L'année Voltaire,

notes sur la postérité scolaire de Leibniz

par Michel Leter

© l'invendu, 1995

 

 Le Candide de Voltaire est sans doute le texte qui, dans le chaos didactique qui nimbe la Préparation à "l'épreuve anticipée de français" du baccalauréat, résiste le plus canoniquement à l'approche critique (laquelle est pourtant censée guider toute pratique laïque de la lecture). Sous couleur d'une dénonciation de "l'optimisme" que l'on attribue généreusement à Leibniz (philosophe inconnu dont les élèves entendent le nom barbare pour la première et la dernière fois), le Candide cristallise, pêle-mêle, les clichés de l'engagement intellectuel. Cette petite prose - si grande soit-elle par ses qualités littéraires - tend à être surdéterminée philosophiquement au profit d'une critique généalogique de la connaissance Pangloss=Leibniz, certes, mais un Leibniz de seconde main puisque son uvre n'a d'autre palimpseste que le texte de l'alter ego poétique du philosophe allemand- le fameux An Essay on Man (1734) de Pope - dont pourtant Voltaire loue les « vers immortels1 », dans sa préface au Poème sur le désastre de Lisbonne (1756).
La réception scolaire du corpus de la "philosophie optimiste" est encore plus fuyante que celle de Voltaire en raison de l'atomisation de disciplines qui restaient encore unies sous la plume du poète-philosophe. (Comment peut-on pédago-giquement défendre l'étude du Candide en classe de première alors que l'enseignement philosophique n'est dispensé qu'en terminale ?)

La question des mondes possibles annoncée par Leibniz en 1697 dans son de Rerum Originatione radicali, qui fait du monde existant le meilleur des mondes possibles, est passée à la postérité littéraire sous la seule forme des géniales caricatures de Voltaire. Cet anachronisme scolaire est d'autant moins didactique que les sociologies de la littérature reprennent aujourd'hui, sur le mode de la théorie des Possible Worlds, ce versant fertile de la pensée de Leibniz, qui (deux siècles avant Mallarmé) aboutit volontiers au livre, comme en témoignent les premières lignes du de Rerum Originatione radicali : « Supposons que le livre des éléments de la géométrie ait existé de tout temps et que les exemplaires en aient toujours été copiés l'un sur l'autre : il est évident, bien qu'on puisse expliquer l'exemplaire présent par l'exemplaire antérieur sur lequel il a été copié, qu'on n'arrivera jamais, en remontant en arrière à autant de livres qu'on voudra, à la raison complète de l'existence de ce livre, puisqu'on pourra toujours se demander, pourquoi de tels livres ont existé de tout temps, c'est-à-dire pourquoi il y a eu des livres et pourquoi des livres ainsi rédigés. Ce qui est vrai des livres, est aussi vrai des différents états du monde, dont le suivant est en quelque sorte copié sur le précédent, bien que selon certaines lois de changement. Aussi loin qu'on remonte en arrière à des états antérieurs, on ne trouvera jamais dans ces états la raison complète, pour laquelle il existe un monde qui est tel2» .
On pourrait aisément (la place ici nous manque), en étudiant les marques de l'énonciation philosophique dans le Candide de Voltaire et celle de l'énonciation fictionnelle dans le discours de Leibniz, démontrer que les programmes des lycées n'ont pas lieu de cantonner le premier à la matière française et le second à la matière philosophique.
En faisant de Voltaire un praticien et de Leibniz un théoricien, nos manuels scolaires partagent arbitrairement ce qui n'appartient qu'au domaine de la fiction heuristique. Car c'est une fiction qui clôt nécessairement la Théodicée de Leibniz et c'est par une fiction que Voltaire se devra de répondre à cet ouvrage (qui se présente déjà lui-même comme une réplique à Bayle). Tout se passe comme si Arouet n'avait pas lu le de Rerum et la Théodicée (ce que se gardent de faire également les enseignants qui commentent le Candide en suivant le "livre du professeur"). Voltaire a beau multiplier sauts, gambades et entrechats, il ne parvient pas à nous ôter l'idée qu'il apporte de l'eau à l'harmonie préétablie du moulin leibnizien en illustrant les conceptions du philosophe allemand sur l'imperfection foncière - et par conséquent la perfectibilité radicale - de l'homme, comme l'atteste la clausule du de Rerum Originatione radicali : « Objectera-t-on, qu'à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l'infini fait que toujours demeurent dans l'insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu'il faut encore réveiller, développer améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C'est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé3. »
Car Leibniz - dont le rationalisme, on le voit, n'est pas aussi anhistorique qu'on entend nous le faire enseigner - ne nie pas le mal mais lui confère une ampleur heuristique bien supérieure à ce que la fiction voltairienne lui concédera. Pour Leibniz, on le sait, c'est parce qu'il a créé "le meilleur des mondes possibles" que Dieu a conçu la possibilité du mal. La perfection divine se confondant avec celle de l'ars combinatoria, auquel rêva Leibniz dès son premier traité, un monde absolument parfait dans le bien aurait été heuristiquement imparfait dans ses possibilités. La France littéraire, artistique et scolaire, en instrumentalisant Voltaire et Candide, a toujours exclu l'heuristique de son territoire pour la renvoyer aux seules mathématiques, privilégiant ainsi le commentaire sur le faire. La création n'est envisagée par cette étrange pédagogie que causalement, comme une critique des sources et non téléologiquement, comme fin pratique de la critique littéraire.
Sensible aux approximations généalogiques d'un Foucault, qui assimilait connaissance et pouvoir, l'enseignant préférera montrer du doigt Pan-gloss plutôt que de présenter aux élèves le Ponocratès de Gargantua (fils d'un certain Panta-gruel) dont il est pourtant l'héritier. Alors que Descartes et Fontenelle figurent aux programmes de littérature française, le grand Leibniz, qui écrivit pourtant nombre de ses uvres en français (choisissant même d'affronter Locke en usant de cette arme ingrate dans ses volumineux Nouveaux essais sur l'entendement humain), ne bénéficie pas de la même faveur - partageant ainsi le sort d'un Gilles Ménage, proscrit de notre histoire littéraire sous l'effet du "Vadius-Pangloss" des Femmes savantes de Molière.

N'en déplaise à Voltaire tout ne va pas « le mieux qu'il soit possible4 » dans cette heuristique. Car elle agit comme une poétique - Breitinger (Cf. Critische Dichtkunst, 1740) et Bodmer, son illustre préfacier, s'en souviendront à propos de Milton, que Voltaire stigmatise. Dans un livre consacré aux Possible Worlds, Raymond Bradley et Norman Swartz avancent que le monde de la fiction ne doit pas faire l'objet d'un traitement de faveur (« The world of fiction needs no special indulgence5»). Le diagramme cartésien qu'ils donnent des mondes possibles («All Posssible Worlds ») comprend les mondes virtuels (« Non-Actual Worlds ») divisés en « Physically Impossible » et « Physically Possible », cette dernière catégorie incluant le monde donné (« The Actual World6 »). Ces catégories présentent l'avantage de sous-tendre la validité heuristique de la fiction. Mais cette reconnaissance n'est que logique. Elle n'est pas modalisée par un sujet ni même actualisée. Dans ce contexte, c'est la poésie qui a vocation heuristique de contester l'antinomie entre fiction et réel (donc entre nécessité et réalité). La métaphore possède alors la vertu d'abolir la division sémiotique entre les catégories logiques du "physiquement possible" et du "physiquement impossible". D'où cette conception de la métaphore chez Reverdy - dont Breton fera le socle de l'image surréaliste - comme ce qui rapproche deux réalités les plus éloignées possibles. Au vu des exemples fournis par Reverdy et par Breton, l'efficacité de la métaphore dépend de sa faculté à réunir heuristiquement les catégories anciennement logiques du physiquement possible et du physiquement impossible. L'image que Char donne de l'imagination peut être assimilée également à un programme (usage d'un infinitif à modalité impérative) d'apprentissage heuristique du virtuel. Sa division des mondes possibles prend tout d'abord la forme d'un partage sémiotique, qu'il s'agira d'abolir heuristiquement : « Reconnaître deux sortes de possible : le possible diurne et le possible prohibé. Rendre, s'il se peut, le premier l'égal du second ; les mettre sur la voie royale du fascinant impossible, degré le plus haut du compréhensible7 ». C'est en suivant le mouvement infinitif d'un procès heuristique que Char peut donc définir l'imagination : « L'imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d'une présence entièrement satisfaisante. C'est alors l'inextinguible réel incréé8. »
Accusera-t-on le résistant René Char d'avoir plus volontiers accepté le mal que le bouillant épistolier de Ferney ?
Le schème qui permet la réintégration de l'imaginaire dans le réel n'est autre que celui des mondes possibles, pour peu que l'on traduise aujourd'hui, en poétique, par heuristique ce que Leibniz croyait pouvoir obtenir
de la seule mathèsis.

 

1. VOLTAIRE, Préface au Poème sur le désastre de Lisbonne in Oeuvres complètes, tome IX, Paris, Garnier-Frères, libraires-éditeurs, 1877, pp. 465-469.

2. LEIBNIZ, De la production originelle des choses prise à sa racine, traduit du latin (de Rerum Originatione radicali) par Paul Schreker, in Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1969, p.83.

3. Idem, p.92.

4. VOLTAIRE, Candide ou l'optimisme, ch. xxiii, in Romans et contes, Gallimard, 1972, p. 209.

5. R. BRADLEY & N. SWARTZ, Possible Worlds : An Introduction to Logic and its Philosophy, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1979, p.1.

6. Idem, p.6.

7. R. CHAR, "Partage formel" in Fureur et mystère, Gallimard, 1967, p.78.

8. Idem, p.65.