Michel Leter

Aspects littéraires de l'heuristique leibnizienne

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1997

 

 Leibniz, homme de lettres

Avec le concept d'ars combinatoria, dans lequel Leibniz va subsumer la logique, l'utopie algorithmique de l'heuristique atteint son point culminant. Dépassant Lulle, Leibniz tentera de faire entrer dans son calcul combinatoire l'universalité des processus de découverte. De nombreux fragments témoignent, selon Louis Couturat, du projet d'Art général de l'invention conçu par Leibniz. (Cette orientation lui permit, comme le rappelle Andler1, de concevoir après Schikard et Pascal une des premières machines à calculer apportant ainsi sa pierre à l'histoire de l'intelligence artificielle.) De cet ambitieux projet, Leibniz ne nous a laissé qu'un De Arte combinatoria, oeuvre de jeunesse où il étudie la méthode des permutations et esquisse une symbolique universelle reposant sur la décomposition des idées en éléments simples. Fût-elle idéale, voire vaine, la mécanisation de l'heuristique est engagée. Voici ce qu'en dit Lucy Prenant : « Dans le De Arte Combinatoria, écrit à vingt ans 1666, Leibniz retient de la formation qu'il a reçue, la rigueur formelle. Mais il entend bien dépasser Barbara-Celarent. Sa méthode domine la syllogistique par son symbolisme complexe aveugle et universel comme l'unité numérique elle-même, prise formellement. Car il s'agit d'un calcul, où les unités sont les termes indéfinissables, c'est-à-dire irrésoluble par l'analyse, et où les copules non et revera équivalent aux signes - et ; une combinatoire qui peut permettre la recherche exhaustive des solutions possibles ; et aussi des solutions "utiles" - répondant à une fin choisie : c'est ainsi qu'elle établit, par un "théorème" que Leibniz retiendra plus tard, qu'il y a six modes utiles pour chacune des quatre figures du syllogisme. Mais il y a bien d'autres applications, et variées, de la musique à la jurisprudence, à la médecine, ou à la construction de figures géométriques, etc. De plus cette méthode universelle donne par son symbolisme une langue non moins universelle, intelligible immédiatement comme est le symbolisme mathématique2.»

Reste dans l'ombre le versant esthétique de cet art combinatoire. On était en droit d'attendre des remarques sur cet aspect des choses dans la bouche de Michel Serres. Or, dans Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques où il évoque largement le De Arte combinatoria (II, 409-442), cet aspect essentiel à nos yeux du projet leibnizien n'est pas mis en exergue.
Cependant Serres nous laisse plusieurs indices appréciables. Il note tout d'abord qu'avec le De Arte la « multiplication » du pluralisme leibnizien « se généralise en application3 ». Serres souligne la relation de cette application à la formulation de l'encyclopédisme de Leibniz (la combinatoire étant « conçue comme table des tables4 »). Sa philosophie s'y résume : « Or, de nouveau, l'effort ultérieur de Leibniz ne sera-t-il pas massivement orienté vers la réduction de chaque discipline à ses éléments premiers ou primitifs - lettres, nombres, points, notes ou caractères, notions, idées ou elementa veritas, voire possibles ou essences -, réduction qui rend possibles précisément une tabulation, donc une combinatoire, c'est-à-dire un ars inveniendi succédant à l'analyse5 ? » Et Serres de préciser : « Nous avons ici un des premiers exemples de la théorie des correspondances entre sciences ou de l'application d'une discipline sur l'autre6. »
Mais il faut attendre Guy Lardreau dans ses Fictions philosophiques et science-fiction pour voir un philosophe reconnaître le caractère littéraire de la pensée leibnizienne et de la plus périlleuse des façons, en faisant basculer le texte leibnizien dans l'esthétique : « On partira d'une proposition de goût : Leibniz est sans doute le philosophe (Platon, comme il se doit, mis hors-jeu) qu'on lira avec le plaisir le plus grand. Jugement qui semblera d'abord tout subjectif, et bien superficiel - depuis quand le plaisir fait-il critère, pour un texte de philosophie ? A supposer pertinence à la mode qui en réévalua l'instance dans la littérature, ici, du moins, il ne signifie rien.
Il me semble, cependant, que le plaisir du texte leibnizien, loin d'être accidentel par rapport à la pensée qu'il déploie, s'avère, à la plus sommaire analyse, mener à l'essentiel7. »
Plus loin Lardreau précise sa pensée en se penchant sur les aspects littéraires des machines heuristiques de Leibniz : « pour mener à leur pointe extrême des questions aussi anciennes que la philosophie elle-même, invente de se les poser étrangement, agence pour elles d'étranges machines narratives, des "fictions possibles", qu'il développe, souvent, non sans une sorte de complaisance littéraire, où les amateurs de science-fiction découvriraient le moule originel de bien des topoï qui les charment8.».
L'heuristique face à l'herméneutique repense le problème de la vérité à travers celui de la fiction (Kant nous le verrons reprendra cet aspect essentiel de la pensée de Leibniz). Comme le dit Guy Lardreau : « Les fictions ne peuvent avoir rapport à la vérité, se légitimer comme instrument de vérité, que si l'on reconnaît que le symbolique, en se clôturant sur lui-même, fait mur ; et que le réel, au-delà du mur, s'il ne peut être embrassé, ou compris, tolère pourtant que des propositions spéciales, obliquement, le relèvent. Il faut donc admettre, d'abord, qu'il y a séparation entre le réel et la puissance en nous d'y avoir affaire, de quelque nom qu'on la nomme. Si l'on appelle Raison cette puissance du vrai, la séparation dont les fictions s'autorisent se laissera énoncer, dans la langue de la philosophie classique, par ces deux propositions, sur lesquelles nous avions commencé :
- il n'y a pas coïncidence entre le réel et l'être nécessaire ;
- il n'y a pas coïncidence entre la raison et le réel.
[...]
Toute théorie de la fiction, donc, articulera une métaphysique de la fiction et une épistémologie de la fiction. Et, bien que l'inverse puisse sembler plus conforme à l'ordre, nous regarderons d'abord du côté de l'épistémologie leibnizienne des fictions : on se contentera, en effet, d'un bref rappel, dans la mesure où, sur les raisons que donne la théorie leibnizienne de la connaissance d'autoriser les fictions, de leur reconnaître une fonction propre dans le procès du vrai, il n'est que de renvoyer aux travaux classiques de Belaval et de Serres (de celui-ci, tout particulièrement, qui en traite plus expressément)9..»

La question des mondes possibles annoncée par Leibniz en 1697 dans son de Rerum Originatione radicali, qui fait du monde existant le meilleur des mondes possibles, est passée à la postérité littéraire sous la seule forme des géniales caricatures de Voltaire. Cet anachronisme scolaire est d'autant moins didactique que les sociologies de la littérature reprennent aujourd'hui, sur le mode de la théorie des Possible Worlds, ce versant fertile de la pensée de Leibniz, qui (deux siècles avant Mallarmé) aboutit volontiers au livre, comme en témoignent les premières lignes du
de Rerum Originatione radicali :
Supposons que le livre des éléments de la géométrie ait existé de tout temps et que les exemplaires en aient toujours été copiés l'un sur l'autre : il est évident, bien qu'on puisse expliquer l'exemplaire présent par l'exemplaire antérieur sur lequel il a été copié, qu'on n'arrivera jamais, en remontant en arrière à autant de livres qu'on voudra, à la raison complète de l'existence de ce livre, puisqu'on pourra toujours se demander, pourquoi de tels livres ont existé de tout temps, c'est-à-dire pourquoi il y a eu des livres et pourquoi des livres ainsi rédigés. Ce qui est vrai des livres, est aussi vrai des différents états du monde, dont le suivant est en quelque sorte copié sur le précédent, bien que selon certaines lois de changement. Aussi loin qu'on remonte en arrière à des états antérieurs, on ne trouvera jamais dans ces états la raison complète, pour laquelle il existe un monde qui est tel 10.
On pourrait aisément (la place ici nous manque), en étudiant les marques de l'énonciation philosophique dans le Candide de Voltaire et celle de l'énonciation fictionnelle dans le discours de Leibniz, démontrer que les programmes des lycées n'ont pas lieu de cantonner le premier à la "matière" française et le second à la matière philosophique.
En faisant de Voltaire un praticien et de Leibniz un théoricien, nos manuels scolaires partagent arbitrairement ce qui n'appartient qu'au domaine de la fiction heuristique. Car c'est une fiction qui clôt nécessairement la Théodicée de Leibniz et c'est par une fiction que Voltaire se devra de répondre à cet ouvrage (qui se présente déjà lui-même comme une réplique à Bayle). Tout se passe comme si Arouet n'avait pas lu le de Rerum et la Théodicée (ce que se gardent de faire également les enseignants qui commentent le Candide en suivant le "livre du professeur"). Voltaire a beau multiplier sauts, gambades et entrechats, il ne parvient pas à nous ôter l'idée qu'il apporte de l'eau à l'harmonie préétablie du moulin leibnizien en illustrant les conceptions du philosophe allemand sur l'imperfection foncière - et par conséquent la perfectibilité radicale - de l'homme, comme l'atteste la clausule du de Rerum Originatione radicali :
Objectera-t-on, qu'à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l'infini fait que toujours demeurent dans l'insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu'il faut encore réveiller, développer améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C'est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé11.
Car Leibniz - dont le rationalisme, on le voit, n'est pas aussi anhistorique qu'on entend nous le faire enseigner - ne nie pas le mal mais lui confère une ampleur heuristique bien supérieure à ce que la fiction voltairienne lui concédera. Pour Leibniz, on le sait, c'est parce qu'il a créé "le meilleur des mondes possibles" que Dieu a conçu la possibilité du mal. La perfection divine se confondant avec celle de l'ars combinatoria, auquel rêva Leibniz dès son premier traité, un monde absolument parfait dans le bien aurait été heuristiquement imparfait dans ses possibilités. La France littéraire, artistique et scolaire, en instrumentalisant Voltaire et Candide, a toujours exclu l'heuristique de son territoire pour la renvoyer aux seules mathématiques, privilégiant ainsi le commentaire sur le faire. La création n'est envisagée par cette étrange pédagogie que causalement, comme une critique des sources et non téléologiquement, comme fin pratique de la critique littéraire.
Sensible aux approximations généalogiques d'un Foucault, qui assimilait connaissance et pouvoir, l'enseignant préférera montrer du doigt Pan-gloss plutôt que de présenter aux élèves le Ponocratès de Gargantua (fils d'un certain Panta-gruel) dont il est pourtant l'héritier. Alors que Descartes et Fontenelle figurent aux programmes de littérature française, le grand Leibniz, qui écrivit pourtant nombre de ses uvres en français (choisissant même d'affronter Locke en usant de cette arme ingrate dans ses volumineux Nouveaux essais sur l'entendement humain), ne bénéficie pas de la même faveur - partageant ainsi le sort d'un Gilles Ménage, proscrit de notre histoire littéraire sous l'effet du "Vadius-Pangloss" des Femmes savantes de Molière.

N'en déplaise à Voltaire tout ne va pas « le mieux qu'il soit possible12 » dans cette heuristique. Car elle agit comme une poétique - Breitinger (Cf. Critische Dichtkunst, 1740) et Bodmer, son illustre préfacier, s'en souviendront à propos de Milton, que Voltaire stigmatise. Dans un livre consacré aux Possible Worlds, Raymond Bradley et Norman Swartz avancent que le monde de la fiction ne doit pas faire l'objet d'un traitement de faveur (« The world of fiction needs no special indulgence13»). Le diagramme cartésien qu'ils donnent des mondes possibles (« All Posssible Worlds ») comprend les mondes virtuels (« Non-Actual Worlds ») divisés en « Physically Impossible » et« Physically Possible », cette dernière catégorie incluant le monde donné (« The Actual World14 »). Ces catégories présentent l'avantage de sous-tendre la validité heuristique de la fiction. Mais cette reconnaissance n'est que logique. Elle n'est pas modalisée par un sujet ni même actualisée. Dans ce contexte, c'est la poésie qui a vocation heuristique de contester l'antinomie entre fiction et réel (donc entre nécessité et réalité). La métaphore possède alors la vertu d'abolir la division sémiotique entre les catégories logiques du "physiquement possible" et du "physiquement impossible". D'où cette conception de la métaphore chez Reverdy - dont Breton fera le socle de l'image surréaliste - comme ce qui rapproche deux réalités les plus éloignées possibles. Au vu des exemples fournis par Reverdy et par Breton, l'efficacité de la métaphore dépend de sa faculté à réunir heuristiquement les catégories anciennement logiques du physiquement possible et du physiquement impossible. L'image que Char donne de l'imagination peut être assimilée également à un programme (usage d'un infinitif à modalité impérative) d'apprentissage heuristique du virtuel. Sa division des mondes possibles prend tout d'abord la forme d'un partage sémiotique, qu'il s'agira d'abolir heuristiquement en le proportionnant à l'¢dnatoj aristotélicien :
Reconnaître deux sortes de possible : le possible diurne et le possible prohibé. Rendre, s'il se peut, le premier l'égal du second ; les mettre sur la voie royale du fascinant impossible, degré le plus haut du compréhensible15.
C'est en suivant le mouvement infinitif d'un procès heuristique que Char peut donc définir l'imagination : L'imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d'une présence entièrement satisfaisante. C'est alors l'inextinguible réel incréé16.
Accusera-t-on le résistant René Char d'avoir plus volontiers accepté le mal que le bouillant épistolier de Ferney ?
Le schème qui permet la réintégration de l'imaginaire dans le réel n'est autre que celui des mondes possibles, pour peu que l'on traduise aujourd'hui, en poétique, par heuristique ce que Leibniz croyait pouvoir obtenir de la seule m¢qhsij.
Comme le suggère encore Lardreau :
Où pourrait-on trouver plus clairement affirmé que chez Leibniz, l'excès infini du possible sur l'actuellement réalisé, la contingence d'une création qui porte à l'actualité l'un seulement d'une infinité de mondes possibles (si lui-même peut comprendre une infinité de "mondes", entendus en un autre sens, s'il est même raisonnable de penser qu'il a été choisi, parmi l'infini des mondes possibles, comme celui qui comprenait le plus grand infini de "mondes"), tous combinant une infinité d'essences, c'est-à-dire de possibles, qui, tous prétendent à l'existence17. »

Dans le registre de la vérité, tout ne se donne pas à l'interprétation, à la compréhension herméneutique. C'est sans doute comme une trace de cette intuition qui pousse Heidegger à proposer l'aletheia. Or, l'aletheia au moment du surgissement, du dévoilement de l'uvre d'art, met fin à cette distance créatrice, que tant Leibniz que le poète entendent maintenir entre ce qui est donné et ce qui n'est accessible que dans la fiction ou dans la prophétie. Ainsi, nous n'appréhendons plus la poésie comme ce qui fonde la parole mais qui vertèbre son possible (c'est-à-dire, si l'on se réfère à la poétique d'Aristote, ce qui est incroyable, alors que seul l'impossible est vraisemblable et donc objet de la mimésis). Ce que Lardeau voit comme une figure de la science-fiction, nous le percevons comme une heuristique de la poésie. N'est-ce pas un poète, Baudelaire, qui dans ses Curiosités esthétiques rappelait que « le possible est une des provinces du vrai » ? A ceci précisé que de province dans le vrai herméneutique, il devient capitale de l'invention dans l'heuristique.
Michel Butor a excellemment montré que la science-fiction est morphologiquement liée au donné18. C'est donc plutôt de la raison que l'imagination doit attendre des chefs-d'oeuvre. Comme Lardreau le souligne en concluant ce chapitre : « les fictions, mieux peut-être que toute autre forme de raisonnement, témoignent de l'héroïsme de la Raison19.»

La pensée de Leibniz est tout à fait déterminante tant pour l'histoire des mathématiques que pour celle de l'heuristique, et a fortiori pour celle de l'appropriation par les mathématiciens de la notion d'heuristique négligée par les sciences humaines. Mais elle est équivoque, car la tentative de mathématisation universelle de Leibniz s'est soldée par un échec, et finalement c'est dans les aspects abstrus de cette pensée que nous pouvons trouver des éléments enrichissants pour notre heuristique. En effet, c'est dans son surprenant ouvrage posthume intitulé Nouveaux essais sur l'entendement humain que Leibniz va le mieux anticiper ce que Kant appellera plus tard les "fictions heuristiques". Le texte nous donne une nouvelle approche, singulièrement littéraire, de la notion de "monde possible".

 

 

L'heuristique littéraire comme héroïsme de la raison :

Les Nouveaux essais sur l'entendement humain

Les Nouveaux essais sur l'entendement humain constituent une réponse de la nécessité à la réalité. On se souvient, en effet, qu'ils sont nés du refus de Locke d'engager une correspondance avec Leibniz. De ce défaut de la formidable machine épistolaire que Leibniz avait construite à destination de l'Europe entière, il tira son plus long essai au long duquel il "dialogue" avec des extraits de la traduction française de l'Essay Concerning Human Understanding publiée par Pierre Coste à Amsterdam en 1700. L'ouvrage se présente sous la forme d'un dialogue entre Philalèthe qui représente Locke et Théophile qui représente Leibniz. Les répliques de Philalèthe sont constituées par un amalgame de caractères italiques notant les citations de la traduction française de Coste, et en romain les paroles que Leibniz prête à Locke. Leibniz invente ici non plus tant un vain système de mise en algorithme du monde mais un des ressorts de notre heuristique littéraire qui procède de l'usage de la prosopopée. La prosopopée, discours des morts, autorise une redistribution de l'autariat, qui relève tant de l'herméneutique (compréhension des textes des auteurs disparus) que de l'heuristique (énonciation de leurs discours possibles) -nous disons bien redistribution de l'autariat et non effacement de l'auteur derrière un principe impersonnel.
En ce sens nous ne pouvons partager le jugement d'Henri Meschonnic qui, assimilant les pseudo-dialogues d'Heidegger aux fictions leibniziennes, estime que dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain « Théophile-Leibniz faisait dire à Locke-Philalèthe ce qu'il voulait20 ». Tout d'abord parce que l'essentiel du texte de Locke est donné, ensuite parce qu'il ne nous semble pas légitime d'assimiler la volonté de réduction herméneutique de Heidegger à une production littéraire née d'une volonté de dialogue épistolaire contrariée par le mutisme de Locke.
Si un homme, en cette fin du XVIIe siècle, a illustré l'art du dialogue, c'est bien Leibniz qui entretenait une correspondance sans équivalent avec l'Europe entière. Si nous partageons le jugement de Meschonnic sur le fait que la poématisation de la philosophie dessert la poésie, il ne faut pas pour autant oublier que le dialogue philosophique échappe à la règle, dans la mesure où défini comme genre littéraire en philosophie il ne poématise pas. La prosopopée est une des formes d'expression de la philosophie à "l'âge classique" que Fénelon illustre dans son Dialogue des morts.
Guy Lardreau pour sa part estime qu'il s'agit là d'un témoignage de l'esthétique littéraire du texte leibnizien qu'il démarque de l'Aufhebung heidegerienne :
Leibniz semble offrir la preuve qu'une pensée peut réellement n'en exclure aucune autre, fût-ce sous la forme perverse de la dénégation, par où une pensée se donne comme vérité de toutes les pensées. Car il n'y a pas de "dialectique" chez Leibniz, pas de travail du négatif, ni d'Aufhebung. Le mode selon lequel il intègre les pensées est tout autre : il suffit, pour s'en convaincre, de regarder le traitement dont Locke, dans les Nouveaux Essais, est l'objet. C'est en ce qu'elle affirme, en ce qu'elle offre de purement positif, que toute pensée est susceptible d'être accueillie comme cas particulier, développement particulier d'une théorie qui n'est pas plus puissante parce qu'elle serait sa vérité, la vérité qui lui manque, mais parce qu'elle en est la forme21.
On voit que la fameuse capacité dont a fait preuve Leibniz de ne rien mépriser, cette puissance qu'il avait de « devenir tout ce qu'il avait lu », comme dit Fontenelle, « ne se réduisent pas à un trait naturel, à une disposition, fût-elle acquise, digne d'éloges : la doctrine même, la théorie de l'expression exigent cette aimable vertu22 ».
La fiction heuristique est fréquemment employée pour pallier l'absence, tant en philosophie qu'en critique littéraire. Elle trouve sa cristallisation rhétorique dans la prosopopée. Fénelon, dans son Dialogue des morts, met en scène Lulle le devancier de Leibniz dans la théorie de l'heuristique.
En critique littéraire, la fiction heuristique est utilisée entre autres par Barrès dans Huit jours chez Monsieur Renan et par Léon Blum dans ses Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann où Blum regroupant ses chroniques de la Revue blanche fait part de ses projets à "Goethe".
Cette relation de la pensée et de l'heuristique littéraire est affirmée au sein même des Nouveaux essais sur l'entendement humain lorsque Leibniz précise que « ces fictions bizarres ont leur usage dans la spéculation, pour bien connaître la nature de nos idées23.»
Puisque la recherche philosophique de la vérité ne peut se passer de fiction, pourquoi les études littéraires feraient-elles plus longtemps l'économie des voies fictionnelles de l'heuristique ?

 

 

NOTES

1. D. ANDLER, "Calcul et représentation les sources" in Introduction aux sciences cognitives, Gallimard, 1992, p.15.

2. in G. W. LEIBNIZ uvres , t.I, Aubier Montaigne, 1972, p.31-32.

3. M. SERRES, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Minuit, 1968, p.420.

4. M. SERRES, Op. cit., p.423.

5. M. SERRES, Idem, p.421.

6. Ibid.

7. G. LARDREAU, "Leibniz et les "fictions possibles" une pensée pleine de "drôles de pensées" ", Fictions philosophiques et science-fiction, Actes sud, 1988, p.139.

8. Idem, p.143.

9. Ibid., p. 145.

10. LEIBNIZ, De la production originelle des choses prise à sa racine, traduit du latin (de Rerum Originatione radicali) par Paul Schreker, in Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1969, p.83.
11. Idem, p.92.

12. VOLTAIRE, Candide ou l'optimisme, ch. xxiii, in Romans et contes, Gallimard, 1972, p. 209.

13. R. BRADLEY & N. SWARTZ, Possible Worlds : An Introduction to Logic and its Philosophy, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1979, p.1.

14. Idem, p.6.

15. R. CHAR, "Partage formel" in Fureur et mystère, Gallimard, 1967, p.78.

16. Idem, p.65.

17. G. LARDREAU, Op. cit., p.148.

18. Cf. "La Crise de croissance de la science-fiction" in Répertoire I, Minuit, 1960, pp.186-194.

19. G. LARDREAU, Op. cit., p.154.

20. H. MESCHONNIC, Le langage Heidegger, p.69.

21. G. LARDREAU, Op. cit., p.140.

22. FONTENELLE, Hommage à Leibniz prononcé à l'Académie française, in uvres, t. v, 1766, p. 44.

23. G. W. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, III, VI, 22.