Michel Leter

 

Littérature et philosophie

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

 Littérature et philosophie.
Et non plus philosophie
et littérature. Presque une antéposition, à la faveur de laquelle la littérature ne serait plus la chose, le prétexte du texte philosophique (et particulièrement celui de l'antiphilosophie herméneutique) mais l'agent de son irréductibilité critique et heuristique.
C'est, paradoxalement, l'autonomie heuristique des pratiques littéraires qui restitue aujourd'hui à la philosophie sa "possibilité", au sens que Badiou confère à ce terme. Comme le rappelle ce dernier, dans son Manifeste pour la philosophie, les « poètes n'ont pas décidé de se substituer aux philosophes, ils n'ont pas écrit dans une conscience clarifiée d'une telle substitution. Il faut plutôt imaginer que s'exerçait sur eux une sorte de pression intellectuelle induite par l'absence de libre jeu dans la philosophie, par le besoin de constituer, de l'intérieur de leur art, cet espace général d'accueil pour la pensée et pour les procédures génériques que, suturée, la philosophie ne parvenait plus à établir ». Partant, c'est désormais la littérature qui inspecte la philosophie. Mais plutôt que de subordonner - à la mode de l'herméneutique philosophique - ce mouvement à une relégitimation, elle rappelle simplement la philosophie à ses propres vertus.
L'histoire littéraire n'a pas su ou pas voulu (pour des raisons économiques ?) tenir compte de cette "relève" philosophique de la littérature. A entendre nos professeurs de littérature, il y aurait un siècle des philosophes, le dix-huitième, et les autres, qui seraient marqués tantôt par la domination des poètes et tantôt par celles des romanciers. Au demeurant, Hugo, dans Littérature et philosophie mêlées, cultive cette erreur en tranchant : « Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvième il fallait une langue poétique » mais c'est pour immédiatement enchâsser sa définition du style dans une définition philosophique du beau littéral : « La belle expression embellit la belle pensée et la conserve ; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.» et fustiger l'instrumentalisation du théâtre par le mouvement philosophique : « Le produit le plus notable de l'art utile, de l'art enrôlé, discipliné et assaillant, de l'art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c'est le drame-pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poème bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée [... »
La première vocation, analytique, du Centre de recherche littérature et philosophie sera de repérer les énoncés philosophiques en littérature et les énoncés littéraires en philosophie. La difficulté d'une telle entreprise tient au fait qu'il nous faudra élaborer des outils qui permettent d'isoler ces isotopies, sans pour autant analyser les énoncés philosophiques avec les seuls outils de la spéculation philosophique, voire de sa rhétorique, ni analyser les énoncés littéraires à travers les seules catégories de la critique littéraire.

 

Il n'est plus possible aujourd'hui de lire polysémiquement un texte, sans faire allégeance à l'herméneutique. Le chercheur en littérature française, face à la fortune des thèses défendues par l'école de Constance, qui placent un lecteur théorique et réifié au cur d'une critique dite de la réception, ne peut plus se satisfaire de constats. Il lui faut se mêler de ce qui ne le regarde pas, de ce pour quoi il n'est pas salarié et s'engager, avec la liberté que lui confère son amateurisme, dans le débat philosophique.
La deuxième vocation du Centre de recherche littérature et philosophie sera donc critique.
Pourtant, tout au demeurant laissait entendre que la philosophie - vertébrée par l'herméneutique - aurait replacé la poésie au centre de ses préoccupations. Le divorce consommé par Platon et confirmé par les penseurs du Moyen Age - comme en témoigne la condamnation empruntée de la poésie prononcée par Abélard, qui pourtant fut lui-même poète (Cf. son Planctus et l'étonnant Poème adressé par Abélard à son fils Astralabe), aurait trouvé un terme. La poésie ne serait plus au ban de la cité philosophique. Mieux, dans l'utopie des herméneutes, elle reviendrait en gloire, vicariante du sacré. A partir de la séparation des Geisteswissenschaften et des Naturwissenschaften opérée par Dilthey - et à laquelle Bachelard ne voudra se soustraire - la poésie, dépouillée de son fondamental versant didactique, s'est en fait trouvée instrumentalisée par la philosophie. On sait les dommages causés par la poématisation philosophique et on peut mesurer son impact sur la critique littéraire.
L'univocité méthodologique des sciences humaines, en général, et de la critique littéraire, en particulier, nous condamne à envisager les évidences de l'interprétation à la manière dont Platon abordait les universaux, à savoir selon une aporétique.
Cinq apories cardinales nous dissuadent de nous appuyer sur la méthodologie interprétative de la critique littéraire. La première aporie est constituée par la monologie herméneutique ; la deuxième par l'exclusion du jugement, qui paradoxalement fait pencher la "science de la littérature" vers une néo-dogmatique ; la troisième aporie réside dans la séparation universitaire de la pratique critique et de la pratique poétique ; la quatrième dans le divorce de la critique et de l'esthétique ; et la cinquième - qui en est la somme - tient au fait qu'en se bornant à la méthode herméneutique, la critique littéraire ne retient que le donné contingent des textes à l'exclusion de leur nécessité.
Il ne serait donc être question ici d'appliquer à l'étude du texte philosophique les méthodes de la critique littéraire mais plutôt de dénoncer les anachronismes de la manière philosophique : par exemple, on notera que le style philosophique est encore - même chez les post-heideggeriens - très largement structuré par le bout rimé (Badiou, par exemple, confrontant le mathème au poème). La question critique revient à savoir si la philosophie tient encore celle-ci pour preuve alors que le poème l'a abandonné depuis déjà un siècle (Søren Kierkegaard dans sa "littérature" - Le Journal d'un séducteur - avait pourtant tenté de déniaiser nos poématiseurs. En répondant notamment à la question "qu'est-ce que languir ?", il critique ces poètes qui font rimer Laengsel et Faengsel [langueur et prison], comme si, note Kierkegaard, « le prisonnier pouvait seul languir, comme si l'on ne pouvait languir en pleine liberté ! ».

 

Poème, pratique, politique : la troisième vocation du Centre de recherche littérature et philosophie sera heuristique. C'est en sortant du strict ars interpretandi (qui en fait depuis Heidegger n'en est plus un), et en le subordonnant téléologiquement à l'ars inveniendi d'une heuristique, que la critique littéraire, ne se bornant plus à mettre en scène les textes, serait à même de défricher les lieux de leur invention.
La politique, on le sait, est à réinventer. Une réserve de taille nous empêche ici de nous appuyer sur la sociocritique de "l'idéologie", et plus généralement sur le matérialisme de Marx dans la mesure où ce dernier réduit l'energeia (l'acte créateur, la parole active comme fondation de la propriété) à l'ergon (le travail, auquel il réduit l'anthropogenèse).
C'est cette attention heuristique à l'energeia et non la prétendue garantie de l'identité dans la Dialectique négative (refusant toute positivité de l'Aufhebung) qui eût pu fonder une théorie esthétique chez Adorno.
D'un point de vu heuristique (et historique...), la critique de l'hégélianisme n'est pas tant postérieure à Hegel (Marx, Adorno, Derrida,...) qu'antérieure au "dernier des philosophes". Cette critique a priori peut être décelée aujourd'hui :
a) dans la conception fichtéenne du savoir absolu, qui est heuristique en ce qu'elle lie l'être et la liberté dans le savoir - d'où sa lecture de l'activité humaine comme Tathandlung (acte libre engageant le sujet créateur) et non comme Tatsache (acte réifié en fait).
b) dans la primauté accordée par Guillaume de Humboldt à l'energeia (l'acte) sur l'ergon (le travail) qui place la poétique de la parole au centre de l'économico-politique (démarche qui complète la mathématique sociale de Condorcet et l'idéologie, comme organisation transdisciplinaire des savoirs, esquissée par Destutt de Tracy, et au sein de laquelle nous sommes aujourd'hui à même de desceller - en amont des conceptions de Dilthey (herméneutiques et dualistes)- la fondation première, heuristique et moniste, des sciences humaines.
Dans les arts cette liberté des actes de langage n'est pas dissociable de la liberté politique dans la mesure où l'homme, et plus encore le citoyen, se définit par sa faculté de se réapproprier une langue par l'energeia humboldtienne de la parole.
C'est sur la question du sujet, l'heuristique littéraire nous l'apprend, que la transformation heuristique diffère de la transformation dialectique.
En effet, si le sujet n'existe pas l'autariat poétique est impensable. Or l'autariat existe. C'est cette activité du sujet qui serait susceptible de refonder une théorie économique de la valeur et donc de redéfinir la propriété.
C'est bien dans la pratique littéraire et non dans l'économie de l'interprétation que se révèle la dimension philosophique de la littérature (dans l'acte de parole libre qui résout la contradiction entre le mathème, le poème, l'amour et le politique). Si l'on admet que l'homme se constitue pragmatiquement par ses actes de langage - et non en empruntant l'hypothétique "tournant herméneutico-pragmatique" (on interrogera à cet égard la philosophie analytique de Davidson qui, selon Thomas Kent, permet de récuser la "reader-oriented literary theory") - l'auteur est peut-être sujet ontologiquement relatif mais il se présente comme absolument lisible. Le lecteur, s'il n'est pas lui-même auteur, reste à l'état de fiction critique.
On comprend comment la philosophie de la littérature s'édifie, loin des systèmes mais rationnellement, dans la résistance heuristique de ses pratiques aux herméneutisations philosophiques ; la poétique se pose donc, par la perennité même de son identification subjective, comme une position, un lieu à part entière, non seulement de la philosophie de l'esprit mais également - sans attendre la poésie de la nature - comme une des régions de la philosophie de la nature (voir notamment ce qu'en fait Coleridge, après avoir lu, Schelling ou Balzac, après avoir écouté Cousin, lu Gall, Lavater, Ballanche et les ouvrages qu'a pu lui recommander son camarade de collège, Barchou de Penhoën, vulgarisateur de la philosophie allemande).
Quant au style des philosophes - qui a été trop longtemps occulté par la relation de poématisation herméneutique que la philosophie (au même titre que la critique littéraire universitaire) a jusqu'à présent entretenue avec la littérature (et sous l'empire de laquelle le style n'est plus l'homme même)- il apparaît comme très largement façonné non pas tant par l'emploi de telle rhétorique ou de telle forme littéraire (épître, journal, dialogue, utopie...) que par l'usage des « fictions heuristiques [heuristische Fiktionen] des principes régulateurs de l'entendement dans le champ de l'expérience » qui selon Kant définissent les « concepts de la raison [Vernunftbegriffe] ». D'où la fonction littéraire du schématisme, qu'il conviendrait d'actualiser non seulement à partir de son acception kantienne mais encore à partir du concept d'Einbildungkraft sous lequel le subsume Schelling dans sa Philosophie der Kunst.
C'est dans la même optique, à la fois différentielle par l'intertextualité et moniste par l'heuristique, qu'il conviendra de repérer les usages des fictions heuristiques dans les textes dits philosophiques ou littéraires et d'en mesurer la portée critique.