Michel Leter

JE EST TOUT AUTRE
OU COMMENT LA PEINTURE DE GÉRARD DUCHÊNE RÉSISTE AU CULTUREL

 

 

 Gérard Duchêne compte parmi ces rares peintres qui ont déjoué les duperies minimalistes, néo-réalistes et pseudo-conceptuelles sans pour autant tomber dans la gestualité arbitraire de ces néo-fauves qui envahissent aujourd'hui les galeries parisiennes.
Le Journal d'IL qui constitue la trame "illisible" mais plus que visible de l'oeuvre de Duchêne, rend compte de cette irrecevable lucidité sur le sujet de la peinture. Le texte, que Gérard Duchêne présente comme la "matière première" de son travail n'est pas l'effet d'une stylisation calligraphique, mais le fruit du passage par la presse, du report d'une matrice sur un support, de cette impression non impressionniste sur ce qui n'est déjà plus le papier mais la toile. Ce qui relève proprement de l'art c'est que l'outil lui-même est transformé par ce passage et que Duchêne peut exposer autant ses matrices que ses reports et imprégnations sur toile. .Synthèse des origines du livres et de ses possibles l'accrochage va de la toile libre reprenant du livre le pli dont la mise en page sur le châssis lui confère singulièrement la matérialité d'une stèle.
Au demeurant de Mallarmé Duchêne hérite ce calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur. mais l'obscurité chez Duchêne n'est autre que la couleur... et Francis Ponge vient à point pour corriger notre méprise : «"calmes blocs ici-bas chus d'un désastre obscur", peut-être mais ne le disant jamais. Disant seulement les calmes blocs, et leur permanence.»
Non le sujet n'est pas introuvable, il résiste.
Les signes autonymes du Journal d'IL remotivent 4000 ans d'écriture par leur materia prima qui est peinture. Rien n'est plus lisible que la phrase que Gérard Duchêne nous donne à voir sans la médiation culturelle du signe de Babel la chose dans son jus, cette peinture terraquée, matérielle et non plus matérialiste.
Ce désastre (cette chute de l'astre) ne nous est jamais apparu aussi clair que depuis que les galeries et les musées du culturel nous privent du droit de regard sur nos peintres. Alors que les livres se referment les uns après les autres et que l'édition française a fait son deuil de la poésie, le sujet de la peinture disparaît au profit d'une gestualité pseudo-expressionniste ou d'une absence inexpressionniste (pour reprendre le énième label de Germano Celant) qui confond l'éthique du sujet et l'originalité qui entretient savamment la confusion entre l'originalité et l'éthique du sujet. A l'heure où le livre devient une marchandise invendue, où l'image télévisée impose une esthétique de la disparition :les frottages obstinés de Duchêne sur la toile témoigne de la résistance au culturel du sujet de la peinture.
Nous n'exigeons plus du sujet qu'il choisisse entre le phénomène et la forme. Ce n'est pas la figuration libre (elle ne peut être libre) ou la nouvelle figuration (elle ne peut être nouvelle) qui renouvellent le portrait mais bien les stèles du Je qui vertèbrent le Journal d'IL.
Le grand Est parisien du Multien au Gâtinais en passant par la Brie qui a connu tant de ravage jusqu'au sacrifice des paysanneries françaises et marocaines en septembre 1914 dans les plaines du Multien ont aujourd'hui a affronter d'autres fléaux autrement redoutables : les Disneyland, et autres Georges Sand lands etc. au moyen desquels Mickey Mouse et d'anciens lieutenants du ministre de la Culture reconvertis dans "l'ingénierie culturelle" entendent disposer de nos regards.
Aussi la présentation des uvres de Duchêne à Corbeil où, j'y songe à l'instant, Pierre Abélard enseigna, est elle à marquer d'une pierre blanche parmi les trop rares signes de résistance à l'idéologie du culturel.
Le sujet est plus que jamais sujet de la peinture.

Michel Leter
septembre 1991