Michel Leter

 

Relations entre fictions heuristiques et schématisme

dans "La Critique de la raison pure" de Kant

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

D'après le Trésor de la langue française du XIXe et du XXe siècle, le terme heuristique est employé pour la première fois - sous sa forme latine heuristica - dans le texte fondateur de l'esthétique philosophique, l'Aesthetica de Baumgarten. Dans les prolégomènes de cet ouvrage, Baumgarten définit l'heuristique
comme "la science de la connaissance sensible".
A l'incipit du chapitre premier de son Aesthetica, qu'il intitule justement "Heuristica", Baumgarten écrit : « L'esthétique (théorie des arts libéraux), doctrine de la connaissance inférieure, art de la belle pensée, art de l'analogue de la raison est la science de la connaissance sensible1.» Indépendamment de l'idéal de connaissance objective proposé par Baumgarten,
qui prête aujourd'hui à caution, observons simplement que c'est l'impératif heuristique qui pousse Baumgarten à poursuivre ainsi : « L'utilité principale de l'esthétique artificielle qui vient s'ajouter à l'esthétique naturelle est, entre autres choses, 1° de fournir une matière appropriée aux sciences qui doivent avant tout être acquises par l'entendement, 2° d'adapter ce qui est connu scientifiquement aux capacités de tout un chacun, 3° de rectifier la connaissance au-delà même des limites de ce que nous pouvons distinctement connaître, 4° de fournir des principes corrects à toutes les activités contemplatives et aux arts libéraux, 5° de faire que dans la vie commune on l'emporte sur tous dans ce qu'on a à faire, toutes choses étant égales par ailleurs2.»
Les prémisses heuristiques de l'esthétique sont posés. Contrairement aux précédentes théories du beau, ce n'est pas la beauté en soi qui est la fin de l'esthétique mais bien "la beauté de la connaissance sensible". Avec Baumgarten l'esthétique est donc fondée sur une heuristique et non pas sur une herméneutique. Partant, il nous appartient de répondre à la question esthétique telle que Baumgarten la dessine (sans tracer de frontière entre la connaissance sensible des formes naturelles et celles des formes artistiques) et non plus à partir de la taxinomie hégélienne.
Au demeurant Kant, qui a pourtant assimilé l'esthétique de Baumgarten, ne reprend pas sa dimension heuristique. Peut-être cette réticence de la pensée kantienne envers l'heuristique réside dans la conception que Kant a de la logique. Chez Kant, souligne Jaromir Danek, « la logique est considérée comme la totalité des règles et des principes qui ne concernent que les structures abstraites de la pensée, abstraction faite des distinctions empiriques entre les objets du monde contingent qu'étudient les sciences empiriques. La critique kantienne, concentrée sur le formalisme et sur la certitude absolue des principes (et c'est là le sens positif et fondamental de la thèse kantienne affirmant que la logique est une science achevée), n'accepte pas, en effet, la logique de l'invention, de l'infini des procédés opératoires qu'elle thématise en tant que théorie des sciences, où disons-nous, le passage à une connaissance analytique n'exclut pas le caractère existentiel et concret des recherches logiques de l'a priori du monde subjectif3. » C'est justement cette "logique de l'invention" qui se trouve aux fondements de l'heuristique de Leibniz et que nous retrouverons chez Bolzano.
Et, cependant, on note en creux dans la Critique de la raison pure que Kant a retenu la leçon de ses devanciers puisque l'adjectif heuristisch apparaît à plusieurs reprises dans La Critique de la raison pure. Outre son long développement sur les fictions kantiennes en général et ses fictions heuristiques en particulier, Hans Vaihinger consacre, dans sa volumineuse Philosophie des "als ob", un chapitre important au rôle éclairant des fictions heuristiques parallèlement aux hypothèses, en examinant la controverse entre Neumann et Newton qui l'autorise à déclarer que « l'affirmation de causes irréelles est souvent d'une valeur heuristique - elle crée un ordre et prépare à la découverte
de causes réelles4 »
Chez Kant, les "concepts de la raison" (Vernunftbegriffe) sont pris non pas comme fondements d'une herméneutique empirique mais comme "fictions heuristiques" (heuristische fiktionen) en relation avec les « principes régulateurs de l'usage systématique de l'entendement dans le champ de l'expérience5».
L'extension sémantique du mot Begriff et sa connotation lexicographique sont à retenir ici. Elle anticipe entre autres traces la relation que notre critique établit entre l'intra-herméneutique de l'autonymie et l'heuristique. C'est donc Kant qui introduit cette ambivalence de l'heuristique qui, dans son sillage, aurait dû échapper aux domaines à laquelle elle était confinée.
On a souvent reproché à Kant la pauvreté de ses exemples esthétiques et son absence de rapport pragmatique à la création artistique. Cette lacune que constitue l'absence d'articulation entre la création et l'esthétique transcendantale - elle-même limitée à la première critique et non évoquée dans la seconde critique qui traite plus particulièrement du jugement esthétique - limite sa portée éthique (la tdcnh comme valeur), ce que Péguy épingla sous ces termes : « Le kantisme a les mains pures mais il n'a pas de mains6 ». Les Vernunftbegriffe conçus comme heuristische Fiktionen pourraient combler cette lacune conçue comme un héroïsme, l'héroïsme de l'invention, le seul qui puisse aujourd'hui soutenir une critique de la généalogie des valeurs.
D'autres remarques effectuées par Jacques Leenhardt nous mettent sur la voie de ce que pourrait être une heuristique littéraire d'inspiration kantienne. Jacques Leenhardt voit dans le schématisme kantien une manière d'embrayeur de la valeur cognitive de la littérature. Il tient le schème pour ce « tertium capable de lier le sensible et le concept [...] Au fond Kant avait bien raison d'appeler cette intervention de l'Imagination qu'il nomme schématisme "un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine7" ». Plus loin Leenhardt sous-entend l'aspect heuristique du schématisme :« Le schème est selon Kant, un monogramme, c'est-à-dire l'opération où se dit, par l'imposition d'une forme, le nom du sujet de la connaissance. Mais ce nom que signifie le monogramme ne pré-existe pas, il se réalise dans l'opération de connaissance, comme l'enfant se forme au cours des opérations de manipulations des objets du monde sensible8.». Comme principe d'adéquation entre le transcendantal et le versant poïétique de la raison pratique, tout laisse à penser que le schème est de nature heuristique. Mais Leenhardt s'arrêtant au seuil de cette analyse cède à la réduction herméneutique en ce qu'il fait intervenir le schématisme dans la lecture et non dans l'écriture : « Ainsi d'une part l'activité que Kant désigne du nom de schématisme est consubstantielle au procès de connaissance, d'autre part cette activité présente une affinité très remarquable avec l'expérience esthétique telle qu'elle se développe dans la lecture en particulier. Je n'aurai toutefois pas le temps de développer cet aspect9.»
Et Leenhardt d'embrayer singulièrement sur le Paul Ricur de Temps et récit, négligeant, au profit de la seule herméneutique, la nécessité heuristique du schème fictionnel. Selon Leenhardt, Ricur montre que « la fiction littéraire est capable d'assumer la pensée sur les imbrications inextricables du temps qui constituent notre existence dans le cadre de la double tension présent-avenir-passé sous la loi du renouveau répétitif et destin (individuel)-histoire(collective)-destinée. C'est sur ce seuil philosophique que s'ouvre alors le champ des rapports de la littérature et de l'art à la théorie de la connaissance10 ».
Jean Petitot, dans un autre registre, distingue judicieusement le schématisme de l'herméneutique : « Le schématisme qui est un procédé (objectivant) de l'imagination pour procurer à un concept universel (à une catégorie) son image particulière est l'inverse de la réflexion qui est un procédé (herméneutique) de l'esprit pour procurer à une image particulière sa signification universelle (son concept)11. »
L'heuristique est transcendantale puisque non empirique, elle ne peut porter au demeurant que sur la connaissance possible d'une expérience. Comment se fait-il alors qu'elle puisse, dans l'heuristique littéraire, s'appliquer à tous les produits de l'imagination, de la découverte, de l'invention ? Comment un objet particulier, le poème, produit de la parole subjective (et non essentielle) d'un poète, peut-il s'inscrire dans une heuristique qui dans son principe est générale est dans sa forme transcendantale ? Dans le chapitre de l'Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure consacré au schématisme des concepts purs de l'entendement, Kant note que :
« Dans toutes les subsomptions d'un objet sous un concept, la représentation du premier doit être homogène à la seconde représentation, c'est-à-dire que le concept doit contenir ce qui est représenté dans l'objet à subsumer sous lui, ce que signifie précisément l'expression : Un objet est contenu sous un concept. Ainsi le concept empirique d'une assiette a de l'homogénéité avec le concept géométrique pur d'un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier se laisse intuitionner dans la seconde. Or, les concepts purs de l'entendement, comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes et ne peuvent jamais se trouver dans quelque intuition. Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts, et par conséquent l'application de la catégorie aux phénomènes, est-elle possible, puisque personne ne dira que cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi intuitionnée par les sens, et qu'elle est contenue dans le phénomène ?12
[...]
Or, il est clair qu'il doit y avoir un troisième terme, qui doit être homogène d'un côté à la catégorie, de l'autre au phénomène, et qui rend possible l'application de la première au second ? Cette représentation médiatrice doit être pure (sans rien d'empirique) et cependant d'un côté intellectuelle, et l'autre sensible. Une telle représentation est le schème transcendantal [...] Une application de la catégorie aux phénomènes sera donc possible, au moyen de la détermination transcendantale du temps, qui comme schème des concepts de l'entendement médiatise la subsomption des phénomènes sous les catégories13.
[...]
Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l'entendement est restreint dans son usage, nous l'appellerons le schème de ce concept de l'entendement, et le procédé qui suit l'entendement à l'égard de ces schèmes, le schématisme de l'entendement pur.[...] Or, c'est cette représentation d'un procédé général de l'imagination pour procurer à un concept son image que j'appelle le schème pour ce concept.
De fait nos concepts sensibles purs n'ont pas pour fondement des images des objets, mais des schèmes14.
[...]
Et Kant d'énumérer les principaux types de schèmes :
L'image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour le sens extérieur est l'espace, et celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais le schème pur de la grandeur (quantitatis), considérée comme un concept de l'entendement, est le nombre, qui est une représentation embrassant l'addition successive de l'unité à l'unité (de l'homogène)15.
[...]
Le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps.
[...]
Le schème de la cause et de la causalité en général est le réel, auquel une fois qu'il est posé arbitrairement succède toujours quelque chose d'autre.
[...]
Le schème de la possibilité est l'accord de la synthèse de représentations diverses avec les conditions du temps en général (par exemple que les contraires ne peuvent exister dans une chose en même temps, mais seulement l'un après l'autre); c'est donc la détermination de la représentation d'une chose par rapport à un temps quelconque.
[...]
Le schème de la réalité est l'existence dans un temps déterminé.
[...]
Le schème de la nécessité est l'existence d'un objet en tout temps.
[...]
Il résulte clairement de ce qui précède que le schématisme de l'entendement, par le moyen de la synthèse transcendantale de l'imagination ne tend à rien d'autre qu'à l'unité de tout le divers de l'intuition dans le sens intérieur, et ainsi indirectement à l'unité de l'aperception, comme fonction qui correspond au sens intérieur (à une réceptivité). Les schèmes des concepts purs de l'entendement sont donc les vraies et seules conditions qui permettent de procurer à ces concepts une relation à des objets, par suite une signification. [...] Or, c'est dans l'ensemble de toute expérience possible que résident toutes nos connaissances, et c'est dans la relation universelle à cette expérience que consiste la vérité transcendentale qui précède toute vérité empirique et la rend possible.[...] Mais il saute en même temps aux yeux que bien des schèmes réalisent tout d'abord les catégories, ils les restreignent aussi, c'est-à-dire les limitent à des conditions qui sont en dehors de l'entendement (c'est-à-dire dans la sensibilité). Le schème n'est donc proprement que le phénomène, ou le concept sensible d'un objet, en accord avec la catégorie [...] ainsi, les catégories, considérées dans leur pure signification, sans toutes les conditions de la sensibilité, devraient-elles valoir des choses en général, comme elles sont, alors que leurs schèmes ne les représentent que comme elles nous apparaissent...16»
En résumé - mais si nous avons largement cité Kant, c'est que sa présentation du schématisme, déjà synthétique, n'est pas résumable - le schème réel est catégorie (dans le phénomène), il est porteur de cohérence morphologique entre la parole singulière du poète et le métalangage. Nous avons ainsi tenté de démontrer dans notre thèse L'autonymie dans la poésie française : introduction à l'heuristique littéraire que l'autonymie a la fonction d'un schème de l'heuristique dans la poésie française. De même, on peut penser que Lakatos relit son heuristique au schématisme lorsqu'il observe que le « langage est ce qui transforme le temps en espace17 ».
La catégorisation temporelle que donne Kant de l'opposition entre réalité et nécessité prépare à l'uchronie qui caractérise toute littérarité. En effet si l'on admet avec Kant que "le schème de la réalité est l'existence dans un temps déterminé" et que "le schème de la necessité est l'existence d'un objet en tout temps", on comprend que, chez Leibniz, c'est le règne d'une heuristique conçue comme purement nécessaire qui empêchait son historicisation (donc a fortiori sa relation avec la parole poétique). Le grand mérite de Fichte, au contraire, va être de préparer l'autonomie de l'heuristique en la fondant non plus seulement sur le schème de la nécessité mais aussi sur le schème de la réalité, puisqu'il va la mettre au service d'une liberté intersubjective, conçue comme savoir (la dialectique de la Doctrine de la science débouchant non pas sur une physique ou une philosophie de la nature mais sur une éthique et sur une politique de l'éducation). Le tournant négocié par Fichte, qui a -hélas - été dissimulé par ses successeurs, rejoint la dimension prophétique de la poétique, puisqu'ayant fondé en réalité le schématisme, Fichte peut dire dans ses Discours à la nation allemande que la « connaissance claire », qui se caractérise par un dépassement de l'égoïsme par l'amour de l'objet et l'amour du sujet le connaissant, « ne s'applique pas à un monde déjà donné et existant, ne pouvant qu'être accepté, passivement, tel qu'il est, et dans lequel un amour qui incite à une activité originairement créatrice ne peut obtenir pour lui même aucune sphère où se déployer ; elle s'applique en fait, quand elle est élevée au rang de connaissance, à un monde qui doit advenir, un monde a priori, qui est à venir et le reste toujours18 ».

 

1. BAUMGARTEN, Aesthetica, traduction L.FERRY, Homo Aestheticus, Grasset, 1990, p.397.
Nous ne donnons pas la traduction de Jean-Yves Pranchère (Payot, 1988) non par ostracisme mais, parce que réalisée en seconde main à partir de l'allemand, elle comporte de nombreuses approximations (N.B. l'Aesthetica de Baumgarten est rédigée en langue latine).

2. L. FERRY , Idem.

3. J. DANEK Les projets de Leibniz et Bolzano deux sources de la logique contemporaine, Les Presses de l'Université de Laval, 1975, p.149.

4. Notre traduction du résumé du chapitre 8 « Annahmen unwirklicher Ursachen sind oft heuristisch wertvoll - Sie schaffen Ordnung und bereiten die Entdeckung wahrer Ursachen vor », Philosophie des als ob, dixième édition, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1927, Inhalt, p.xxxv.

5. I. KANT, Kritik der Reinen Vernunft, Der Transzendentalen Methodelehre, Erstes Haupstück, dritter Abschnitt, "Die Disziplin der reiner Vernunft in Hypothesen", Philip Reclam jun., 1966, B799, p.784.
E. KANT, Critique de la raison pure, Théorie tanscendantale de la méthode, premier chapitre, troisième section, "Discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses" B799, trad. Delamarre et Marty, Folio/Gallimard, 1990, p.646.

6. C. PÉGUY, Victor-Marie, comte Hugo , in uvres en prose complètes, Gallimard, 1992, p. 331.

7. J. LEENHARDT, "Quel statut pour la valeur cognitive de la littérature ?", TLE n°8, 1990, p.57.

8. Idem.

9. Id.

10. Id.

11. J. PETITOT-COCORDA, Physique du sens,de la théorie des singularités aux structures sémio-narratives, éditions du CNRS, 1992, p.43.

12. E. KANT, Critique de la raison pure, Gallimard, 1980, p.190.

13. Ibidem, p. 191.

14. Ibid., p.192.

15. Ibid., p.194.

16. Ibid., pp. 195-197.

17. I. LAKATOS, Preuves et réfutations, essai sur la logique de la découverte mathématique, Hermann, 1984, p.224.

18. J. G. FICHTE, Discours à la nation allemande, Imprimerie nationale, 1992, p. 106.