Michel Leter

Figures de l'occultation d'Auschwitz

dans les Oraisons funèbres de Malraux

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1997

 

 La France a horreur du plein.
Comme l'avançait récemment Pascal Bruckner
en encensant
le Signé Malraux de Jean-François Lyotard :
« Lyotard propose ici moins une biographie qu'une "hypobiographie", où il ne s'agit pas de relater tous les faits, à la manière des Anglo-Saxons (sic), mais de retenir les épisodes significatifs qui font sens et résonance dans l'uvre. L'important c'est de transformer l'existence en mythe, qui seul permettra de signer les écrits, les actes les sentiments puisque seul est vrai ce qui est légendaire1.»
Autrement dit, l'art français de la litote consisterait, sous
sa forme postmoderne, à ne retenir que ce qui sert la légende. Cette hyperbole "hypobiographique" de celui qui cherche à se faire plus gros que le biographe était naguère appelée par son nom : l'hagiographie.
Mais il est un domaine qui, heureusement, reste "anglo-saxon" - et qui échappe tant aux falsifications de Malraux qu'aux émondages mystiques de la rive gauche -
celui du texte.
Lyotard, dans le Magazine littéraire d'octobre 1996, révèle à ceux qui s'étaient assoupis dès l'incipit des Conquérants que « La vie de Malraux doit être lue comme un recueil de légendes » (joli pléonasme puisque, étymologiquement, la légende, du gérondif legenda, est littéralement "ce qui doit être lu") - la pensée philosophique française ne loge toujours pas à la même enseigne que sa langue.
Lu-comme-ce-qui-doit-être-lu, la figure ne prend pas.
Une vie ne se lit pas. Elle se conte.
Seul le texte est lisible.
Le texte résiste, le texte témoigne.
On ne peut éternellement s'en servir comme palimpseste. Lui seul est signé.

Dès les "Oraisons funèbres", Malraux est pris à son propre piège. Il veut transfigurer l'histoire mais l'isotopie en jeu n'est plus cette mythologie personnelle qui tolérait les élucubrations romanesques des Conquérants, de La Voie royale et de La Condition humaine ; ce n'est plus la légende qui fournit le visa mais les faits, cette chronographie redoutable que la rive gauche est bien contrainte d'invoquer lorsqu'elle entend établir que Malraux a été engagé dans son siècle.
Seulement Malraux a trop écrit pour espérer contrôler son image posthume. Si cette logorrhée a pu fasciner dans l'instant, elle trahit dès lors que l'auteur prend le risque de la transcrire. Et la postérité, lectrice, se montre rebelle aux loopings. Même les thuriféraires du grand homme reconnaissent que si, comme le dit Robbe-Grillet,
« Flaubert écrivait le nouveau roman de 1860, Proust le nouveau roman de 19102 », Malraux n'écrivait pas le nouveau roman de 1930.
Mais cette absence d'audace serait volontiers pardonnée si l'uvre de Malraux ne se caractérisait en fait par un refus du siècle et plus généralement de la sécularisation qui fonde la modernité littéraire. Cet archaïsme, qui ne passe plus guère pour un néo-classicisme, se manifeste de façon caricaturale dans les Oraisons funèbres - réunies pour la première fois par les éditions Gallimard en 1971 avant de clore le Miroir des limbes de la Pléiade, paru en 1976 (recueil des Antimémoires et de La Corde et les souris). La littérarité des écrits de Malraux est aussi peu marquée par son siècle que les romans de science-fiction analysés par Butor dans son article sur La Crise de croissance de la science-fiction3 sont anticipateurs d'une littérature nouvelle. Les oraisons funèbres de Malraux signent le siècle plus qu'elles ne le font dans la mesure où Malraux, contrairement à Bossuet, n'a pas été en mesure d'introduire une poétique, et a fortiori une politique du sujet au cur des signes de son siècle, bien au contraire.
Comme il le suggère dans sa préface de 1971, Malraux renoue avec l'oraison parce qu'elle est parmi les formes oratoires celle qui résiste le plus sûrement à l'historicisation moderne de la littérature :
« Des tragiques grecs à Shakespeare, à Victor Hugo, l'art s'est maintes fois accommodé de l'actualité : toujours en la contraignant à affronter ce qui la dépasse. Que serait le Condé de Bossuet, s'il n'était livré à Dieu ?4 ». Certes, mais il ne serait pas Condé s'il n'était livré qu'à Dieu et à la France, fille aînée de l'église, comme les malheureux spectres des déportées que Malraux condamne à errer dans ses oraisons. A rebours des simplifications malruciennes, les classiques sont plus circonspects à l'égard des thrènes et autres panégyriques, plus soucieux des conditions humaines et des inflexions plurielles de la voix que le chef de la brigade Alsace-Lorraine.
Cette critique de la laudatio funebris chez Malraux personne ne la fait plus aujourd'hui tant le consensus pèse. Et, puisque les intellectuels sont absents, que l'on ne nous reproche pas d'aller chercher le vieux Cicéron, qui après avoir présenté, dans son De Oratore, l'éloge funèbre tel que les Grecs le cultivaient rappelle les réticences de la rhétorique latine :
« les éloges que nous prononçons, nous, au forum, ont la brièveté nue d'un témoignage, la même absence d'ornement ; ou bien ils sont écrits pour une cérémonie funèbre qui s'accommode mal des grandes qualités oratoires5. »
Au registre des imitations Malraux avait pourtant le choix. Les "romanciers" (entendez les auteurs romanophones) du moyen âge avaient su merveilleusement dépasser la typologie classique en insérant la déploration au sein
de poèmes épiques ou "romans". On songe notamment au planctus de La Chanson de Roland, scandé par Charlemagne lors de son retour à Ronceveaux.
On ne se hasardera pas à l'anachronisme qui consisterait à rapprocher gratuitement les planhs des troubadours et la lyrique malrucienne bien que leurs trois moments, la plainte, l'éloge du défunt et la prière, ne sont pas sans évoquer la division (ne parlons pas de structure) de certaines oraisons malruciennes, et notamment la plus fameuse qui fut prononcée à l'occasion du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon.
On observera néanmoins que les troubadours savaient chanter avec autant de verve la disparition d'un grand personnage que celle d'un proche anonyme.
En dernière analyse, s'il faut affilier Malraux, Rutebeuf, poète du nord, ferait mieux l'affaire qui semble avoir été le premier à détourner la déploration à des fins nationales. Ce dernier, dans ses Complaintes, utilise la mort d'illustres croisés pour ranimer le zèle des Français en faisant déjà pièce à un anonyme qui, pleurant Louis IX, dénonce les maux causés à la France par les Croisades.
Bref, on n'imaginerait pas Malraux puisant son inspiration dans la déploration française du Moyen Age n'était cette coïncidence singulière : des oraisons funèbres que nous a légué notre Moyen Age, nous ne disposons plus que d'un sermon versifié de Robert de Sincériaux sur la mort de Saint-Louis et l'éloge de Du Guesclin prononcé lors de ses funérailles, en présence du roi Charles V, par l'évêque d'Auxerre. Or ces deux personnages correspondent aux deux figures médiévales évoquées par Malraux dans son discours prononcé le 10 mai 1975, à l'occasion du Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation, sur le parvis de la cathédrale de Chartres («...]qu'elle prenne ce soir la télévision stupéfaite d'entendre parler aux rois de Chartres qui ont vu Saint-Louis6 » ). Malraux maîtrisait-il cette réminiscence ? bien sûr puisque l'érudit savait tout : disons plus sérieusement que ce hasard s'il est heureux n'est pas novateur. La convocation des mythes moyenâgeux au nom de la Résistance en dit aussi long sur Malraux qu'elle en disait sur l'Aragon de La Leçon de Ribérac, trahissant cette même réticence au mariage morganatique du lyrique et du laïque.
Que serait la République si elle n'héritait de la France de droit divin des Capétiens ? semble nous répéter inlassablement André Malraux.
Quatorze ans de mitterrandisme et la France est telle que Malraux l'avait quittée.
On ne s'étonnera pas que le transfert des cendres et le quinzième centenaire du baptême de Clovis mobilisent l'opinion et les attachés culturels au détriment de l'indispensable "réforme de l'État" aussi souvent annoncée qu'enterrée. La haine mystique des faits commande le lyrisme malrucien. C'est ici qu'il cède au délire de la fondation française et se démarque de la primauté démocratique que la fondation révolutionnaire américaine (instituée par des hommes libres - autonomes). Si l'on peut comprendre que la plainte médiévale ait pu être marquée par l'introduction d'éléments de consolation chrétienne. On s'étonnera que ceux-ci restent dominants dans les oraisons funèbres d'un moderne qui bien que s'affichant comme agnostique ignore superbement la sécularisation qui s'imposait après Auschwitz - du moins quant au discours sur la "déportation".
Ce qui se lit dans les oraisons funèbres consacrées à la résistance, c'est d'abord le refus des "aventures incertaines" qui avait conduit Malraux à repousser les sollicitations des résistants de la première heure tels que Bourdet et Crémieux. Son souci, c'est bien la restauration du statu quo ante. Sur Jean Moulin, on cite ad libitum la prosopopée : « Entre ici Jean Moulin, etc. », mais on se penche assez peu sur la fastidieuse "partie molle" de l'oraison, où l'on retrouve cette obsession de l'ordre qui dominait déjà dans la préface au Mademoiselle Monk de Maurras. Ce tic malrucien se manifeste ici sous la forme classique de la continuité de l'État assurée, selon Malraux, par l'unité de la Résistance... de Gaulle en donnant son absolution à la haute fonction publique de l'État français y songera tout autant. Le masque du révolutionnaire tombe définitivement découvrant la face de l'hiérarque. Le choix est lisible; l'action de la résistance ne doit pas ouvrir la boîte de Pandore de la transformation sociale mais bien aboutir à la restauration de la France éternelle : « Que Paris eût été libéré - un peu plus tard - sans la Résistance donc sans l'insurrection, et sans la 2e DB nul ne l'ignorait. Le véritable objectif des combats fut bien moins de reconquérir la ville que de retrouver la France7. »
Le mépris des consciences donne plus que jamais le ton des oraisons malruciennes et le GI de Pittsburgh pourrait avoir le sentiment trouble d'être mort pour autre chose que la libération de la France, comme le confirme Malraux en confortant la théologie négative
d'une métaphore filée au gré de laquelle
Le mot Non, fermement opposé à la force, possède une puissance mystérieuse qui vient du fond des siècles. Toutes les plus hautes figures spirituelles de l'humanité ont dit Non à César. Prométhée règne sur la tragédie et sur notre mémoire pour avoir dit Non aux Dieux. La résistance n'échappait à l'éparpillement qu'en gravitant autour du Non du 18 juin [...] ce non du maquisard obscur collé à la terre pour la première nuit de mort, suffit à faire de ce pauvre gars le compagnon de Jeanne et d'Antigone8. Et non de Marianne...
Malraux se soustrait au mouvement de sécularisation. La République lui donnait l'occasion de laïciser l'oraison funèbre. Malraux ne la saisit pas car sa conception de la France reste organique comme celle de Maurras ou celle de Barrès.

C'est dans le même registre que Malraux s'évertue à subsumer la Shoa sous la notion vague et retouchée de déportation des résistants, et plus symboliquement des résistantes, d'où la fonction mystique de Ravensbrück, le seul camp jamais nommé dans les trois oraisons consacrées à la Résistance.
Le christianisme malrucien progresse à coup d'abstractions qui eussent sied au grotesque flamand mais sont ici inconvenantes, telle l'anaphore de l'image du "peuple des tondus et rayés" que l'on retrouve dans l'oraison prononcée lors du transfert des cendres de Jean Moulin et dans celle déclamée à l'occasion du trentième anniversaire de la libération des camps de déportation. Quel est ce peuple innommable que Malraux ne consent à désigner que par figure ? Les images de la veine des "tondus rayés", données pour poétiques, ne forment pas une poétique. Dans la chute nébuleuse du discours prononcé à l'occasion du trentième anniversaire de la libération des camps la voix malrucienne modalise avec un pseudo-lyrisme qui dissimule à peine le cabotinage les marques italiques d'une parole rapportée au fil de laquelle seuls les termes imprimés en romain seraient "signés" Malraux :
] un message à bouches fermées filtrait dans les rangs : les Alliés arrivent .
« Alors, dans tous les bagnes depuis la Forêt-Noire jusqu'à la Baltique, l'immense cortège des ombres qui survivaient encore se leva sur ses jambes flageolantes. Et le peuple de celles dont la technique concentrationnaire avait tenté de faire des esclaves parce qu'elles avaient été parfois des exemples, le peuple dérisoire des tondues et des rayées, notre peuple ! pas encore délivré, encore en face de la mort, ressentit que même s'il ne devait jamais revoir la France, il mourrait avec une âme de vainqueur9. »
« le peuple dérisoire des tondus et des rayés, notre peuple ! » et la mémoire de flancher sous couleur de dérision lyrique : à quelle situation d'énonciation renvoie ce notre ? Pris dans le dispositif malrucien, il n'est plus au nous. Car tel est l'effet de la mystique nationale malrucienne que ce qui dans l'énonciation moderne appartient à la personne en vient à tomber dans l'orbite de ce que Benvéniste appelle la non-personne, univers extérieur à la situation d'énonciation (représenté par les groupes nominaux), cette part d'ombre qui tranche avec l'allocutaire, c'est-à-dire le sujet capable de dire je - et donc de répondre, fût-ce au soliloque, sans nécessairement avoir été questionné. Cette non-personne est ici un État-nation chimérique nationalisant la shoa qui sous la plume de Malraux n'a droit de cité que dans sa conversion française.
Le "nous" des martyrs de la Résistance porte la même confusion. Ersatz de réminiscences nietszchéennes, l'histoire chez Malraux n'est scriptible qu'en tant qu'éternel retour de la France organique, celle de l'anonymat du sujet. Dans le passage suivant l'alternance des pronoms personnels loin de servir la communication décline l'allégorie française, la même, causa sui, et dissimule le soliloque malrucien. Je n'est pas un autre, c'est Malraux :
« Peu importe nos noms, que nul ne saura jamais. Ici, nous nous appelions la France [...]
« Je suis la mercière fusillée pour avoir donné asile à l'un des vôtres.
« La fermière dont le fils n'est pas revenu.
« Nous sommes les femmes, qui ont toujours porté la vie, même lorsqu'elles risquaient la leur.
« Nous sommes les vieilles qui vous indiquaient la bonne route aux croisées des chemins, et la mauvaise à l'ennemi.
«Comme nous le faisons depuis des siècles.
«Nous sommes celles qui vous apportaient un peu à manger ; nous n'en avions pas beaucoup.
«Comme depuis des siècles.
«Nous ne pouvions pas faire grand-chose ;mais nous en avons assez fait pour être les vieilles des camps d'extermination, celles dont on rasait les cheveux blancs.
«Jeanne d'Arc ou pas, Vierge Marie ou pas, moi, la statue de l'ombre au fond du monument, je sui s la plus vieille des femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück10.» Pas, c'est, hélas ! toute la différence. Seul le mythe porte un nom : «Jeanne d'Arc» ou «Vierge Marie» : les victimes, à la faveur de ce baptême incongru, sont débaptisées. Dans sa dernière folie, la parole Malraux telle une vierge folle, fille aînée de l'église, sombre dans le délire gallican :
« La vie ! A Ravensbrück, 8000 mortes politiques [...] jamais tant de femmes n'avaient combattu en France. [...] ce que furent les camps d'extermination on le sut à partir de 194311. [...] Le général de Gaulle attendait, à la gare de l'Est, le premier convoi de fantôme [...] Le fermier fut souvent une fermière12 [...] Fasse le destin que cette femme soit ici, ou qu'elle prenne ce soir la télévision - stupéfaite d'entendre parler aux rois de Chartres qui ont vu Saint-Louis. Portail royal en qui depuis huit cents ans bat l'âme de notre pays, je viens de t'apporter le plus humble témoignage de la France. J'en répéterai un autre que notre compagne des ténèbres aurait préféré au sien. [...] croyantes ou non, vous connaissez le verset lugubrement illustre, prononcé par tous puisque la douleur est partout : Stabat mater dolorosa... Et la mère des Douleurs se tenait debout ... Dans la crypte, sous l'hosanna des orgues et des siècles, la France aux yeux fermés vous attend en silence13 ».
Sous le verbe malrucien, la France n'est plus une nation, elle redevient cette arme archaïque contre le sujet. La France retourne au signe : «que celle d'entre vous dont on se souviendra le moins, la plus démunie, celle dont j'ai parlé si elle est encore vivante, s'approche pour entendre chuchoter la haute figure noire :
Écoute bruire dans l'ombre autour de moi l'immense essaim des mortes. Je ne l'ai pas abandonné. Saint-François disait à la mendiante d'Assise : « Sur ton pauvre visage, que ne puis-je embrasser toute la pauvreté du monde...
Sur le tiens, moi la France, j'embrasse toutes tes surs d'extermination. J'ai connu bien des prisonnières, à commencer par moi14.»
Oui, Malraux est un grand homme en ce qu'il réussit le tour de force de réunir à lui seul presque tout ce dont la France doit se débarrasser pour trouver une place d'autant plus honorable qu'elle sera modeste dans le concert des nations, tout ce qui enfin a mis ce pays au secret et l'y maintient dans le tonnerre des rythmes, de défilés, de mises en scène, de la chorégraphie de ces reliques que Rabelais, anticipant nos indignations laïques, stigmatisait plaisamment sous le vocable de "rogatons".
Malraux n'individualise que dans l'ancestral et le sanctifié, il ne nomme que pour enchâsser, pour rendre sensible l'archétype immémorial de la martyre nationale « je suis la plus vieille des femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück15».
Le "je" est changé en statue de sel «moi, la statue de l'ombre au fond du monument» ; je n'est une autre que dans le silence et la mort
La vaticination de la non-personne avait déjà été évoquée par Beauvoir à la lecture des Antimémoires : « On nous parle avec émotion de la France, mais jamais des Français16 ».

L'oraison funèbre prononcée par Bossuet sur Condé que Malraux en exergue dans sa préface à la première édition des Oraisons funèbres se distinguait au moins par son historicité (contemporanéité entre la messe des funérailles et l'oraison en prose). Concédons à Malraux d'avoir été, pour une fois, un piètre imitateur. Le contraste énonciatif de ses généralités se vérifie dans cette même oraison avec ce classique Bossuet qui lui n'hésite pas à utiliser les embrayeurs modernes de l'ici et maintenant, dès l'incipit :
Monseigneur,
Au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, Prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail*17.
Alors que le je Malrucien, bien que prêté à un(e) autre (« la fermière », « la mercière », « la plus vieille des femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück ») ne supporte pas d'allocutaire, le je de Bossuet dans son adresse est un vous virtuel, supposant le dialogue, ouvrant à la réponse.
Tandis que l'oraison Malrucienne sombre dans l'archaïsme, l'oraison de Bossuet est portée historiquement tant par la formidable efflorescence esthétique de la contre-réforme que par la réflexion linguistique et stylistique de Port-Royal. Bossuet en brossant le portrait de personnages concrets, tout en prenant soin de corriger les grandeurs terrestres à la faveur d'une rhétorique subtile de l'humilité chrétienne, éloigne le genre à la fois de l'éloge et du sermon, assurant ainsi son autonomie. Pour l'auteur du Discours sur l'Histoire universelle l'individuation du sujet de la déploration ne peut s'effectuer que dans l'historicité. Ici réside la plus évidente supériorité de Bossuet sur Malraux en ce que " l'aigle de Meaux " n'oppose pas totalité et sujet mais règle entre les deux la balance de l'oraison. Or le sujet, l'allocutaire (c'est-à-dire à un sujet capable de dire je) voilà l'ennemi pour Malraux. Sans doute parce que son arrivisme l'empêche de mettre au crédit d'un compatriote d'autres titres que ceux d'un rival, Malraux redoute par-dessus tout qu'en haranguant la France un français lui réponde. Tu et vous, les marques de l'allocutaire dans le discours sont absentes des oraisons funèbres tandis que Bossuet y arc-boutait résolument son énonciation. Malraux n'entre pas dans le circuit de la communication en ce que jamais il n'admet la réversibilité de l'énonciation. La rhétorique malrucienne de l'oraison funèbre s'inscrit dans cette univers bifide de l'helléno-christianisme qui s'il se concevait chez les émules de Pléthon et Marsile Ficin est plus qu'anachronique sous la plume d'un écrivain du "siècle".

Dans ce même miroir des limbes pour Malraux le bon artiste c'est l'artiste mort.
Car lui, Malraux,
peut ainsi le manipuler à sa guise dans le grand
mécano
du musée imaginaire.
Tout dialogue moderne ne peut, selon Malraux, qu'obéir
au genre disparu du dialogue des morts :
« Au xixe, Ingres, Delacroix, Courbet dialoguent ou polémiquent - comme le feraient dans quelque Dialogue des morts, Raphaël, Titien et Le Caravage - avec le site qui perd ses figures mais non leur esprit, avec des natures mortes classiques ou baroque, et quelques bamboche dans les antichambres18. ».

Pendant trente ans, Malraux a tenu bon ; il fut le maître de cérémonie, le grand organisateur de la dissolution de la shoa dans "la déportation du peuple de France" ; pendant trente ans cet agnostique imposa une lecture chrétienne du génocide : Malraux le 10 mai 1975, ose encore, sur le parvis de la cathédrale de Chartres, commémorer la déportation en invoquant Saint-Louis, qui - attitude assez singulière dans la France médiévale - fut un zélé persécuteur des juifs.
Improvisant sur son aversion profonde pour le pluralisme laïque, Malraux va jusqu'à identifier les huit mille prisonnières qui ne sont pas revenus de Ravensbrück aux « huit mille personnages » que la cathédrale de Chartres est censée abriter : « symbole mystérieux, les huit mille personnages de la cathédrale voient sur ta face accablée, les huit mille prisonnières qui ne sont pas revenues. Dans cette cathédrale, où furent sacrés tant de rois oubliés, qu'elles reçoivent avec toi le sacre du courage. A la descendance de l'humanité sourde, peut-être à la petite-fille même de celle qui t'a livrée, la secourable voix où disparaît la honte, soufflera les mots qu'ont trouvés nos pauvres gens pour Du Guesclin, le seul connétable resté dans leur cur. Vivante naguère changée en plaie, crâne rasé de la misère française, «il n'est si pauvre fileuse en France, qui ne filerait pour payer ta rançon19 ».

Si Malraux avait été dans son siècle, comme le prétend Lacouture, il n'aurait jamais sacrifié à de telles simplifications fût-ce sous couleur du lyrisme funèbre. Que l'on nous concède, en outre, que ce dernier est d'un autre âge, pré-historique - en ce que l'histoire n'était pas jadis constituée comme une science susceptible de ruiner la laudatio funebris. On relira Malraux en songeant que Ravensbrück - pour atroce que fût le sort de ces victimes - n'est pas répertorié par les historiens comme un camp d'extermination, comme le précise Annette Wievorka dans son Déportation et génocide - qui, soit dit en passant, ne fait aucune référence (consensus oblige ?) au rôle joué par Malraux dans l'occultation de la Shoa (les documents littéraires ne sont toujours pas considérés comme des documents historiques) :
Pour un juif, être déporté à Buchenwald ou Ravensbrück peut signifier la survie. Germaine Tillion évoque Jeannette, avec qui elle a communiqué à Fresnes : « Jeannette était très jeune, tchèque, juive et communiste, et elle avait été arrêté en portant une bombe» et dans une note elle ajoute : « jeunette, grâce à sa bombe, fut déportée à Ravensbrück au lieu d'être déportée à Auschwitz. Elle m'a téléphoné il y a deux ans. Elle allait bien20.»
La communion des saintes, bricolée par Malraux, cache une fracture bien réelle entre femmes comme en témoigne Simone Weil dans un entretien qu'elle accorda à Annette Wievorka :
Les déportées résistantes nous tenaient à distance. Surtout, qu'on ne confonde pas nos situations. Déjà au camp, à l'occasion de très exceptionnelles rencontres, j'avais constaté cette fracture entre nous, cette [orme de mépris que beaucoup avaient à notre égard.
Ainsi, je me souviens du jour où, peu de temps après mon arrivée à Birkenau, Marceline L. et moi, errant toutes les deux dans le camp, tout en nous cachant parce que nous nous étions échappées du Kommando de travail, nous avons été attirées vers un bloc par des voix parlant français.
Heureuses de rencontrer des Françaises, nous avons cherché à faire connaissance. L'accueil a été une véritable douche froide : nous avons été accablées par l'hostilité de leur accueil parce que nous étions juives et que nous n'avions pas combattu comme elles, les communistes. Elles, elles s'étaient battues contre les nazis. Nous, nous n'étions rien. Nous avons fui aussitôt, consternées. Il s'agissait des communistes rescapées du seul convoi de Françaises non juives. Les débuts de leur déportation avaient été très durs, mais à l'époque leurs conditions de vie s'étaient nettement améliorées par rapport aux nôtres21.

Bien qu'il ne cessât de s'afficher comme agnostique, il n'y eut pas d'intellectuel plus gallican que Malraux. Clara avait déjà perçu ce dilemme dès la publication de la Tentation de l'occident :
Un peu plus tard [que la publication de la Tentation de l'occident] parurent dans Ecrits - volume qui réunit trois essais et un poème d'auteurs différents - D'une jeunesse européenne, une vingtaine de pages d'André qui plus encore que la Tentation de l'Occident sont une approche de lui-même. Marque profonde d'un christianisme que l'on pense avoir rejeté mais dont on ne peut empêcher que ce soit à travers lui qu'on saisisse le monde.
Destin étrange de cet homme chrétien abandonné par Dieu ; dépourvu du relais qu'est la confession, son passé l'abandonne ou se modifie selon lui-même. Selon lui-même, tout est là puisque « la conscience de ce que notre vie à de distinct ne lui est pas apportée par les faits22 ».

Le texte malrucien - et non plus la légende - est ici représentatif des ambivalences d'un certain psittacisme laïque affiché par les intellectuels français qui, au fond, n'ont pas digéré 1789, et ne parviennent pas à se délester des souches chrétiennes de la fondation française.
Malraux, dans le siècle, c'est l'histoire d'une nostalgie, cet ordre mythique d'une ancienne unité catholique que, faute de vicaire du christ, le verbe d'un général de passage aura incarnée.

 

 

NOTES

 

1. Nouvel observateur du 19 septembre 1996, p.26.

2. ROBBE-GRILLET A., "A quoi servent les théories" in Pour un nouveau roman, éditions de Minuit, 1961, p.10.

3. BUTOR M. "La Crise de croissance de la science-fiction" in Répertoire I, Minuit, 1960, pp.186-194.

4. MALRAUX A., Préface aux Oraisons funèbres, in Le Miroir des limbes, Gallimard, 1976, p.953.

5. CICÉRON, De l'orateur, livre II, traduit par Edmond Courbaud, quatrième édition, Les Belles lettres, 1966, p.149.

6. MALRAUX A. "Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation", Oraisons funèbres in Le Miroir des limbes, Gallimard, 1976, p.1010.

7. MALRAUX A. "Commémoration de la libération de Paris" in Op. cit., p.959.

8. MALRAUX A., "A la mémoire des martyrs de la Résistance" in Op.cit. , p.1000.

9. MALRAUX A. "Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation" (parvis de la cathédrale de Chartres, 10 mai 1975) in Op. cit., p.1010.

10. MALRAUX A., "A la mémoire des martyrs de la Résistance" in Op. cit., p.1004 et 1005.

11. MALRAUX A. "Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation" in Op. cit., p.1006 et 1007.

12. Idem, p.1009.

13. Ibid., p.1010.

14. Ibid

15. Idem, p.1004 et 1005.

16. BEAUVOIR Simone de, Tout compte fait, Gallimard, 1972, réimpression Folio, 1995, p.215.

17. BOSSUET, Oraison funèbre du Prince de Condé in Oraisons funèbres, Garnier, 1988, p.369.

18. MALRAUX A., L'intemporel, La Métamorphose des Dieux, Gallimard, 1976, p.1.

19. MALRAUX A. "Trentième anniversaire de la libération des camps de déportation" in Op. cit., p.1011.

20. WIEVIORKA A., Déportation et génocide, entre la mémoire et l'oubli, Plon, 1992, p.238.

21. WIEVIORKA A., Op. cit., p.249.

22. MALRAUX Clara, Voici que vient l'été, Le Bruit de nos pas 4, Grasset, 1973, p.53.