxelles, 19 mai 1992, p.4.