Michel Leter

 

Itinéraire de Disneyland-Guermantes à Illiers-Combray, contribution à une toponymie de la France au temps du culturel

 

© éditions du meilleur café à l'ouest de Parme, 1997

 

 1. De Guermantes à Disneyland

 

Le 12 avril 1992, à deux pas du château de Guermantes, fut proclamée l'indépendance d'Euro Disneyland. La mise en circulation d'un "passeport Euro Disney" à l'occasion de l'ouverture du "parc à thèmes" ne constituait pas seulement un artifice publicitaire mais aussi le signe avant-coureur d'une refondation imaginaire des identités nationales en vertu de laquelle l'autre ne sera plus l'immigré mais le touriste.
Comme son nom l'indique le Magic Kingdom n'est pas tant un parc d'attraction qu'une enclave territoriale de fantaisie taillée dans l'imaginaire littéraire français, à deux kilomètres du véritable château de Guermantes, en Seine-et-Marne. Le fief que la France a octroyé à Disney s'étend, dans sa phase initiale (20% de l'opération totale), sur 1/5ème de la surface de Paris, ce qui d'ores et déjà place Euro Disneyland devant la principauté de Monaco...

... Ma première réaction aura donc été atavique. A l'instar de mes ancêtres paysans et démentant Rimbaud en usant de la main à plumes que de la main à charrue - je fourbisais ma faux tentant de croiser le fer avec Disney sur le lopin de l'imaginaire, soutenant légitimement que la Seine-et-Marne était loin d'être la terre vierge que les promoteurs nous avaient présentée.
La Brie fut (on l'oublia vite) terre de poésie : Machaut, Deschamps, Rabelais, Ronsard, Jodelle, Gauchet, La Fontaine, Racine et Voltaire écrivent dans ses châteaux. Le romantisme élit domicile dans la forêt voisine de Fontainebleau - à la sortie de laquelle Henri Mondor nous apprend que Mallarmé sauve Valéry de la noyeade.
Le rachat, par les Verdurins, du château de Guermantes (ainsi que Proust rebaptise le château de Villebon en Eure-et-Loir) était un moindre mal lorsqu'on songe à l'inimaginable érection sur son site réel, en Seine-et-Marne, du château de la Belle au Bois Dormant. Car c'est bien sur l'imaginaire poétique que le culturel bâtit ses parcs, comme le premier christianisme édifia ses églises sur l'emplacement des anciens temples païens pour tout en effacer jusqu'à la trace.
Et pourtant, les confettis de Disneyland font pâle figure à côté des feux de la Nuit de Vaux-le-Vicomte que La Fontaine et Molière allumèrent la veille de l'arrestation de l'intendant Fouquet. La Brie, c'était avant tout l'imaginaire des châteaux. Si le château de la Belle au Bois Dormant a toute sa place dans les "incroyables Florides" du parc d'Orlando, il représente en Brie une lubie tautologique bien plus funeste que celle qui inspira Le Nôtre lorsqu'il s'avisa de dessiner en forme de mitre le jardin de Bossuet à l'évêché de Meaux : on croit rêver et c'est un cauchemar qui voit l'État français et le Conseil Régional Ile-de-France dépenser des millions pour raccorder Disneyland au reste de l'Europe alors que les sommes nécessaires pour sauver les uvres et manuscrits de nos poètes disparus ne sont toujours pas réunies. Le seul et véritable parc à thème de Disney, c'est le No Man's Land.

Ma démangeaison terrienne prit la forme d'un conte, Disneyland que Proust appelait Guermantes1, où deux étudiants juifs retrouvent un sens à leur cosmopolitisme en défendant paradoxalement les poètes disparus d'origine ou d'élection briarde. Frisant le ridicule en éditant L'Invendable, la lettre des poètes disparus et en le distribuant comme un tract devant les bureaux d'embauche d'Euro Disneyland, ils entendent esquisser une alternative au "casting". A ce jeux nos deux protagonistes seront les victimes (réelles ou imaginées ?) de ce que Disney nous cache mais qui constitue l'emblème de l'imaginaire américain : cette obstination à rythmer le modernisme d'exécutions capitales. En cela Disneyland ne renouerait pas tant avec les miniatures du Duc de Berry - comme voudait nous le faire croire le P.D.G. d'Euro Disney, Monsieur Fitzpatrick (romaniste de formation) - mais avec la castration d'Abélard.

 

 

2. D'illiers à Combray

 

Ma prime réaction de 1992 fut, au sens propre du mot - réactionnaire. Quatre ans plus tard - le circonspect ayant apaisé l'épidermique - ma réaction seconde se veut critique.
Evoquant le feu d'artifice donnée par Euro Disney le 8 décembre 1991, le journal local La Marne rapporte le duel clochemerlesque que se sont livrés le préfet de Seine-et-Marne, qui possède l'apanage de la "décision de tir" et le maire de Chessy, mauvais coucheur1. Dans son discours de vux le maire réfractaire poursuit ses doléances : « La loi nous autorise à prélever une taxe de séjour sur les visiteurs des hôtels, nous avons décidé de l'instaurer pour assurer un revenu et cibler la fiscalité. En réponse, Disney, qui n'en est que le percepteur, nous reproche de mettre en péril son équilibre financier et dépose un recours au tribunal administratif. Intéressante manifestation d'égoïsme et suspens ! Qui va avoir raison ? Disney conseillé par celui qui était en charge de son dossier avant de quitter le ministère des Finances, ou les communes ? »2
Et pourtant, nos élus, du petit maire au député, comme pétrifiés par Méduse, s'obstinent à proclamer leur confiance en l'apport de Disney à la "dynamique économique" de la région.

Cette Méduse dont nous ne pouvons soutenir le regard n'est pas Disney et encore moins l'improbable Amérique, mais une puissance bien plus formidable encore : le culturel.
L'anti-américanisme que la grande presse réchauffe à la faveur des récentes affaires Disney n'est pas à la hauteur de l'événement. On ne peut sérieusement résumer Disneyland à l'hégémonie culturelle américaine, alors que le couronnement de toutes les souris fut légitimé par la petite phrase d'un chef de l'État dans sa Lettre aux Français : « C'est Jack Lang qui a raison, tout est art ». Tout se vaut donc et Euro Disney (rebaptisé, à dessein, Disneyland Paris) a tout loisir de substituer le culturel aux uvres en affirmant dans sa publicité télématique que « le Magic Kingdom consacrera une large part aux cultures française et européenne notamment grâce à des attractions inspirées des contes de Charles Perrault, des frères Grimm, de Lewis Caroll ou Collodi » : autrement dit les mêmes Blanche-Neige, Cendrillon, Alice ou Pinocchio que le touriste peut trouver dans les parcs de Californie, de Floride ou de Tokyo Disneyland. Comme Michel Deguy le note pertinemment dans son livre Choses de la poésie et affaire culturelle « C'est précisément le culturel qui empêche, puis interdit, la possibilité de ce que notre nostalgie appelle le grand air d'une époque. "Il ne se passe rien à Paris !" sans doute; à condition de comprendre que c'est dans l'apparence du il-se-passe-à-tout-instant-quelque-chose-de-culturel; et qu'il ne se passe rien non plus à New York, à Londres, à Moscou... La disparition du grand Air : c'est le culturel qui l'a relayé, absorbé, "relevé". » Pour parodier un apophtegme trop récemment discrédité, nous dirons qu'avec Disneyland Paris le tourisme apparaît comme le stade suprême du culturel.

La modernité s'éternisant le "casting"Disney aura donc été préparé par la normalisation des avant-gardes artistiques et leur entrée au musée. Nouvel académisme, le contemporain n'aura été en somme qu'une théodicée du culturel. Ayant pour lui l'irrésistible séduction de tout maniérisme, le culturel est devenu l'attribut obligé tant de l'administration centrale que du pouvoir local. Il n'est pas une région, pas une commune qui ne rêve, au détriment des urgences sociales, de mettre le prix pour décrocher sa foire, son festival, son parc de l'immédiat. Les dés sont jetés : Paris après avoir été le foyer des Arts et des Lettres sera donc, par défaut, la capitale européenne du culturel. En cette fin de millénaire où les centenaires succèdent aux bicentenaires, Disneyland Paris constituerait donc l'appoint décisif qui nous permettrait d'étancher notre incurable nostalgie de grandeur.
Non, la France n'est pas victime d'une agression culturelle américaine. Elle a passionnément désiré résoudre ainsi la question de son encombrant héritage poétique. Conscience malheureuse, écrasée par le poids de son passé, et fasciné en cela par toute innovation, elle a souhaité ardemment cette collaboration.

Dans cette optique, on ne peut non plus tout pardonner à notre ami Proust dont j'avais brandi hâtivement l'étendard contre les anthropomorphes de la maison Mickey.
En relisant mes notes de 1992, je m'aperçois que, sans jeter l'anathème convenu sur le yankee, elles se nourissent encore d'une opposition cocardière entre Proust et Mickey Mouse qui s'avère donquichotesque à mesure que ce pays imaginé France sombre dans sa nostalgie de grandeur.

Echo subtil aux vertiges florentins du touriste Stendhal, je me demande, aujourd'hui, si la toponymie proustienne de Combray n'est pas déjà celle du culturel et si elle n'anticipe pas celle du Disneyland, d'autant que le Magic Kingdom s'est établi sur le Guermantes réel de Seine-et-Marne et non sur le Guermantes imaginaire d'Eure-et-Loir.

Si le côté de Méséglise ne se distingue du côté de Méréglise d'Eure-et-Loir que l'espace d'un phonème (mais quelle impiété dans le glissement !), l'ingénierie culturelle contemporaine, qui ne plaisante plus, est allée, en 1971 - par le truchement clochemerlesque d'un arrêté de conseil municipal - jusqu'à adjoindre Combray à Illiers, le village de tante Léonie, le terroir des Proust. En Brie, dans le prolongement du vrai château de Guermantes (dont Proust n'avait gardé que le nom dans le seul dessein de rehausser son côté de Villebon, trop bonhomme, assoupi au creux de la trop sage Eure-et-Loir), sur le véritable "site de Guermantes", à deux kilomètres de Disneyland Paris, une allée de peupliers remplace l'allée de chêne du château de Villebon - près d'Illiers-Combray, donc, depuis l'arrêté municipal de 1971.

Le lecteur applaudit. Comment ne pas rester fidèle à un auteur qui profère sa géographie plutôt que de l'arpenter ? Mais, dès lors, pourquoi blâmer Disney puisque la rêverie littéraire sur Guermantes n'a pas plus trait à la topographie que les rêveries "audio-animatroniques" d'Adventureland ?
Guermantes s'impose littéralement comme un "lieu-dit" que même le narrateur de la Recherche ne saurait atteindre : « Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter aux sources de la Vivonne. [...] Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu'au terme que j'eusse tant souhaité d'atteindre, jusqu'à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu'ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le couronnement d'Esther de notre église, tantôt de nuances changeantes, comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune, selon que j'étais encore à prendre de l'eau bénite ou que j'arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l'image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond. »
De la lanterne magique au dessin animé, il n'y a qu'un pas que seuls les nostalgiques n'ont pas vu franchir. Voyons les choses en face : nous sommes battus, et nous avons ardemment désiré cette défaite.
J'étais parti en 1992, tout échauffé de voir réduit à néant les parcours de mes randonnées d'enfance... d'une opposition entre notre francitude à saut et à gambades et la platitude de la terre touristique... La ligne Combray-Disneyland, celle d'une toponymie imaginaire du culturel est aujourd'hui la seule ligne politique de l'aménagemement du territoire français et dont "les frontières naturelles" - patiemment tracées dans le sang par un chapelet de monarques fous et vénérés - sont aujourd'hui celle de Franceland, le parc d'attraction le plus visité au monde, où se barricadent un dernier carré de d'énarques et de normaliens, qui ne doivent leur salut qu'au crédit accordé à Bercy par les philanthropes de Wall Street.

 

 

1. Ce Conte n'avait de raison d'être que dans l'actualité et devait donc publié au mois d'avril 1992, à l'ouverture du parc mais il n'a pas trouvé d'éditeur (chez Dys édition) pour l'ouverture d'Euro Disneyland. Il nous a fallu attendre cinq ans pour que les éditions du meilleur café à l'ouest de Parme se chargent de sa vaine publication.
2. La Marne du 16 janvier1992 donne à propos de cette affaire un extrait significatif du conseil municipal d'une autre commune voisine, Montévrain : " Le conseil municipal s'est ému du volume sonore des feux d'artifice tirés le 8 décembre 1991 par la société Euro Disney et à fait part de son inquiétude pour l'avenir. Il a chargé Monsieur le maire d'obtenir tous éclaircissements sur la fréquence et la portée phonique des feux d'artifice qui seront tirés sur le site dès l'ouverture du parc, et d'autre part sur les mesures de sécurité prises plus particulièrement sur les axes routiers de la région lors des tirs de ces feux. Le conseil municipal a souhaité également avoir toute assurance sur la légalité de ces feux".