entretien avec Robert Granai

Michel Leter

Anne Rivière

et les voix de

Alberti

Bloch

Hegel

Kant

Michel-Ange

Schelling

Solger

Vasari

Granai, Entretiens sur la pluralité des ombres

© Editions Alessandro Vivas, 1992

 

 

PREMIER
SOIR
(prosopopée)

 

Alberti
Bloch
Hegel
Kant
Michel-Ange
Schelling
Solger
Vasari

Dans ce que Victor Hugo appelait "la région des égaux"
nos ombres tentent de répondre à la question "Qu'est-ce que la sculpture ?"
en mettant leurs certitudes anciennes à l'épreuve des formes de Granai.

 

 

Michel-Ange
Granai, Granaio, Granaiolo, nos familles s'entendent au grain. Je ne compte plus les séjours que j'ai fait à Carrare, ta ville natale. Combien d'heures passées à choisir, surveiller, suivre l'extraction de notre marbre, tel bloc que tes ancêtres carriers et moi destinions au tombeau de Jules II, tel autre à la façade de San Lorenzo.
Lorsqu'au soir de ma vie je peine, ébauche, mutile et recommence encore la Pietà de Milan, qu'ai-je en commun avec ce fringant polisseur de la Pietà de Saint-Pierre ? Que n'ai-je eu Brancusi, Richier, Calder ou Moore comme aides ! Que n'ai-je pu profiter de ta palette de matière, de la mutilation enfin devenue classique, une fois disparue la statuaire !
Ce non finito que bien souvent on m'imposa, tu sembles en disposer à ta guise. Ma licenza... Mais quelle licence ? Je ne mutile que ce que l'époque me commande d'interrompre.
Et pourtant j'ai si peu d'uvres achevées à mon actif, voilà en creux et par défaut ma poétique. Adossé à ce siècle, tu as su résister aux modes, à celle de l'installation, à l'ostentation minimaliste pour mieux réinventer l'inachevé, l'ombre, le noir qui n'est autre que la couleur de la perfection. Loin des assemblages de l'école turinoise des années 70, tu as fait tienne cette conception de l'Arte Povera que la "commande publique" m'empêcha d'approcher.
Prisonnier des rêves de mon temps, j'ai tenté d'échapper à la matière par la forme, la figura serpentina que j'ajoutais au contrapposto, le déséquilibre compensé, en ajoutant une torsion en spirale, comme si j'allais pouvoir faire sortir ma figure du corps-tombeau des platoniciens. Mes âmes auront lutté en vain contre mes corps, alors que tes formes sont autant d'occasions d'un triomphe de la matière, au plus grand délice des âmes. Né dans la ville du marbre, tu as surmonté la fascination du marbre.

Hegel
La sculpture correspond à l'âge classique non à l'âge romantique. Se peut-il que Granai tienne les deux âges dans une seule main ?
Vasari
Vous autres romantiques avez sans doute trop mis l'accent sur le génie et sur la signature. Qui se souvient que le David de Michel-Ange fut ébauché par un autre... Si vous n'avez pas lu mes Vite, je vous signale que j'y indique qu'il suffisait à Michel-Ange de voir une seule fois l'ouvrage d'un autre pour le retenir parfaitement et l'utiliser à l'occasion sans que personne ne s'en aperçoive.
Le classicisme n'épuise pas la puissance de la forme cachée. Regardez la statue colossale en bronze que le pape exigea de Michel-Ange, les Bolonais l'ont transformée en canon lorsqu'ils reprirent leur indépendance !

Michel-Ange
La liberté n'est pas le libre-arbitre. Ainsi je dessinais sous la contrainte quand la vie me commandait de ne pas sculpter. Lorsqu'en 1529, la ville de Florence fut prise par les impériaux, on me cacha dans San Lorenzo sous la chapelle des Médicis. Ma seule ressource fut d'y couvrir les murs de dessins.

Alberti
Le propre du sculpteur est de libérer de la pierre ou du marbre une forme ou une figure qui y était cachée, en puissance. Ce que Michel-Ange matérialise avec ses Esclaves n'est autre que cette idée que j'énonce dans mon De Statua.

Schelling
Michel-Ange est en effet le représentant de la première époque, la plus puissante de l'art libéré, celle où il montre sa force encore indomptée dans des monstres avortés : ainsi, d'après les poèmes des temps symboliques primitifs, la terre produisit d'abord, après les embrasements d'Ouranos, les Titans et les Géants à l'assaut du ciel, avant que n'apparaisse le doux royaume des dieux paisibles. Aussi le Jugement dernier, somme de l'art dont cet esprit gigantesque a rempli la Chapelle Sixtine, nous paraît faire songer aux premiers temps de la terre et à ses monstres, plus qu'à ses derniers temps. En revanche la matière qui nourrit les corps de Granai est celle de la prophétie, et c'est le passage de la puissance des rouleaux à l'acte noir du graphite.
Fasciné par les fondements les plus secrets de la figure organique, et de la figure humaine en particulier, Michel-Ange ne recule pas devant l'effrayant et il le recherche même intentionnellement, le débusquant de son repos dans les ateliers de la nature. Il compense l'absence de délicatesse, de grâce, de complaisance, par l'exaspération de la force; et l'épouvante que provoque ses tableaux équivaut à la terreur que répand selon la fable le dieu Pan, lorsqu'il apparaît dans les assemblées des hommes. En règle générale, la nature produit l'extraordinaire en isolant et en excluant des attributs : aussi la gravité et la force naturelle mélancolique doivent-elles l'emporter chez Michel-Ange sur le sens de la grâce et sur la sensibilité de l'âme, pour faire apparaître la suprématie de la force purement plastique dans la peinture moderne. Chez Granai la force trouve son équilibre dans la prophétie, qui est respect de la matière dans ses formes révélées.

Kant
Les beaux-arts montrent leur supériorité précisément en ceci qu'ils donnent une belle description de choses, qui dans la nature seraient laides ou déplaisantes. Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre, etc. peuvent en tant que choses nuisibles être décrites de très belle façon.
La plastique, première espèce des beaux-arts de l'image et de la forme, comprend la sculpture et l'architecture. La sculpture présente sous forme corporelle (mais comme art, en tenant compte de la finalité esthétique) des concepts de choses, telles qu'elles pourraient exister dans la nature; l'architecture présente les concepts des choses, que seul l'art rend possible et dont la forme n'a pas comme principe déterminant la nature, mais une fin arbitraire, et dans cette optique elle doit aussi les présenter de telle sorte qu'ils soient esthétiquement conformes à une fin.

Hegel
Peut-être avais-tu raison. Mais je ne crois pas que l'on puisse faire l'économie de l'histoire, même en matière d'esthétique. Comment situer les sculptures de Granai ? Et si nous demandions ses lumières à Solger : il a toujours fait preuve d'une bienveillance à propos du contemporain.

Solger
A camper sur le Parthénon, vous avez beau jeu de persifler, d'autant que les "sculpteurs" contemporains de Granai s'installent en "gérant l'espace". Ne comptez pas sur moi pour voler à leur secours. La forme est imposée et l'artiste s'en tient à des manutentions. Il n'a plus qu'à signer et à encaisser les deniers. Mais Granai me donne raison par ses alternatives farceuses à la rupture, à l'innovation aussi bien qu'à la fin de l'art. J'ai toujours considéré que l'art atteint son apogée en réalisant l'idée tout en détruisant sa réalisation. C'est le point romantique de l'ironie. Par l'ironie, la réalité reconnaît qu'elle n'est rien en dehors de l'acte de l'idée, mais l'idée elle-même s'anéantit à son tour en suggérant sa divine liberté. L'ironie est enthousiasme (en-theos, en-dieusement), elle est la certitude que le beau en tant que tel est voué à la disparition, mais elle exprime également sa certitude dans l'éternité.
Pour toi, Hegel, la crise romantique ne peut se résoudre que par la mort de l'art. Tu sais qu'elle est pour moi la manifestation essentielle de l'art qui, ayant atteint le point culminant de son classicisme, tente un suprême dépassement en prenant conscience de sa signification métaphysique. J'aimerais que l'on revienne ainsi sur l'acte unique de Duchamp au lieu d'en faire un premier de cordée, et que, dans cette optique, on relise le Klein du Dépassement de la problématique de l'art.

Schelling
Une philosophie de l'identité pourrait vous mettre d'accord en réconciliant la vie des formes et l'histoire des hommes. La sculpture est peut-être le symbole le plus frappant de cet organon de l'identité en ce qu'elle nous montre l'infini dans le fini. Toute unité en effet, par exemple celle de l'ésemplasie de l'infini dans le fini, inclut dans sa perfection les autres en elle-même. Mais la sculpture est parmi les formes d'art la seule qui égalise parfaitement l'unité réelle, celle de la forme, et l'unité idéale, celle de l'essence.
L'effet le plus immédiat de l'art et surtout de la sculpture est le suivant : saisir et mesurer, comme d'un seul regard la grandeur absolue, l'infini en soi, le saisir dans la finitude.

Kant
J'ai conscience du caractère limité de mes exemples. Mais, vous savez, je n'ai jamais quitté Königsberg ! Et sur la sculpture de mon temps comment aurais-je pu avoir quelques lumières ? Je sais désormais ce qu'il en est. Mais il est un point sur lequel je ne transigerai pas, c'est que la légalité de la forme n'est pas pensable sans sa conformité paradoxale à la liberté imaginative du sujet de l'esthétique. Le beau pourrait sans doute se définir comme l'équilibre indéterminé entre la légalité de la forme et la liberté imaginative. Certes, la beauté libre ne peut être que celle des formes naturelles, telle celle des cristaux du marbre, mais s'il y a rapport esthétique et si nous pouvons dire que ces formes sont belles, c'est que les règles, dans le jugement du goût, ne peuvent être conçues. Tout en s'imposant avec une véhémence sans pareille dans la perception, elles demeurent cachées. S'il y a manifestation de formes, c'est bien qu'un principe producteur de règles est à l'uvre, mais ces règles n'étant pas mécaniques, on ne peut les décoder.
J'en reviens à mes cristaux de marbre. Leurs formes sont naturelles et pourtant abstraites. Aussi me suis-je réjoui du développement de l'art abstrait au cours de ce siècle. La peinture abstraite nous donne à voir les morphogenèses naturelles. Si les grands tableaux abstraits sont beaux comme des cristaux naturels, c'est qu'ils sont parfaitement intelligibles à la vue tout en demeurant sans concept, c'est à dire mécaniquement inintelligibles. Il est par conséquent aberrant de parler d'art conceptuel.

Schelling
Tu sais bien que dans cette sphère, nul ne songe à contester tes propositions. Mais la peinture est encore assujettie à la régularité géométrique. Dans la sculpture, la régularité géométrique cesse d'être prédominante ­ car ce n'est pas une légalité finie, saisissable par la seule intelligence, mais une légalité infinie, saisissable seulement par la raison, qui est en même temps la liberté. Toute la sculpture est transcendante par rapport à cette légalité finie.
Cette ultime beauté qui est sublimité et qui demeure originellement en Dieu comme indifférence totale de l'infini et du fini, seule la sculpture est capable de la représenter.
Mais si nous recherchons en quel sens la plupart ont compris ce surclassement de la réalité par l'art, il se trouve que cette théorie a contribué à maintenir la conception de la nature comme pur produit, sans guère éveiller l'idée d'une nature vivante.
L'oeuvre d'art apparaîtra excellente dans la mesure où elle nous aura montré comme ébauche cette pure force créatrice et opérante dans la nature.

Hegel
Le type fondamental est donc donné à la sculpture, et non inventé par elle. Mais dire que la figure humaine fait partie de la nature, c'est user d'une définition très vague, qui mérite d'être précisée. Ce que l'opinion publique a apprécié dans les uvres de Phidias, ce ne sont ni le charme et la grâce des formes et des attitudes, ni l'attrait de l'expression, qui comme déjà au temps de Phidias, est dirigée au-dehors et a pour but de plaire au spectateur, ni l'élégance et la hardiesse de l'exécution, mais c'est l'expression d'indépendance de ces figures qui se suffisent à elles-mêmes.
Quelle que soit la fidélité avec laquelle les formes sont exprimées dans les détails et dans l'ensemble, cette fidélité ne constitue cependant pas la reproduction pure et simple d'après nature. Car la sculpture a toujours affaire à l'abstraction de la forme et doit par conséquent, éliminer du corporel toute sa partie naturelle proprement dite.

Schelling
Sur ce point je partage ton jugement, sinon comment expliquer que les imitations de ce qu'on nomme le réel apparaissent à toute intelligence, même peu cultivée, dénuées de vérité au suprême degré, donnant même une impression de fantômes, tandis qu'une uvre où le concept domine, la saisit par la pleine force de la vérité, et la transporte dans le monde authentiquement réel ? D'où cela vient-il, si ce n'est du sentiment plus ou moins obscur qui lui dit que le concept est dans les choses l'unique vivant, alors que tout le reste n'est qu'ombre inconsistante et vaine ?
La beauté caractéristique est donc la beauté dans sa racine, à partir de laquelle la beauté peut ensuite s'élever comme fruit; l'essence peut recouvrir la forme, le caractéristique reste le fondement toujours opérant du beau.

Bloch
Actuellement il est vrai que nous ne sommes pas à la hauteur de ce que nous créons, et bien souvent, c'est comme si la maison était inhabitée. Le nihilisme analytique détruit, bien plus, le plus profond, le centre même est atteint : nous sombrons à présent dans la plus grande nuit que l'histoire ait jamais connue, celle qui obscurcit l'intérieur mais surtout ce qui est extérieur et supérieur. Il faut sentir à fond que, pour nous, toutes les choses solides sont peu à peu devenues sans vie et de simples habitudes médiocres. Peut-être Nietzsche croyait-il suffisamment à ce qu'il disait, peut-être aussi Schopenhauer, lui qui vivait intensément, Spinoza aussi peut-être, more geometrico. Mais à tous il manque d'être profondément déchiré par les conséquences; on ne remplace pas les conséquences.
C'est donc vers l'Orient que nous allons; depuis longtemps déjà, lui résister s'est révélé une chose vaine. Les Grecs combattirent contre les Perses, ils vainquirent à Marathon et à Salamine, mais Alexandre épouse Roxane, abandonne sa garde macédonienne et meurt à Babylone. Scipion détruit Carthage mais le sémite Pierre détruit Rome, et la pénitence de l'empereur Théodose devant l'évêque de Milan fut la vengeance tardive mais définitive de Zama. Michel-Ange se débat désespérément contre l'esclavage mais la gradine ne peut servir le surhumain, et c'est l'hébreu lapidé pour avoir entassé trois pierres qui demeure dans le graphite de Granai, ses jabots de lumière comme comme don, comme cèdres d'Hiram.
Le mythe magique revient en Europe, recouvrant toutes les influences de l'Antiquité sous la forme d'un être contourné, gothique, s'élançant comme une voûte transcendante, triomphant même de l'irruption de la Renaissance et lui survivant. Ce qu'Alexandre, le plus authentique des Grecs, abandonna, Michel-Ange, Schelling et Schopenhauer ne l'ont pas abandonné pour, à travers l'Europe, inscrire sur l'action et l'acuité du concept la marque d'un secret, jambe de béton poli où se fondent les derniers fragments du marbre.

 

DEUXIEME
SOIR
(prosopopée)

 

Bernard Palissy
Paul Valéry

 

Valéry
Comme un son pur, ou un système mélodique de sons purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire de l'ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés, plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement. Ils nous proposent, étrangement unies, les idées d'ordre et de fantaisie, d'invention et de nécessité, de loi et d'exception; et nous trouvons à la fois dans leur apparence, le semblant d'une intention et d'une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l'évidence de procédés qui nous sont interdits et impénétrables. Nous pouvons imiter ces formes singulières; et nos mains savent tailler un prisme, assembler une feinte fleur, tourner ou modeler une coquille; nous savons même exprimer par une formule leurs caractères de symétrie ou les représenter d'assez près par une construction géométrique. Jusque-là, nous pouvons prêter à la "Nature" : lui donner des dessins, une mathématique, un goût, une imagination, qui ne sont pas infiniment différents des nôtres; mais voici que, lui ayant concédé tout ce qu'il faut d'humain pour se faire comprendre des hommes, elle nous manifeste, d'autre part, tout ce qu'il faut d'inhumain pour nous déconcerter... Nous concevons la construction de ces objets, et c'est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent; nous ne concevons pas leur formation, et c'est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés nous-mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons rien créer par cette voie.
Mais bientôt ma question se transforme. Elle s'engage un peu plus avant dans la voie de ma naïveté, et voici que je me mets en peine de rechercher à quoi nous reconnaissons qu'un objet donné est ou non fait par un homme ?
Comme on dit : un "Sonnet", une "Ode", une "Sonate" ou une "Fugue", pour désigner des formes bien définies, ainsi dit-on : une "Conque", un "Casque", un "Rocher", un "Haliotis", une "Porcelaine", qui sont noms de coquilles; et les uns et les autres mots donnent à songer d'une action qui vise à la grâce et qui s'achève heureusement.
Qu'est-ce qui peut m'empêcher de conclure à quelqu'un qui, pour quelqu'un, a fait cette coque curieusement conçue, tournée, ornée, qui me tourmente ?
Toutes ces remarques concourent à me faire penser que la fabrication d'une coquille est possible.
Mais que j'essaie à présent de m'y mettre, de modeler ou ciseler un objet analogue, je suis d'abord contraint de rechercher quelque matière convenable pour la pétrir ou la profiler; et il arrive que j'aie "l'embarras du choix". Je puis songer au bronze, à l'argile, à la pierre : le résultat final de mon opération sera, quant à la forme, indépendant de la substance choisie. Je ne requiers de cette substance que des conditions "suffisantes" mais non strictement "nécessaires". Selon la matière employée, mes actes, sans doute, seront différents; mais enfin ils obtiendront d'elle, si différents qu'ils soient, et quelle qu'elle soit, la même figure voulue : j'ai plusieurs voies pour aller, par la matière, de mon idée à son effigie.
Le petit problème de la coquille suffit à illustrer assez bien tout ceci, et à illuminer nos limites. Puisque l'homme n'est pas l'auteur de cet objet, et que le hasard n'en est point responsable, il faut bien inventer quelque chose que nous avons nommé Nature vivante. Nous ne pouvons guère la définir que par la différence de son travail avec le nôtre; et c'est pourquoi j'ai dû préciser un peu celui-ci. J'ai dit que nous commencions nos ouvrages à partir de diverses libertés : liberté de matière, plus ou moins étendue; liberté de figure, liberté de durée, toutes choses qui semblent interdites au mollusque.
Mais la fabrication de la coquille est chose vécue et non faite : rien de plus opposé à notre acte articulé, précédé d'une fin et opérant comme cause.
J'ai lu que notre animal emprunte à son milieu une nourriture où existent des sels de calcium, que ce calcium absorbé est traité par son foie, et de là, passe dans son sang. La matière première de la partie minérale de la coquille est acquise : elle va alimenter l'activité d'un organe singulier spécialisé dans le métier de sécréter et de mettre en place les éléments du solide à construire.
Que constatons-nous ? Le travail intérieur de construction est mystérieusement ordonné. Les cellules sécrétoires du manteau et de sa marge font leur uvre en mesure : les tours de spires progressent; le solide s'édifie; la nacre s'y dépose. Mais le microscope ne montre pas ce qui harmonise les divers points et les divers moments de cet avancement périphérique simultané.
Rien, dans notre conscience de nos actions, ne nous permet d'imaginer ce qui module si gracieusement des surfaces, élément par élément, rangée par rangée, sans moyens extérieurs et étrangers à la chose façonnée, et ce qui raccorde à miracle ces courbures, les ajuste, et achève l'uvre avec une hardiesse, une aisance, une décision, dont les créations les plus souples du potier, ou du fondeur de bronze ne connaissent que de loin le bonheur. Nos artistes ne tirent point de leur substance la matière de leurs ouvrages, et ils ne tiennent la forme qu'ils poursuivent que d'une application particulière de leur esprit, séparable du tout de leur être. Peut-être, ce que nous appelons la perfection dans l'art (et que tous ne recherchent pas, et que plus d'un dédaigne), n'est-elle que le sentiment de désirer ou de trouver, dans une uvre humaine, cette certitude dans l'exécution, cette nécessité d'origine intérieure, et cette liaison indissoluble et réciproque de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait voir ?

Palissy
Si tu considères les pétoncles et les sourdons et plusieurs autres espèces, tu trouveras une industrie telle qu'elle te donnera occasion de rabaisser la gloire de l'homme. As-tu jamais veu chose faite de main d'homme qui se peust rassembler si justement que font les deux coquilles
et harnois desdits sourdons et pétoncles ? Certes il est impossible aux hommes de faire le semblable. Penses-tu que ces petites concavitez et nervures qui sont auxdites coquilles, soyent faites seulement par ornement, et beauté ? Non, non : il y a quelque chose d'avantage.
Quelque temps après que j'eu considéré les horribles dangers de la guerre, desquels Dieu m'avoit merveilleusement délivré, il me print envie de désigner et pourtraire l'ordonnance de quelque ville en laquelle on peust estre asseuré en temps de guerre : mais considérant les furieuses batteries desquelles les hommes s'aident, j'estois presque hors d'espérance et estois tous les jours la teste baissée, craignant de voir quelque chose qui me fist oublier les choses que je voulois penser, car les habitants les fortifient, en rompant les maisons qui sont joignant les murailles de la cloison de la Ville et font de grandes allées entre les maisons et lesdites murailles. Et quoy ? En temps de Paix les murailles sont inutiles. Ayant donc considéré ces choses, je trouvay que lesdites Villes ne me pouvaient servir d'aucun exemplaire, veu que quand les murailles sont gagnées, la ville est contrainte de se rendre. Voilà bien un pauvre corps de Ville quand les membres ne se peuvent consolider et aider l'un l'autre. Brief, toutes telles Villes sont mal désignées, attendu que les membres ne sont point concathenez avec le corps principal. Il est fort aisé de battre le corps, si les membres ne donnent aucun secours. Quoy voyant j'ôtais mon espérance de prendre aucun exemple sur les villes qui sont édifiées à présent.
Alors je commençay d'aller par les bois, montagnes et vallées pour voir si je trouverois quelque industrieux animal. Je vis une jeune limace qui bastissoit sa maison et forteresse de sa propre salive. Alors bien joyeux, je me pourmenay decà delà, d'un costé et d'autre, pour voir si je pourrois encore apprendre quelque industrie sur les bastiments des animaux, ce qui dura l'espace de plusieurs mois, en exerçant toutesfois toujours mon art de terre pour nourrir ma famille. Après que plusieurs jours j'eu demeuré en ce débat d'esprit, j'avisay de me transporter sur le rivage et rochers de la mer Océane où j'apperceu tant de diverses espèces de maison et de forteresses que certains petits poissons avaient faites de leur propre liqueur et salive. Tous ces poissons susdits sont foibles, comme je t'ai cy devant dit : mais quoy ? voicy à présent une chose admirable, qui est que Dieu a eu si grand soin d'eux qui leur a donné industrie de se sçavoir faire à chacun d'eux une maison, construite et nivelée par telle Géométrie et Architecture, que jamais Salomon en toute sa Sapience ne sceut faire chose semblable : et quand mesme tous les esprits des humains seroient assemblez en un, ils n'en scauraient avoir fait le plus moindre traict. Je me pourmenay sur les rochers pour contempler de plus près les excellentes merveilles de Dieu, et ayant trouvé certains gembles qu'on appelle autrement oeils de bouc, j'apperceu qu'ils estoyent armez par une grande industrie : car n'ayans qu'une coquille sur le dos, ils s'attachoyent contre les rochers, en telle sorte que je pense qu'il n'y a nul poisson en la mer, tant soit-il furieux qui le sceust arracher de ladite roche.
Cela augmente en telle sorte la force de ladite forteresse, comme feroyent certains arcboutans appuyez contre une muraille pour la consolider : et de ce n'en faut douter, j'en croiray toujours les Architectes de bon jugement. Penses-tu que les poissons qui érigent leurs forteresses par lignes aspirales ou en forme de limace, que ce soit sans quelque raison ? Non, ce n'est pas pour la beauté seulement, il y a bien autre chose. Lors je me mis à regarder lequel de tous les poissons seroit trouvé le plus industrieux en l'Architecture, à fin de prendre quelque conseil de son industrie. Or en ce temps-là, un Bourgeois de la Rochelle nommé l'Hermite, m'avoit fait présent de deux coquilles bien grosses, sçavoir est, de la coquille d'un pourpre (Murex L.), et l'autre d'un buxine (buccin) lesquelles avoyent esté apportées de la Guinée, et estoyent toutes deux faites en façon de limace et ligne aspirale : mais celle du buxine estoit plus forte et plus grande que l'autre, toutesfois veu le propos que j'ay tenu cy dessus, c'est que Dieu a donné plus d'industrie ès choses faibles, que non pas aux fortes, je m'arrestoy à contempler de plus près la coquille du pourpre que non pas celle du buxine, parce que je m'asseurois, que Dieu lui auroit donné quelque chose d'avantage, pour récompenser sa foiblesse. Et ainsi estant long-temps arresté sur ces pensées j'avisay en la coquille du pourpre, qu'il y avoit un nombre de pointes assez grosses qui estoyent à l'entour de ladite coquille : je m'asseuray deslors, que non sans cause lesdites cornes avoyent esté formées, et que cela estoit autant de boulevards et défenses, pour la forteresse et retraitte dudit pourpre. Quoy voyant ne trouvay rien de meilleur pour édifier ma Ville de forteresse, que de prendre exemple sur la forteresse dudit pourpre et pris quant et quant un compas, reigle et autres outils nécessaires, pour faire mon portrait.


TROISIEME
SOIR
(prosopopée)

 

Robert Granai
Michel Leter
Anne Rivière

 

 

Les vivants se mesurent désormais à leurs ombres.

 

 

Granai
(Songeant aux paroles de Valéry) « Le résultat final de mon opération sera, quant à la forme, indépendant de la substance choisie ». On entre là dans le problème de la destination de l'objet, de sa pérennité, de sa durée. Le problème de la sculpture, c'est la lumière. L'objet doit recevoir la lumière ou la refléter. Quand on pense à une figure on pense à une sorte de jabot de lumière qui court autour d'un cou ou autour de la forme centrale. Non, la matière n'est pas indifférente à la forme. On ne choisit pas innocemment la lumière que l'on veut transmettre : ces petits points de soleil. Soit on chauffe la matière que l'on fait, que l'on modèle, soit on choisit de refléter cette chaleur. Le problème est différent. Ou bien on dispose de l'écho de cette lumière ou bien on recueille cette lumière pour en faire une sorte de calorifère. Mais en fait, peu importe la matière choisie, (Niki de Saint-Phalle va chercher sa matière dans les poubelles). C'est la réception de la chaleur qui compte et non pas la prétendue hiérarchie des matières.

Rivière
Rodin qui donnait pour conseil de sculpter « par l'exécution serrée des profils, c'est-à-dire par l'exécution des divers contours d'un même corps ou objet vu sous divers angles », avait confié à Dujardin-Beaumetz : « Je place le modèle de manière que la lumière, se découpant sur le fond, éclaire ce profil. Je l'exécute, je tourne ma selle et celle de mon modèle, j'en vois ainsi un autre, je tourne encore [...] en tournant ma selle, les parties qui étaient dans l'ombre se présentent à leur tour à la lumière [...], car c'est toujours dans la lumière que je travaille ou du moins autant que je le puis [...]. »

Granai
Mais statuaire et sculpture sont des termes obsolètes. Il serait plus pertinent de parler de stabile ou de mobile comme Calder.

Rivière
Vous avez l'air de dire là que vous ne travaillez pas dans le registre de la statuaire. Or, pour moi, la statuaire ou la sculpture est ce qui assure l'apparition de formes de façon analogue à ce que fait la physique du monde naturel. A la différence des installations contemporaines qui, elles, occupent un espace de circulation avec des constructions humaines. Les manifestations de la statuaire sont dans un rapport fond/forme qui assure une liaison indissoluble de la représentation avec la matière. Que l'on soit dans la figuration ou l'abstraction, on a toujours à faire avec des formes naturelles, celles du vivant ou celles qui appartiennent à notre monde physique.

Granai
Alors disons que j'ai un désir de statuaire. Fils de sculpteur, tout me porte pourtant vers la statuaire. Le marbre est revêtu pour moi de ce même pouvoir d'attraction dont je dois me prémunir. Né à Carrare sous l'ascendant du marbre, j'ai dû autant que faire se peut éviter le marbre.

Leter
Cette tentation du marbre est visible à l'oeil nu dans certaines de vos oeuvres tel Le Secret, où le marbre fragmenté se trouve emprisonné dans la jambe de force du béton poncé comme marbre. On songe au Victor Hugo de la Réponse à un acte d'accusation qui, mettant un bonnet rouge au vieux dictionnaire, fait fraterniser la vache et la génisse. Vous vous exilez d'un matériau noble pour mieux ennoblir les matières marquées de l'F des forçats...

Granai
J'ai toujours considéré le marbre, et particulièrement le marbre de Carrare, comme la vraie noblesse de la Nature. Songez qu'il a fallu qu'il y ait sédimentation et que tout d'un coup, dans tant de kilomètres, il y ait une source de chaleur de tant de degrés qui cristallise de cette façon de tout petits cristaux. Il faut tellement de choses pour qu'il y ait ce marbre, et c'est la noblesse de la nature. Je me suis interdit le marbre parce que c'est la matière la plus noble et la mieux faite pour la sculpture. Que ce soit avec la gradine ou l'aiguille le sculpteur caresse le marbre. On modèle petit à petit. La forme s'obtient par mille travaux d'approche. Peut-être avez-vous assisté au travail d'un metteur au point... Il arrive au millimètre à faire le bout du nez ou la commissure des lèvres... Et L'approche avec l'aiguille, la petite masse au creux de la paume... C'est un plaisir d'approcher avec le poids de la masse dans la main. La masse, c'est de l'acier, elle se creuse au contact du bout de l'aiguille. Il y a quelque chose de très amoureux dans la taille du marbre. Vous savez on pèle le marbre, on l'effeuille, tandis que la pierre, on tape dessus, on a de gros outils emmanchés en bois, on tape dedans, sauf si on tombe sur des zones de clivages. Le marbre, au contraire, il faut l'écailler. Ensuite on établit les points. Il y a trois ou cinq points qui sont des petits bouts de pointes de tétons de plomb ou de bois pour poser le compas, et puis on écaille le marbre.

Leter
Les inachevés de Michel-Ange en gardent les traces.

Granai
Exactement, sur Les Esclaves on voit les coups de gradine.

Rivière
J'aimerais insister sur la poétique des termes techniques, des noms d'outils, des qualités physiques des matériaux. Le marbre est une roche métamorphique et porte en lui les métamorphoses voulues par l'artiste à l'aide de la gradine ou de la boucharde. Les ébauchoirs, mirettes gouges et autres rifloirs ont tous leur usage adapté à des matériaux aussi divers que l'argile, le plâtre ou le bois. La statuaire est une trace, une signature du temps dans l'espace et cela ne se peut qu'à l'aide d'instruments qui font le lien entre l'artiste et la matière.

Granai
En dépit du plaisir que me procure le marbre. J'utilise le graphite, son négatif. Le marbre est une pierre que l'on grave, que l'on attaque avec un burin tandis qu'avec le graphite, c'est le contraire, c'est la matière qui écrit. Le graphite, qui habituellement sert d'agent de séparation entre une pièce et son monde, redevient matière première. Il est amusant de compacter le graphite, d'essayer d'en faire un gros crayon, qui n'écrit pas. On fait un bloc de ce qui aurait pu écrire mille livres par exemple. C'est déjà l'emprisonnement d'une écriture ou de paroles données. On en revient à Paul Valéry, si on a une pensée belle et dure on l'exprimera dans un matériau bel et dur - comme les paroles gelées de Rabelais - mais si on a le désir de rechercher, de fouiller dans la matière, on va chercher des pierres plus tendres, on va chercher des fentes où les doigts peuvent se glisser et vont caresser la matière à pétrir, la modeler, mais c'est aussi différent. A l'origine les grandes pièces étaient taillées dans la falaise. La statuaire grecque était surtout une statuaire de bronze; ce sont les Romains qui ont commencé la pierre; c'est bien significatif que les grecs aient modelé et que les sculpteurs romains aient taillé.
Dans l'histoire de la sculpture, il y a les grattages de bois qui préfiguraient les colonnes qui étaient soit en bois, soit en bois relié. Quant le bronze et le fer sont apparus, on a pu tailler, on a pu imiter la forme laissée par le bois (les cannelures) des colonnes, les colonnades. C'est toujours l'éternel processus qui conduit à remplacer un matériau ancien par un matériau nouveau.
Qu'est-ce qui se passe dans la fossilisation ? Il y a un os et puis il y a une espèce d'osmose entre la terre et l'os, ce qui fait que l'essence de l'os est petit à petit enlevée et remplacée par du calcaire et on trouve un fossile. C'est une mécanique merveilleuse.
A une époque, je ne voulais pas jeter les cendres. Elles nous ont donné de l'énergie, de la chaleur, pourquoi les jeter ? Il fallait que j'en fasse quelque chose. Il fallait que je conserve le souvenir de ces cendres. Alors j'ai compacté ces cendres comme je le fais avec d'autres matériaux.
La matière industrielle est aussi respectable que la matière naturelle. Le ciment est aussi une matière industrielle depuis les romains. II fallait cuire une pierre pour qu'elle souffle son eau et qu'elle aspire son eau après. Toutes les matières sont nobles.
S'il est un humanisme, il consiste à trouver l'attitude qui nous permette de tutoyer notre sur la matière. Comme il y a une marche du compagnon, il y a une marche du sculpteur et du peintre qui jadis mettaient le pied en équerre, comme dans le tableau Bonjour Monsieur Courbet. On était un grand peintre parce qu'on avait la marche des peintres, parce qu'on en avait la marche et la démarche.
La définition de la sculpture qui n'est pas trouvée ­ et qui ne sera peut-être jamais trouvée ­ c'est la définition d'un comportement vivant non pas avec la matière mais pratiquant et pénétrant cette matière. Lorsque notre corps est devant une source de chaleur, on bombe le torse (chez les verriers par exemple). Pour chercher l'air, on doit bomber le torse, et on a un autre geste pour frapper. On a une attitude devant les choses et c'est cette attitude qui souvent conduit à la naissance des formes.

Rivière
C'est Merleau-Ponty, je crois, qui parlait de "force lisible dans une forme". Comprendre ce qui régit la sculpture, c'est prendre en compte la perception et donc la possibilité de discerner les contours de l'uvre, contours qui n'appartiennent ni au fond ni à la forme mais assurent la saillance perceptive. C'est cette saillance qui est porteuse de la force interne de la sculpture.
« Dans chaque perception, c'est la matière même qui prend sens et forme » dit encore Merleau-Ponty et c'est bien de cela qu'il s'agit lorsqu'une uvre se présente. Parce que nous la regardons, la matière devient la forme qu'a voulu pour elle le sculpteur.

Leter
Comment la liberté de l'homme dialogue-t-elle avec la natura naturans, la nature productrice ? Quelle est l'incidence des variations de la position du sculpteur sur les formes ?

Granai
Nous avons parlé des carriers, revenons à notre ami Michel-Ange. Les jeunes carriers qui devaient être les modèles de Michel-Ange avaient les hanches et l'articulation des hanches, par rapport au torse, différentes de la normale parce qu'en maniant le marbre, les carriers faisaient une sorte de rotation sur les jambes bien implantées au sol. Cela donnait une morphologie particulière aux gens qui travaillaient le marbre et Michel-Ange s'est inspiré de cette forme-là. La position joue aussi en peinture. Que l'on songe à Renoir qui souffrait de cette arthrite évolutive et qui peignait penché. Il était contraint d'arrondir ses formes. Il ne pouvait avoir l'agressivité de Dürer qui attaquait avec une pointe. Je crois que le corps à beaucoup à "dire" dans l'élaboration des formes.

Rivière
Pourquoi cela vous gêne-t-il lorsqu'on parle de gestion de l'espace ?

Granai
Il y a un côté petit boutiquier dans gérer l'espace. C'est le mot gérer qui me gêne, cette fructification boutiquière de l'espace.

Rivière
Il s'agit d'organisation de l'espace. Que se passe-t-il entre l'espace corporel de l'artiste et l'espace de l'uvre d'art ? Dans les deux cas, avons-nous affaire à un même espace physique ou l'artiste est-il prisonnier d'un espace "psychique" qui lui est propre ? Et les formes créées trouveraient-elles leur origine dans cet espace tout en apparaissant sur un autre substrat ? Dans le cas des installations, j'ai l'impression que lorsque le créateur utilise l'espace physique pour laisser des traces de son travail, son propre corps est absent sauf à venir circuler dans cet espace. Il est en dehors. Alors qu'un artiste qui travaille dans le champ de la production de formes, sans déplacement, permet la communication entre un espace interne et un espace externe.

Granai
C'est vrai, il y a une identité ou une parenté.

Rivière
On en revient à la question de la validité des mots sculpture et statuaire rattachés à votre travail. Je crois que vous êtes un sculpteur au sens où vos uvres ont le caractère de formes naturelles. Elles sont ce qu'elles représentent et leur organisation retrouve une intériorité qui est celle de la nature. Elles véhiculent un langage figuratif naturel au travers d'une figuration du réel.

Leter
Il y a paradoxalement une opposition entre la création de formes, tant naturelles qu'artistiques, et ce que les sculpteurs contemporains font. Nous continuons à payer le divorce entre la beauté naturelle et la beauté artistique consommé par Hegel qui, contre Schelling et les philosophes de la nature, affirme l'exclusivité artistique du beau.
En vérité la forme créée est autonome. Elle peut donc être déplacée envers et contre l'espace. L'installation a besoin du décor muséal ou naturel pour se manifester, comme chez Richard Long. Le Land Art par ses artifex (Christo) en impose à la nature. Or le Land Art apparaît aujourd'hui comme un art réactionnaire. Le rapport cartésien de domination qu'il induit n'est plus concevable dès lors que l'éco-logie est prise en compte.

Granai
Nous entretenons une relation physique à la matière que l'on s'apprête à sculpter. On parle à la matière, on parle au ciment quand le métal est en fusion. C'est très troublant quand on voit les deux masses de métal qui se rejoignent et viennent se fusionner. Il y a des petites secondes affolantes que ce soit dans la fusion, que ce soit dans la taille. Pourquoi donne-t-on un coup de côté qui est bon, alors qu'on s'attendait à ce qu'il y ait une petite coquille ? Mais comment le dire. Même les objets très modestes, ce qu'on appelle le jeu fonctionnel qui fait qu'une rotule est une rotule, qui fait qu'une pièce d'acier ou même d'aluminium très vulgaire devient vivante... Pourquoi ? Parce qu'il y a un espace très infime qui ne reçoit pas la poussière et qui fait que la pièce s'articule comme une rotule. Qu'on le veuille ou non, il y a quelque chose de troublant là-dedans. Est-ce que je me fais bien comprendre ?

Rivière
Vous commencez à nous faire comprendre cette émotion.

Granai
La matière est vivante. Tout simplement, lorsqu'on taille un morceau de calcaire, on taille des millions de petits radiolaires, un cimetière de petits êtres.

Leter
Le Cimetière marin qui berça votre adolescence ?

Granai
Oui, peut-être. Mais quand on taille le marbre, ces petits êtres qui sont passés par le four de la nature, il est assez vertigineux de penser qu'on aborde une telle matière. La pierre est vivante, c'est évident, comme est vivant le bois.
Si la jointure est possible avec la matière, c'est que la matière est notre sur. L'humanisme, c'est peut-être ce tissu interstitiel entre nous et la matière.

Leter
De même, vous êtes à la jointure de plusieurs époques...
Nous ne sommes plus dupes du nouveau. Le geste de Duchamp ne peut être fondateur que de lui-même. Il n'est pas pensable que cette attitude devienne mythique (c'est à dire répétée dans un éternel retour pseudo-nietzschéen), il est paradoxal que Duchamp aient des épigones et que se soit instaurée une tradition du ready-made et du ready-made aidé (qu'est-ce que la touche de Lavier sinon le dernier avatar de la "Pharmacie" de Duchamp ?)
Nous ne croyons plus que l'effacement des limites de l'uvre soit "subversif" dans la mesure où, de la fascination pseudo-critique du donné on passe vite à son esthétisation.
Avec le constructivisme de Gabo, les fils de nylon des uvres tendent déjà le vide. Ce sont les intervalles qui font sens. Depuis, dans le climat anti-humaniste qui marque tant la philosophie que l'art contemporain, les artistes ont été enclins à faire de l'absence un centre, un substitut à la forme. Comme dans la philosophie de Heidegger, c'est le retrait de la chose qui tient lieu d'horizon d'attente.
De même, nous ne pouvons souscrire à l'imposture de Beuys, qui s'affirme "sculpteur", tout en voulant nous faire croire, par on ne sait quelle surenchère platonicienne, que l'idée est dissociable de la forme. Nous ne nous laissons plus leurrer par la "provocation de l'espace social" qui serait induite par les lieux de Beuys. Tout comme le Land Art de Christo (et ses parapluies qui tuent...), ces mises en scène n'inaugurent rien d'autre qu'un retour à la négation Leibnizienne de l'autonomie de la forme substantielle.
Ce que le Minimal Art (Smith, André, Judd, Flavin, Lewitt, Morris) nous présente comme une innovation n'est qu'une fascination du donné. L'artiste renonce à la transfiguration du matériau, pour se soumettre à la seule organisation d'un espace, souvent défini par l'institution culturelle.
L'art classique, qui est supposé être dépassé ici, n'a jamais été un art du donné. On peut légitimement opposer le conformisme fascinatoire et historiciste de l'art contemporain (ballotté entre expressionnisme et inexpressionnisme) à la mimesis aristotélicienne, selon laquelle la poésie est plus vraie que l'histoire parce qu'elle ne dit pas ce qui est mais ce qui pourrait être.
Somme toute les installations contemporaines renouvellent l'erreur commise par Strabon, dans son Rerum Geographicum, qui considérait comme maladroit le Jupiter colossal de Phidias parce que s'il s'était levé de son trône (étant représenté assis), il aurait dû défoncer le toit du temple. Ce « jugement est entièrement inesthétique, répondra Schelling, toute uvre sculpturale est un monde pour soi, elle a son espace en elle-même tout comme l'univers, et il ne faut l'apprécier et la juger qu'à partir d'elle-même; l'espace extérieur lui est fortuit et ne peut contribuer en rien à son estimation ».
L'installation n'installe rien qu'un nouvel académisme. En choisissant Granai, nous choisissons le prophétisme. Par prophétisme, nous n'entendons pas tant une divination que notre situation critique dans le présent. La véritable critique sociale réside non pas dans la performance mais dans l'achèvement de la forme. C'est seulement lorsque la forme est achevée que le dépassement de l'art est envisageable où comme le dit Schiller à la fin de la vingt-deuxième de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme : « seul l'achèvement de la forme peut anéantir la forme ».
Nous refusons l'alternative qui nous condamne à penser l'histoire de l'art soit linéairement comme Hegel, soit cycliquement comme Nietzsche. Face aux anachronismes et aux "retours-à", notre communauté de savoir sera uchronique. La forme du dialogue de ce temps ­ qui n'est plus nouveau ni à venir, mais dont on s'éprend ­ sera donc la prosopopée. Car les poètes disparus ont une voix, et nous ne saurions apposer notre signature avant que cette voix ne se fasse entendre.