Michel Leter

Pourquoi Malraux prend un x,

florilège des témoignages

supplément au numéro 0 de Questions, la revue critique des rythmes et pensers,

 

© l'invendu, printemps 1997

 

 [En légende de six photographies identiques d'André Malraux]

Du 4 au 16 novembre 1996
découvrez pourquoi Malraux prend
un «X» à la fin
La RATP rend hommage à André Malraux
à travers des expositions dans le métro

 

En mourant Malraux a définitivement conjuré ses problèmes financiers. En ce mois de novembre 1996, le citoyen est invité à mettre la main à la poche pour renflouer le négoce du grand homme. D'abord en achetant un ticket de métro. Il contribue à financer la campagne "l'automne Malraux" qui s'étale dans les rues et les couloirs du métro à coup de citations. Il peut également, en s'acquittant de l'impôt, participer à la campagne de propagande du ministère de la Culture qui s'étale en grand format - entre la publicité Vizir et BHV - sur les murs des stations de ce même métropolitain.
La rédaction de Questions, qui ne bénéficie pas des subsides du centre national du livre, vous offre son propre florilège de citations ou plutôt de témoignages sur notre grand homme. Pour fausse que sonne l'éloquence de Malraux, la postérité lui concédera au moins le mérite d'avoir entretenu la verve satirique de ses contemporains.
Il va sans dire qu'aucun de ces fragments n'a été retenu par les «curateurs» des expositions organisées par les responsables de l'édification du peuple des usagers de la RAPT.

 

 

L'AUTEUR

 

Mercredi 11 décembre 1946
...] Mme Gould m'a écrit de Juan-les-Pins qu'elle compte sur ma présence au déjeuner de demain. Il y aura Malraux. Je suis assez intéressé par cette rencontre.
Jeudi 12 décembre. - Déjeuner Malakoff. Pas de Malraux. Obligé de se rendre en province pour je ne sais quelle occupation, un peu de fonctionnaire m'a-t-il paru. J'ai demandé, je crois que c'est à Denoël, ce qu'il fait depuis qu'il a quitté le ministère de l'information, en même temps que le général de Gaulle quittait le gouvernement. Il travaille beaucoup : une suite à son ouvrage La Condition humaine, un grand travail moitié philosophique, moitié social, un autre encore plus ou moins politique. J'ai idée que cette littérature de circonstance, la sienne et celle de bien d'autres, née de faits et de problèmes passagers, ne survivra guère au temps qui l'a inspirée, pas plus que les bouffonneries d'expression qui y reviennent à chaque instant : l'humain, l'homme humain, la liberté humaine, la condition humaine.

LÉAUTAUD Paul, Journal littéraire, 11 et 12 décembre 1946, t.xvii, Mercure de France, 1961, p.64.

 

Presque en même temps que Céline un autre sceptique est devenu rapidement célèbre, Malraux, qui cherchait des justifications à son pessimisme non en bas, dans la physiologie, mais en haut dans les manifestations de l'héroïsme humain. Malraux a donné un ou deux livres importants. Mais il lui manque un pivot intérieur, il s'efforce d'une manière organique de s'appuyer sur une force extérieure, sur une autorité établie. L'absence d'indépendance créatrice, répond dans ses dernières uvres le poison de l'insécurité et les rend vaines.

TROTSKY Léon, Un nouveau grand écrivain : Jean Malaquais, article du 7 août 1939, in uvres, t.27, institut Léon Trotsky, 1986, p.374.

 

...]Les mots ne sont pour lui que des flatus vocis, ce qui ne l'empêche pas de les prendre pour des pensées et de croire qu'il a trouvé une idée quand il a trouvé une formule. Regarder un objet et dire honnêtement ce qu'il a vu, c'est une activité trop modeste pour lui : au lieu de l'affronter, il fuit [...] Devant Mao il pense à Trotski, aux empereurs chinois, aux « carapaces couvertes de rouille des chefs d'armée». Devant la Grande Muraille, il pense à Vézelay. A Delhi, il pense aux jardins de Babylone, aux soldats de Cortez, aux lotus de Hang-Tcheou. Assistant à l'enterrement de Jean Moulin, il écrit : «Je pense au combat de Jarnac et de La Châtaigneraie selon Michelet.» Je pourrais poursuivre pendant des pages cette énumération. Paulhan recommandait de ne pas entrer dans les jardins de la littérature avec des fleurs à la main. Malraux y pénètre chargé de gerbes et de couronnes et il cache sous des amoncellements de rhétorique ce qu'il prétend montrer [...] Malraux est incapable d'écouter : il parle ; s'il pose des questions, c'est avec tant de d'insistance que l'interlocuteur est obligé de se plier à un cadre préfabriqué. Nous n'entendons jamais sa vraie voix mais celle que Malraux lui impose. Il ne se soucie pas d'ailleurs de renseigner ses lecteurs, mais de les étourdir, de leur faire mesurer combien la culture de l'auteur est étendue, combien il a voyagé, que de gens célèbres il a approchés.

BEAUVOIR Simone de, Tout compte fait, Gallimard, 1972, réimpression Folio, 1995, pp.214-215.

 

Il parle avec cette volubilité extraordinaire qui me le rend souvent si difficile à suivre.
Il me peint leur situation, qu'il estimerait désespérée si les forces de l'ennemi n'étaient pas si divisées. Son espoir est de rassembler celles des gouvernementaux ; à présent il a pouvoir de le faire. Son intention, sitôt de retour, est d'organiser l'attaque d'Oviedo.

GIDE André, Journal, 4 septembre 1936, Gallimard, 1951, p.1254.

 

Revu Malraux. Clara M, me reçoit d'abord seule. Puis nous allons dîner tous trois (et fort bien !) place des Victoires, à un restaurant où il m'avait déjà mené. Et, deux heures durant, je m'émerveille de son éblouissante et étourdissante faconde. (Oh ! je ne donne aucun sens péjoratif à ce mot - qui, originairement du moins, n'en avait point. J'ajoute pourtant qu'il est naturel qu'il en ait pris un - que les auditeurs-victimes lui en aient donné un, par revanche.) André Malraux, de même que Valéry, sa grande force est de se soucier fort peu s'il essouffle, ou lasse, ou « sème » celui qui l'écoute et qui n'a guère d'autre souci (1orsque celui qui l'écoute, c'est moi) que de paraître suivre vraiment. C'est pourquoi toute conversation avec ces deux amis reste, pour moi du moins, quelque peu mortifiante, et j'en ressors plutôt accablé qu'exalté.

GIDE André, Journal, 5 septembre 1936, Gallimard 1951, p.1254.
Avant de mettre son talent dans sa vie, Malraux l'avait dilapidé dans sa conversation, escamoteur qui soldait en monnaie de singe le vocabulaire de l'absolu et de la tragédie. Les mots fusaient, avec les grimaces, d'une lanterne apparemment magique. Un personnage cherchait à valoriser sa personnalité dans une agitation qui s'exaltait en paradoxes et en fulgurances. On n'en croyait pas ses oreilles ; on finirait bientôt par n'en plus croire ses yeux.
Plus savant qu'érudit, plus superbe que profond, plus singulier qu'original, plus bricoleur qu'inspiré, plus adroit que chimérique, c'était un comédien qui fignolait le spectacle de sa propre esbroufe, mimant tout, ses phrases, ses gestes, ses idées ; bouche d'or et d'ombre, figure de proue et de bravoure crevassée de rictus. Il avait un art des formules approximatives mais frappantes, un air d'initié mythomane et de pédant en proie au prophétisme, une façon fiévreuse de survoler les civilisations d'inventer la légende des siècles, de livrer l'intelligence à l'imaginaire et les lieux communs de la culture bourgeoise aux connivences des comparaisons les plus imprévues. L'instinct d'un faiseur de tours, divaguant et péremptoire, s'évertuait à persuader par des monologues en coupe rapide. On ne prenait pas garde à la ténèbre qui entourait la logorrhée ; seuls les éclairs d'un vocabulaire hasardeux et quelquefois divinatoire brûlaient l'attention et fortifiaient la complicité admirative. Un génie bref, fou de promptitude et de virtuosité, permettait de croire au retour de Zarathoustra. Devant Malraux, Gide se demandait, avec une innocence à moitié feinte, s'il n'était pas devenu un peu bête : étranger à la trame d'un discours en zigzag mais fasciné par des intuitions frappées en maximes.
Malraux jouait à son jeu favori : se laisser deviner sans se faire comprendre. L'obscurité, chez lui, apparaissait encore comme un effet de l'art.

VANDROMME Pol, Malraux du farfelu au mirobolant, Alfred Eibel, éditeur, Lausanne, 1976, p.32 et 33.

 

 

 

L'AMATEUR D'ART

 

 

Comme éditeur on a vu qu'il trafique allègrement les textes, et déjà dans ce domaine, il n'a pas bonne réputation. D'autant moins qu'il fait équipe avec un charmant garçon, Pascal Pia, d'une érudition étourdissante, excellent écrivain, mais dont la spécialité est de publier ses meilleurs textes sous la signature d'écrivains plus connus et décédés. Il faut bien le dire tout cela ne fait pas très sérieux [...] Malraux habillé comme un dandy du siècle précédent ne mange plus que dans les meilleurs restaurants, chez Marguerie ou chez Larue, où il traite ses familiers. Georges Gabory, qu'il invite souvent, note avec éblouissement dans ses Souvenirs inédits : «Sole normande et châteaubriant aux pommes. Pouilly, pommard ou corton. Fine, havane, euphorie.» Les soir, boîtes de nuit. Malraux se jette sur toutes les formes de luxe auxquelles il peut accéder. Quelles anciennes privations a-t-il donc à compenser ? D'après lui, aucune. Certes, il parle très peu de sa famille, de ses origines, de son enfance. Mais les rares renseignements qu'il laisse tomber de temps à autre de sa lèvre hautaine sont de nature à éblouir ses compagnons plutôt fauchés qui l'entourent. Sa mère ? Elle vit au Claridge. Son père ? Gros banquier, «Prince de la bourse». Ses ancêtres ? Tous maires de Dunkerque de père en fils. Son grand-père ? «Un viking.» S'est suicidé d'un coup de hache «à deux tranchants». Et ainsi de suite. De quoi écraser Georges Gabory, René Latouche, Marcel Arland ou Pascal Pia, et même Max Jacob, s'il n'en pensaient pas moins
[...] De Doyon en Kra, de Kra en Kahnweiler, André Malraux entre de plus en plus dans la peau de ce personnage tout-puissant de la République des Lettres et des Arts, l'éditeur. A vingt ans, à la fin de 1921, André Malraux est celui qui peut d'une signature magique, faire aboutir l'opération qui reste le but suprême de tout écrivain : publier.
[...] Son deuxième atout, c'est la parole. Peu de gens auront autant parlé que lui dans leur vie, et s'il lui est souvent arrivé de parler pour ne rien dire, peu de gens auront su aussi bien que Malraux utiliser tous les pouvoirs du verbe [...] Causeur «mirobolant», selon l'expression de sa femme Clara, il use merveilleusement de toutes les ressources d'une mémoire infernale pour enrober ses formules fracassantes, et leur fournir toutes les apparences de la justification. Qu'il les ait vraiment lus ou pas, il est capable de citer sans respirer saint Augustin, Nietzsche, Platon, Freud, Léonard de Vinci. S'il parle d'art, viennent à son secours des milliers de noms de peintres, de sculpteurs, de monuments, le catalogue entier des uvres de tous les temps et de tous les pays, les musées où elles figurent, les livres qui en parlent. Comment lutter ? Il sait tout, il parle trop vite. Comment lui faire répéter, afin d'essayer de mieux comprendre ? Il n'entend rien, s'il n'a pas reçu à sa naissance le don de la puissance musculaire, il y a pourtant un organe par lequel ce Malraux est une force de la nature : la langue.
Son troisième atout, qui va curieusement de pair avec sa prodigieuse mémoire, c'est une faculté d'oubli plus prodigieuse encore. Dès que quelqu'un ne lui est plus utile, c'est comme s'il n'avait jamais existé. On peut même dire que plus on a été utile à Malraux, plus vite on est oublié, anéanti, rayé du monde des vivants. « C'est votre côté Perrichon », lui dira sa femme Clara, quand les trésors d'indulgence qu'elle aura eus pour lui commenceront à s'épuiser. En tout cas, c'est un côté qu'il est bon de pouvoir présenter à l'existence au XXe siècle. Par là, au moins Malraux est bien exemplaire, et donne raison pour une fois à ses hagiographes : il résume beaucoup de notre temps en sa personne.

BONHOMME Jacques (pseudonyme collectif), Malraux ou le conformiste, collection «nos grands hommes», Paris, Régine Deforges, 1977, p.22-25.

 

André Vandegans fut le premier à attirer l'attention sur un texte peu connu, la préface au Catalogue de l'Exposition Galanis, peintre et graveur néo-classique, dans lequel Malraux voyait à l'époque la grande révélation de l'après-guerre, et qu'il comparait, en toute simplicité, à Giotto. Tout au long de son texte, il exalte « la discipline, la construction, la composition, l'harmonie ».[...] Alors que Proust vit encore, il va rendre visite à François Mauriac. Alors qu'il pourrait rencontrer Raymond Roussel, il rencontre André Suarés. Picabia, Max Emst, Chirico exposent à Paris, il passe dans leurs galeries, mais préface Galanis, étudie André Derain, Kisling. Ce ne sont pas seulement des préférences, c'est un choix, c'est un rejet. Il préface Maurras, et s'il consacre un texte à Lautréamont, c'est pour parler de son « baudelairisme de chemin de fer » et demander « quelle est la valeur littéraire d'un procédé ». Cette dévotion au classicisme, aux valeurs de l'ordre, est extrêmement consciente, déterminée, presque agressive. C'est son droit, nous sommes bien d'accord. On pouvait très bien, ces années-là, n'être ni derrière Breton, ni derrière Tzara, et choisir Max Jacob. Et pourquoi pas Maurras, après tout ? Ce qui importe, c'est ce qui se passe après. Evoluer pour se construire, soit. Mais ce qu'il ne faut pas, c'est se renier.
Or, ces positions de jeunesse, les a-t-il reconnues plus tard ? Pas du tout, et l'on retrouve là l'ambiguïté, disons carrément la mauvaise foi, dont notre grand homme aura fait preuve toute sa vie. Parlant de sa préface à Maurras à Jean Lacouture en 1972, il la balaiera en quelques mots : « Ne vous occupez pas de cela, aucun intérêt. Florent Fels cherchait un auteur, si possible jeune, pour préfacer ce livre. J'ai accepté de rédiger ce texte comme on se livre à un exercice. J'aurais aussi bien écrit sur Hegel. » - « Certes, note Jean Lacouture, mais son éditeur ne lui en demandait pas tant. » En ce qui concerne le surréalisme, dont il s'est tellement tenu à l'écart pendant toutes les années 20 (« Mes ennemis », disait-il), il confiait, toujours à Jean Lacouture en 1972, avec la même honnêteté : « Les surréalistes ? Mon éloignement d'eux fut essentiellement topographique. Mes premiers bouquins farfelus, comme Lunes en papier, sont antérieurs au mouvement. Quand celui-ci grandit, je suis en Indochine, m'occupant de tout autre chose. Je ne suis pas dans ce jeu. Et à mon retour les surréalistes ont gagné la partie. Pourquoi m'associer à un combat déjà livré et victorieux ? » Auparavant, Malraux a froidement assuré que « Lautréamont comptait beaucoup aussi pour nous (à l'époque) ». Ce qu'on appelle gentiment des contre-vérités, il est difficile d'en accumuler autant en quelques mots. Lunes en papier est de 1921, le premier numéro de Littérature est de mars 1919. Il est vrai que le mouvement surréaliste proprement dit n'existera guère qu'à partir de 1923. Mais Lunes en papier, petites proses d'un symboliste attardé, préfigurent-elles en quoi que ce soit les Champs magnétiques ? En 1924 et 1925, certes, Malraux passe la plus grande partie de son temps en Indochine. Mais c'est justement en 1925 que paraît son article : « Le cas Lautréamont », dans le Disque vert. La vérité, selon nous, est beaucoup plus simple : si brillant, si «génial» qu'ait pu être le jeune Malraux, il n'a à peu près rien compris à ce qui se passait de nouveau dans le domaine de l'art, que ce soit en peinture ou en littérature, à partir de 1919, et dans la mesure où il le comprenait, il s'en est écarté. On nous accordera que c'est assez fâcheux pour la légende. Dans ce même entretien avec Jean Lacouture, Malraux d'ailleurs, comme il lui arrive souvent, vend la mèche après avoir essayé de projeter ses rideaux de fumée. «En fait, dit-il, pour nous, au lendemain de la guerre, les trois écrivains français, c'était Claudel, Gide et Suarès. » Qui ça, « nous » ? Tout de même pas Breton, Eluard ou Aragon. En 1952, d'ailleurs, Malraux ajoutera deux noms à ses grands aînés : Barrès et Anatole France ; c'est clair. Encore une fois, c'était son droit. Mais il s'obstinera à jouer, à retardement, les Jacques Vaché.
Quant au combat qui se serait trouvé gagné par les surréalistes, à la fin de 1925, quel combat ? Nous rappellerons simplement que Tanguy est mort assez pauvre en 1955 et que les tableaux de Max Ernst, par exemple, n'ont commencé un peu à se vendre qu'en 1954. Entre 1925 et 1950, l'argent des marchands de tableaux de M. Malraux, et de ses éditeurs d'art, aurait certainement été le bienvenu de ce côté-là.

BONHOMME Jacques, Op.cit., pp.31-35.

 

A partir de 1928, il sera un des rois des colloques de Pontivy. On ne peut plus l'arrêter. Ses tics, ses formules deviennent célèbres : «Depuis Byzance, nous savons bien que... Ce que vous voulez dire, c'est que... ça va sans dire... Bon... Passons...» André Gide passe le prendre en voiture : « Le temps de nous serrer la main, de caser sa valise, et déjà il disait : " en Perse, la divinité... " »

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.75.

 

Dès les premiers mois de 1926, il fonde avec Chevasson une maison d'édition : « A la sphère. » Pas brillant. Tout de suite une autre : « Aux Aldes ». L'édition ? Belle occasion de se jeter « tête baissée » dans la bagarre intellectuelle. Tout au moins de découvrir, de créer. Aucun rapport. André Malraux n'est pas un Pauvert, ni même un Kra. Quand il s'agit de commerce, il n'avance jamais tête baissée. Livres ou pas, il s'agit de commerce. Il publiera Albert Samain, Mauriac, Giraudoux, Morand, en belles éditions illustrées pour bourgeois spéculateurs. Aucune audace non plus dans les gravures. Un jour, il s'aventurera jusqu'à l'expressionnisme d'Alexeïev qui s'entendra tout de même demander,avec un peu de surprise, s'il ne peut pas mettre un peu de couleur sur ses lithos « pour que ça se vende mieux ».
Couleur ou pas, ça ne se vend pas terriblement. Tant pis, Malraux a déjà d'autres projets. Grasset, c'est bien, mais il sent bien que la maison qui monte, c'est Gallimard. Il donne maintenant des notes de lecture à la N.R.F., qui publiera aussi en mars 1928 Les Conquérants. C'est encore chez Grasset que sort le volume, à la rentrée de la même année, et aussi La Voie royale, en 1930, mais déjà Malraux est entré au comité de lecture de son concurrent, et en quelques mois il réalisera une suite d'opérations superbes dont cinquante ans après les vieux du métiers donnent des explications différentes : il réussit à revendre sa petite maison d'édition à son éditeur, et passe chez Gallimard dont il devient directeur artistique, et où il fait entrer aussi son ami Chevasson. Presque en même temps, Gallimard publie Royaume farfelu.
Désormais, mises à part de menues trahisons, Malraux ne quittera plus la rue Sébastien-Bottin. Il a bien choisi. L'essor de la maison, compte tenu du palier causé par la guerre, ne prendra vraiment fin qu'au début des années 70. En outre, l'éditeur et son jeune confrère, écrivain par ailleurs, ont tout pour se plaire. Gaston est puissant, riche, ami des plaisirs et des femmes. Les livres sont surtout pour lui un prétexte à s'intéresser aux êtres. Il aime le pittoresque, l'inattendu, parfois le louche. Malraux lui apporte un peu de tout cela. Pourvu d'un petit bureau (« vous y viendrez quand vous voudrez.»), il étonne tout le monde par son assiduité, déborde de projets, organise rue Sébastien-Bottin des expositions, se fait payer par Gaston des voyages (Japon, Pamir, Etats-Unis) pour en rapporter des objets rares, participe aux entreprises de presse Gallimard (Marianne, peut.être Détective), lance des collections de livres d'art (Vinci, Vermeer) dont il assure la mise en pages, la fabrication, avec des fortunes diverses. A-t-il vraiment, comme on le raconte, essayé de faire financer par Gaston une expédition pour délivrer Trotsky en 1929 ? s'est-il fait souffler par son éditeur et patron la ravissante Louise de Vilmorin quelque temps après ? Ce n'est pas très important. Il court beaucoup d'histoires de ce genre sur ses débuts à la N.R.F. Ce qui est sûr, c'est que Malraux sera un collaborateur fidèle de la maison jusqu'en 1939 au moins, puisque à la veille de la guerre il travaillait encore avec Gide aux uvres complètes de celui-ci.
On voit bien tout ce que sa position chez Gallimard aura pu apporter à Malraux de 1929 à 1939. D'abord, il est à l'abri du besoin. Ensuite, appuyé sur un éditeur puissant, il pourra mieux supporter les attaques dont il sera l'objet, surtout à partir de 1934. Beaucoup d'ailleurs, soit parce qu'ils sont auteurs de la maison, soit parce qu'ils espèrent en être, éviteront de s'en prendre à lui.

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.75-77.

 

Il y a dans le cas Malraux du Cocteau, mais tandis que la prestidigitation est tout ce qui a fait réussir Cocteau, c'est ce qui a fait du tort à Malraux.
C'est pourquoi les mirages de Cocteau sont détestables, et assez émouvante en Malraux cette perpétuelle passe-passe.
Mais j'aurais été bien malheureux de croire en Malraux comme j'avais cru en Cocteau ; il voyait faux parce qu'il croyait qu'à moins d'être tout on n'était rien ; enfin, il ne lui répugnait pas que les êtres fissent usage du pire d'eux-mêmes (pour le bien ou pour le mal, qu'importe ? Cette indulgence m'a toujours paru coupable). Pourtant on ne le connaissait sans se prendre d'affection pour un être si courageux, froidement héroïque, passionné avec presque autant d'impartialité qu'on en puisse trouver dans la passion, accessible à la pitié, serviable, ami des hommes souffrants, pas très humain pourtant, trop raisonné, parfois lunaire, jamais médiocre et quand même assez farfelu.
Il ne me prit jamais au sérieux, et je ne sais comment cela me fit voir ce qu'il y avait de farce dans son sérieux, de superficiel dans son savoir, mais de savoureux, de beau et d'aimable dans toute sa personne : un grand homme, mais tout en taille.
Il me charmait et me faisait peur.

SACHS Maurice, Le Sabbat, cité par VANDROMME Pol, Malraux du farfelu au mirobolant, Alfred Eibel, éditeur, Lausanne, 1976, pp.31-32.

 

 

 

 

LE SINOLOGUE ANTICOLONIALISTE

 

 

As-tu lu La Voie royale de Malraux ? Moi, je l'ai lue à Tokyo. Il s'agit d'une entreprise d'enlèvement de statues dans un temple perdu dans la forêt vierge et entouré de tribus aux flèches empoisonnées. Quand on lit le livre, on a l'impression qu'ils sont restés deux mois en route et ont atteint des lieux horrifiques. Or je suis allé à ce temple, une heure d'auto par des chemins affreux il est vrai, et j'ai vu les statues emportées par Malraux puis saisies et remises en place. Le bougre avait bien choisi. Mais s'il était Gascon, que ne dirait-on de lui à propos de son livre !

FAURE Élie, Lettre à sa femme, 17 novembre 1931, uvres complètes, tome III, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p.1096.

 

Pendant dix ans, Malraux c'est la Chine. De 1926 à 1936, pas de Malraux sans Chine, et pas de Chine sans Malraux, du moins à Paris. Pas l'Indochine.
L'Indochine, qu'est-ce que c'est ? Un petit combat assez vague, dans la mesure où on est anticolonialiste sans l'être, comme Malraux. Tandis que la Chine, c'est l'échelle planétaire, le destin du monde ; il n'en faut pas moins à Malraux. Il a bien vu en rentrant qu'on lui parlait surtout de la Chine. Eh bien ! il racontera la Chine, et tant pis pour « les Annamites » ; il n'en sera plus guère question. Mais la Chine, il ne va plus être question que de cela pendant dix ans. Demandez la Chine, ses palais d'hiver, ses révolutions, ses commissaires du peuple, ses supplices, son Kuomintang, par André Malraux, retour de Canton. « J'ai invité André Malraux, il va nous parler de la Chine. » Et il en parle, et il en parle. Et il écrit ! Les Conquérants, La Condition humaine, quels documents ! Car n'est-ce pas, l'uvre d'André Malraux, il est bien entendu une fois pour toutes que c'est du vécu. [...] Or, soyons bien clair : lorsqu'en 1931 André Malraux visitera la Chine, en sleeping, avec Clara, ce sera la première fois qu'il y mettra les pieds si l'on excepte quelques heures passées à Hong-Kong en août 1925 pour acheter des caractères d'imprimerie.
L'absence de démenti aurait-elle été suffisante pour donner corps à une légende de ce calibre ? C'est peu probable. Il y a fallu en tout cas une bonne dose de menti, comme diraient les critiques à la mode. Et là, n'y aurait-il pas les innombrables témoignages de ceux qui ont écouté Malraux leur bourrer le crâne pendant des heures, il y a des documents. D'abord la notice biographique de la traduction allemande des Conquérants, qui n'a pu être fournie que par Malraux, et qui précise :
« Chargé de mission archéologique au Cambodge et au Siam par le ministère des colonies (1923). Membre de la direction du parti « Jeune Annam « (1924). Commissaire du Kuomintang pour la Cochinchine, puis pour l'Indochine (1924-1925). Délégué à la propagande auprès de la direction du Mouvement national à Canton sous Borodine (1925). » Ensuite il y a la lettre au célèbre critique américain Edmund Wilson, le 2 octobre 1933, où Malraux se promeut « commissaire du Kuomintang en Indochine et enfin à Canton ». Que voulez-vous, les légendes ne se font pas toutes seules.
A l'actif de cet étonnant mythomane, on peut porter, si l'on veut, qu'il a réussi à mystifier jusqu'à Trotsky, qui l'accusait, en 1937, d'avoir été « l'un de ceux qui portent la responsabilité de l'étranglement de la révolution chinoise ».

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.79-82.

 

La publication des Conquérants changea notre mode de vie : dettes en partie payées, ; vêtements et repas normaux, considération.
Mais en même temps que le présent se modifiait le passé : voilà qu'André avait participé à la révolution cantonnaise, qu'il y avait tenu je ne sais quel rôle, pour moi peu clair - ce qui était sans intérêt puisque, de toute façon, à cette révolution je n'avais point été mêlée. Mon passé prenait la forme que lui accordaient les paroles d'un autre. Parfois, il faut le reconnaître, j'intervenais dans ses discours : l'aventure cambodgienne devenait politique ; mon origine allemande avait éveillé des suspicions. L'espionnage était chose si courante n'est-ce pas en ces régions thaïlandaises-khmères ! Mais le plus couramment j'étais rayée du Cambodge. La présence d'une femme européenne - de ma taille et de mon apparente fragilité par-dessus le marché - était peu vraisemblable - on n'en trouvait pas chez Conrad - dans cette brousse qui s'épaississait chaque jour et ressemblait selon un hagio-biographe, à la fameuse forêt de Bondy qu'André adolescent aimait à parcourir en long en large et en travers quand, depuis belle lurette, elle n'existait plus.
Quant à la part que j'avais pu prendre dans l'action menée en sa faveur, elle avait purement et simplement été transférée aux Annamites : sans doute étaient-ce eux qui, après une petite grève de la faim et un séjour de quelques heures qui aurait pu être plus long, dans un hôpital psychiatrique, avaient envoyé des délégués à Paris, s'étaient affairés pour trouver quelque argent, avaient rédigé une pétition puis mobilisé les uns et les autres pour qu'ils la signassent, avaient pris contact avec Maître Monin.
Après une courte conversation entre André et moi, je comprends que les événements ainsi disposés lui paraissaient plus vraisemblables que la réalité.
Aucun rapport humain ne se peut résumer en quelques mots - je savais André dépourvu de mesquinerie, tout en souffrant de ses mythologies, je les acceptais pour autant que je pouvais les croire désintéressées.
Je les aurais acceptées mieux encore, si s'octroyant à lui-même les droits qui lui convenaient, mon compagnon eût trouvé normal que je m'octroyasse les droits qui me convenaient. .
A certains moments, aujourd'hui encore, je me demande si la mythomanie ne fut pas pour André le refuge que pour Hölderlin et Nietzsche fut la folie. Mais opérons « un flash avant » : si je veux tout assumer de ce qui fut notre commun passé, ce commun passé me donne le droit de reconnaître que du jour où j'ai été seule, je ne me suis pas reniée.

Pendant la guerre, parce que je ne voulais pas être un lapin que l'on pourchasse, je me suis battue dès 1942 dans la Résistance, pour moi, pour mon enfant et pour les autres. Plus tard, j'ai décidé de choix que je peux assumer - celui de la Yougoslavie, à une époque où ce choix me privait d'amitiés communistes, chaleureuses, efficaces même, puisque c'était dans les journaux paracommunistes que j'écrivais alors, celui d'Israël aujourd'hui, qui n'est pas sans me causer quelques difficultés de rapports avec nombre d'amis.

MALRAUX Clara, Voici que vient l'été, Le Bruit de nos pas 4, Grasset, 1973, pp.91-94.

 

Donc, en cette année de grâce 1931, avant d'aller au Japon, après avoir quitté ces Indes fructueuses, nous pénétrâmes en Chine, pour la première fois. Shanghaï, puis Canton.
Canton, où se déroulent les Conquérants, Canton, semblable et différente du tableau qu' « il » en a fait. Force du mythe berceur de l'irréel, tellement plus grande que celle de la vérité. Moi, je n'étais que la vérité, une petite vérité grouillante, plus semblable à un feu follet qu'à une pythie rigoleuse, un brin méchante, admirative aussi, je sautillais autour de « lui ». « C'est bien ici que vous avez eu un tel geste, ici que vous avez dit ceci ou cela, ici, que votre initiative a permis... ? » Il s'irritait un peu. D'autres, sans doute, se seraient' irrités beaucoup. Un ou deux jours plus tard, il m'apprit que son prochain roman se déroulerait dans ces lieux mêmes et me demanda ce que je pensais de la Condition humaine comme titre.
Canton, où nous restâmes cinq jours, est pour moi l'endroit où j'ai appris comment on vieillit les statues.

MALRAUX Clara, Voici que vient l'été, Le Bruit de nos pas 4, Grasset, 1973, pp.139-140.

 

LE RÉVOLUTIONNAIRE

 

...] en 1933, Malraux ne s'est pas du tout rallié au prolétariat.
Un peu contraint et forcé, il a adhéré fin 1932 à l'A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires). comment y couper, quand on est, ou a été, commissaire du Kuomingtang ? Certains contemporains racontent comment Malraux a essayé d'échapper à tout engagement politique en France, en prétextant de mystérieuses activités. Toujours le « je suis dans un autre jeu », « il ne faut pas que j'attire l'attention sur moi ». seulement, attirer l'attention, il ne fait que ça, avec ses livres. Qui pourrait ignorer, après ses quatre romans, qu'il est un important militant révolutionnaire ? Ce n'est plus Perrichon, c'est Tartarin, pris au piège de ses récits horrifiques. « C'est en Asie que l'Histoire se fait. » Non, c'est aussi en Europe. Par ici Malraux. Au début de 1933, Hitler prend le pouvoir. A Berlin, pas en Asie. L'Histoire frappe à la porte [...] Depuis 1925, il [Malraux] suit ses actes sans réagir, prisonnier de ses mensonges, de son personnage, pensant enfantinement y échapper par une fuite en avant qui ne fait que l'enfoncer davantage [...] maintenant il est « mouillé ». Il a parlé, le 21 mars 1933, au meeting de l'A.E.A.R.[...] Déjà Gide fait allusion à «certains pénibles abus de la force en Union Soviétique» Malraux, lui, [...] terminera par : « à la menace, sachons répondre par la menace, et sachons nous tourner vers Moscou, vers l'Armée rouge ». Quelques semaines plus tard, La Condition humaine sort dans les librairies. Sans l'avoir vraiment choisi, Malraux a choisi son camp.

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.84-86.

 

Malraux, comme Gide, fait partie des amis de l'URSS. Mais il y a une énorme différence entre eux, et pas seulement dans l'envergure du talent. André Gide est un caractère absolument indépendant, qui possède une très grande perspicacité et une honnêteté intellectuelle qui lui permet d'appeler chaque chose par son nom véritable. Sans cette perspicacité, on peut balbutier sur la révolution mais non la servir. Malraux au contraire de Gide est organiquement incapable d'indépendance morale. Ses romans sont tous imprégnés d'héroïsme, mais lui-même ne possède pas cette qualité au moindre degré. Il est officieux de naissance. A New York, il lance un appel à oublier tout sauf la Révolution espagnole. L'intérêt pour la Révolution espagnole, cependant, n'empêche pas Staline d'exterminer des dizaines de voix révolutionnaires. Malraux lui-même quitta l'Espagne pour mener aux États-Unis une campagne de défense du travail judiciaire de Staline-Vichinsky. A cela, il faut ajouter que la politique du Komintern en Espagne reflète complètement la politique fatale de celui-ci en Chine. Telle est la vérité sans voile.

TROTSKY Léon, Sur une interview d'André Malraux, in La Lutte Ouvrière, 9 avril 1937, reproduit in Littérature et révolution, Julliard, 1964, p.345.

 

André Malraux, garçon tout jeune, trente ans environ, l'air très intelligent, l'esprit très vif, ne parlant pas pour ne rien dire, et pas faiseur de compliments niais.

LÉAUTAUD Paul, Journal littéraire, t.vii, 15 juin 1928, Mercure de France, 1959, p.316.

 

Dans la revue Commune n° de septembre, un article de André Malraux : Sur l'héritage culturel, avec ces lignes finales :
C'est de jour en jour et de pensée en pensée que les hommes recréent le monde à l'usage de leur plus grand destin. La révélation ne leur donne que la possibilité de leur dignité ; à chacun de faire de cette possibilité une possession. Mais, pour cela, nous, intellectuels - chrétiens, libéraux, socialistes, communistes, - malgré les idéologies qui nous divisent, cherchons les volontés qui nous unissent. Car toute haute pensée, toute uvre d'art est une possibilité infinie de réincarnation. Et le monde séculaire ne peut prendre son sens que dans la volonté présente des hommes.
On se demande ce que cela veut dire. Tout l'article est du même pathos. Je suis bien près de considérer comme un sot un homme qui écrit de cette façon.

LÉAUTAUD Paul, Journal littéraire, t.xi, 10 septembre 1936, Mercure de France, 1961, p.234.

 

Ce livre a été écrit, de 1930 à 1935, sur commande d'un éditeur américain assortie de conditions très défavorables. Il fallait envoyer chapitre par chapitre à New York, pour faire traduire au fur et à mesure, donc renoncer à se relire, a fortiori sans revoir l'ensemble. Plusieurs chapitres furent écrits au cours même des événements sans le moindre recul. Les bibliothèques en France n'étaient alors d'aucun secours pour le sujet traité, l'auteur ne pouvait compter que sur lui-même. La documentation topique était presque inexistante et sa recherche laborieuse exigeait plus de temps que la rédaction proprement dite. Je n'ai pas eu l'heur d'examiner la version anglaise pour une mise au point nécessaire.
Au cours de ce travail, j'appris que l'éditeur, Alfred Knopf, sous l'influence d'un « expert » britannique gagné au stalinisme de ce temps, Raymond Postgate, avait renoncé à le publier, sous un fallacieux prétexte. Il s'était débarrassé du contrat sans me consulter en le cédant à Martin Secker and Warburg, Publishers, de Londres, et en sous-traitant pour l'édition américaine avec une petite firme éphémère, Alliance Book Corporation, qui, après quatre éditions en 1939, la rétrocéda à une autre maison dont je n'eus jamais d'écho. Je n'en fus informé, par hasard, que deux ans plus tard. Quant à Secker and Warburg, ils ne donnèrent jamais la moindre indication quant au sort de l'édition anglaise.
Entre-temps, le manuscrit avait été présenté à Paris chez l'éditeur Gallimard par Brice Parain, russisant qualifié, fort instruit des affaires soviétiques ; il en recommanda la publication et d'autres conseillers opinèrent de même. Après quelque attente qui parut longue au petit cercle de mes amis d'alors, l'un d'eux nommé Georges Bataille prit sur lui de s'enquérir auprès d'André Malraux, membre du comité de lecture. Malraux répondit qu'il ne prendrait pas parti et ajouta textuellement : « Je pense que vous avez raison, vous, Souvarine et vos amis, mais je serai avec vous quand vous serez les plus forts. » Peu après, le livre fut refusé sur l'intervention d'un certain Bernard Groethuysen qui, dissimulant son parti pris pro-Staline, eut recours à un argument décisif dont voici le sens : vous allez vous brouiller avec Moscou, au détriment des intérêts de la maison.

SOUVARINE Boris, avant propos de la réédition de Staline, aperçu historique du bolchevisme, Champ libre, 1977, pp.11 et 12.

 

Aragon dur et sarcastique donnait à ce Congrès l'impression qu'il durererait longtemps, qu'on n'en avait pas fini avec lui. Mais Malraux semblait crier (hochant nerveusement la tête, agité, à la fois beau et dégradé) ses dernière paroles. Il était émouvant à la fois, et désespérant.
S'il y a la révolution, quel est celui des deux qui fera fusiller l'autre ? J'ai brusquement craint pour Malraux.

PAULHAN Jean, "lettre à Marcel Jouhandeau", lundi 24 juin 1935 in Choix de lettres, 1917-1936, Gallimard, 1986.

 

 

 

L'AVIATEUR DES BRIGADES INTERNATIONALES

 

Les nouvelles que je reçois d'Espagne sont effrayantes. Toujours se battre à mille, contre des pierres (et jusqu'à des cloches de moutons, dit Malraux) contre des mitrailleuses.

PAULHAN Jean, "lettre à André Roland de Rénéville", août 1936 in Choix de lettres, 1917-1936, Gallimard, 1986, p.407.

 

Malraux et la guerre d'Espagne. Tout a été dit. S'il a pu y avoir une guerre faite sur mesure pour lui, c'est bien celle-là. A la porte, ou presque, permettant toutes les allées et venues (il n'a pas que ça à faire), fraternelle, virile (hombre !), pas regardante sur la discipline ni sur les galons. Sur mesure.
Tout de suite après les élections de 36, les troubles avaient commencé en Espagne. Malraux avait bondi. A Madrid, il avait colloqué, discouru pendant toute une semaine du mois de mai. Et puis il avait fallu rentrer. Mais depuis Malraux guettait toutes les nouvelles de là-bas. Le 17 juillet, le pronunciamiento éclate ; le 21, profitant du départ de Corniglion-Molinier, il est à Madrid avec Clara. Ecoutons Jean Lacouture, qui ne cache pas dans son livre sa sympathie, et même son admiration : « Il va, dit-il, enquêter sur place pour faire un rapport aux démocrates français. Mais cette « enquête « est déjà, dans son esprit, une campagne. Il S'assigne un rôle majeur dans l'événement qui s'offre à son imagination épique. Onze ans plus tôt, inconnu, un séjour d'une semaine à Hong-Kong avait suffi à faire de lui un chef mythique de la révolution chinoise : dix jours à Madrid en maine lui ouvrent-ils pas, célèbre, une belle carrière de révolutionnaire espagnol ? Les propos qu'il tient à son amie Alice Alley sont frémissants : "Il se voyait déjà quelque chose comme le gouverneur de l'Espagne !" « Mais comment faire ? ».Quand Malraux rentre à Paris, en août, il a trouvé. Grâce à ses relations des deux côtés des Pyrénées, il est devenu l'acheteur du gouvernement espagnol, dont l'aviation est pour ainsi dire inexistante. Malraux lui en procurera. Moyennant quoi, il obtiendra de commander, avec le titre de « colonel », une des escadrilles qu'il a formées. Ce sera l'escadrille España, qu'il mènera au combat pendant sept mois. Les aviateurs seront recrutés sur contrat par lui et Clara.
Pourquoi l'aviation ? On a vu d'abord le réflexe de l'homme d'affaires : « Il n'y en a pas. Je vais vous en acheter. » Mais il aurait acheté avec moins de plaisir des mitrailleuses ou des camions. Toute sa vie, Malraux aura eu pour les avions une passion qui resterait mystérieuse si Walter Langlois n'avait retrouvé dans un numéro d'avant-guerre du Gnôme-Rhône Journal un curieux article de Malraux intitulé « L'homme et le moteur», où figurent ces lignes intéressantes : « L'avion... est assurément l'appareil où le courage peut être analysé le plus lucidement. On a un peu trop pris l'habitude de tenir le courage pour un instinct ; autant dire qu'il n'y a pas lieu d'analyser l'amour, autre instinct... Je crois que le courage est une destruction d'idées... Lorsque l'orage contraint l'avion à piquer et que nous voyons soudain la terre verticale, il y a quelque chose en nous pour qui ce n'est pas l'avion qui tombe sur l'aile mais la terre qui est devenue folle. » On aurait tort pourtant de voir en Malraux un technicien du moteur d'avion, un technicien du moteur tout court, un technicien de quoi que ce soit. Il n'a jamais su conduire une voiture, et aurait été incapable de démonter une bougie. Sa fameuse passion des armes restait tout extérieure. Il est douteux qu'il ait su charger un pistolet automatique sans se pincer les doigts. Il lui aurait fallu de longs apprentissages pour accomplir ces prouesses. Or, et c'est un des traits de caractère les plus étranges de Malraux, et dont ses proches ne conviennent qu'avec beaucoup de réticence : il était incapable d'apprendre. Apprendre à nager, apprendre une langue étrangère, apprendre à monter à bicyclette. Muré en lui-même.
Il serait facile d'ironiser sur le genre de combattant que pouvait être un empoté de cette espèce. Il y a des choses plus graves à reprocher à Malraux, celle-ci nous paraît assez secondaire. On a souvent cité le jugement du colonel Ignacio Hidalgo de Cisneros, chef de l'aviation républicaine : « Je ne doute pas que Malraux fût à sa manière un progressiste, ou qu'il ne cherchât de bonne foi à nous aider. Peut-être aspirait-il à tenir chez nous un rôle analogue à celui que joua Lord Byron en Grèce ? Je ne sais, mais ce que je peux affirmer c'est que si l'adhésion de Malraux, écrivain de grand renom, pouvait utilement servir notre cause, sa contribution en tant que chef d'escadrille s'avéra tout à fait négative.
« André Malraux n'avait pas la moindre idée de ce qu'était un avion, et il ne se rendait pas compte, je crois, qu'on ne s'improvise pas aviateur, surtout en temps de guerre. Quant à l'équipe qu'il amena avec lui, je regrette d'avoir à décevoir ceux qui virent en eux des héros romantiques, des combattants de la liberté, dont le geste aurait racheté l'inqualifiable conduite d'un gouvernement dont la tartufferie égalait la scélératesse. Certes dans le nombre il y en eut trois où quatre qui étaient des antifascistes sincères, venus en Espagne animés par leur idéal, et qui firent .preuve d'un incontestable héroïsme. Les autres n'étaient que de simples mercenaires, attirés par l'appât du gain. Malraux, ignorant des problèmes de l'aviation, ne jouissait auprès d'eux d'aucune autorité, et l'on peut facilement imaginer de quoi sont capables des gens de cette sorte, livrés à eux-mêmes, loin d'être une aide, ils sont une charge... », etc.
Il y a de nombreux témoignages de ce genre. Il y a les récits de Clara, que les autres venaient voir quand André « avait fait une connerie ». Mais tout le monde en faisait, en Espagne, à l'époque. Malraux ne connaissait rien aux avions ni aux armes, et ne savait pas lire une carte. Que faisait-il dans les avions ? Mystère. Il donnait l'exemple.

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.101-104.

 

...]Discuter des problèmes de la révolution avec Monsieur Malraux n'a pas de sens : en 1931, déjà, j'ai écrit dans la Nouvelle Revue Française que Malraux n'avait rien tiré de l'expérience de la révolution chinoise et ne s'était pas assimilé l'ABC du marxisme. Depuis lors, il n'a pas fait un seul pas en avant. D'une actualité beaucoup plus grande est la mission que M. Malraux remplit actuellement aux États-Unis. Il est arrivé pour déclarer que les procès de Moscou, c'est une question "personnelle" de Trotsky [...] M. Malraux se vante d'avoir toujours «défendu les antifascistes». Non, pas toujours, mais seulement dans le cas où cela coïncidait avec les intérêt de la bureaucratie soviétique. Monsieur Malraux n'a jamais défendu les antifascistes italiens, bulgares, yougoslaves, allemands qui se sont fiés à l'hospitalité de la bureaucratie soviétique mais qui, pour avoir critiqué le despotisme et les privilèges, sont tombés ensuite aux mains de la Guépéou [...] Où se trouvent les révolutionnaires italiens et espagnols Ghezzi, Gaggi, Merino, Calligaris, dont la libération a déjà été plus d'une fois réclamée par ces mêmes miliciens espagnols dont Monsieur Malraux se soucie tant.»

TROTSKY Léon, "Quelques questions concrètes à Monsieur Malraux (le 13 mars 1937)", publié in Lutte ouvrière, 25, mars 1937, reproduit in Léon Trotsky, Le Mouvement communiste en France (1919-1939), textes choisis et présentés par Pierre Brové, Minuit, 1967, pp.598,599 et 600.

 

Sur un fond rougeâtre, le pâle Malraux s'offre, hiératique, aux ovations. L'avant-bras qu'il replie, le poing serré, va-t-il se multiplier et faire la roue autour de sa tête d'idole ? Les Indes et la Chine ont curieusement marqué ce Saint-Just. Pour moi seul, sans doute, dans cette foule, il rappelle Chan-Ock, le jeune pirate d'un récit de mon enfance, dans un Saint-Nicolas des années 90.
Dès que Malraux ouvre la bouche, son magnétisme faiblit. Non qu'il n'y ait en lui de quoi faire un tribun ; mais le littérateur lui coupe le sifflet. Les images qu'il invente, au lieu de réchauffer son discours, le glacent : elles sont trop compliquées, on y sent la mise au point laborieuse de l'homme de lettres. Ainsi l'aube pressentie de la victoire de Madrid devient pour Malraux de reflet de chevaux de bois qui, dans la glace d'un café, révéla sa guérison à un milicien aveugle : ce n'était pas facile à expliquer, cela semblait interminable ; et nous n'en sortions plus.
Le problème de Malraux, futur commissaire du peuple, sera de passer du style écrit au style parlé. Dans les rares instants où il y réussit, son éloquence dégagée du larmoiement, du trémolo des vieux ténors politiciens, m'a paru sèche et coupante à souhait. Je doute qu'il en ait conscience, car il cherche à émouvoir comme les camarades ; mais la sensiblerie n'est pas son fort ; dès qu'il veut attendrir, il ennuie.
Son exorde fut excellent. M'avait-il aperçu au fond de la salle ? A travers cette forêt de poings tendus, il reprenait un dialogue interrompu depuis des années, du temps que ce petit rapace hérissé, à l'oeil magnifique, venait se poser au bord de ma table, sous ma lampe. Alors il m'adressait la même question qu'il me jette ce soir, du haut de cette estrade où l'aviateur, le risque-tout éclipse de sa trouble gloire le troupeau des écrivains fonctionnaire - où les Chamson, les Cassou et les Jean-Richard Bloch sont les escabeaux de ses pieds [...] Le point faible de Malraux, c'est le mépris de l'homme - cette idée qu'on peut entonner n'importe quoi aux bipèdes qui écoutent bouche bée. Quoi qu'il ait raconté de lui, nous ne l'avons jamais cru tout à fait. Dieu sait pourtant que ce joueur, qui depuis l'adolescence s'engage à fond, perd sa vie, aurait le droit de ne rien ajouter à son histoire ; mais il faut qu'il nous trompe : son démon l'exige.
Il y a de l'esbroufeur dans cet audacieux, mais un esbroufeur myope, qui n'a pas d'antenne, qui se fie trop à notre bêtise. Par exemple lorsque l'autre soir, à la Mutualité, il affirmait que le général Queipo de Llano avait ordonné par radio de bombarder les hôpitaux et les ambulances « pour atteindre le moral de la canaille , il n'arracha pas à cette salle pourtant passionnée le rugissement d'horreur attendu : on ne le croyait pas. De même après une description trop soignée de paysans espagnols faisant cortège à des aviateurs gouvernementaux blessés, il ajouta : « Chez l'ennemi, quand leurs aviateurs tombent, si l'on n'envoyait les carabiniers à leur secours, personne n'irait les relever... » A ce moment, il dut sentir quelques résistances dans la salle car il ajouta mezzo voce : « sauf en Navarre... ».
Il ne sait pas mentir, voilà le vrai : il ment mal. Il ne sait pas plaire non plus, ce Malraux, en dépit des folles acclamations qui l'accueillent. Il ne mâche pas les mots à cette foule venue pour entendre des paroles consolantes. « Toute la question est de savoir si nous arriverons à transformer la ferveur révolutionnaire en discipline révolutionnaire... » Cette dure vérité, assenée d'une voix mauvaise, répandit la consternation. Des fascistes tapis dans les coins se pourléchèrent les babines. J'entendis mon voisin dire à mi-voix : « S'ils n'ont pas encore résolu le problème, ils sont cuits. »
Lorsque le héros quittant l'estrade, la température de la salle avait baissé. Les acclamations tournèrent court. Malraux rentra dans sa solitude.

MAURIAC François, "Le retour du milicien" (février 1937) in Mémoires politiques, Grasset, 1967 pp.78,79 et 80.

 

L'Espoir ? Je n'attends plus la chance de demander à André Malraux ce que put être son espoir personnel dans l'enfer de Teruel. Je n'ai plus revu mon ancien visiteur du matin pas encore dans la peau du jeune maître de la Condition humaine depuis la veille du jour où lui fut décerné le Prix Goncourt ou le Fémina - j'ai déjà dit que je les confonds toujours. Nous avions déjeuné dans un restaurant de l'Ile Saint-Lcuis. Le jeune Malraux avait fait du chemin depuis le temps que, dans la revue Action fondée par Florent Fels payant le premier numéro avec sa prime de démobilisation, il consacrait un article à l'aimable étude d'un de mes romans. Peu après paraissait son premier livre dont le titre est à retenir : Royaume farfelu.
Pour ce qui est de l'échange des idées, de leur choc, Malraux ne craint personne. Inégalable dans l'affirmation. Dès l'adolescence il trouva ses règles dans la Volonté de Puissance et cela par la pratique d'une culture intellectuelle proche de la culture physique.
Bien que tout cela soit sérieux, j'oserai pourtant écrire que Malraux, par ailleurs un peu Chinois dès avant le voyage en Chine, eut toujours pour la force une certaine faiblesse. D'idées particulières en idées générales, sans la grossière curiosité de savoir si Malraux était titulaire d'une carte du Parti, j'en vins néanmoins à exprimer la curiosité plus séante d'une sympathie prodiguée, d'un dévouement constant au Communisme.
Je ne cite pas la réponse de Malraux parce que je ne mets jamais que des propos authentiques dans la bouche des absents que je fais parler quand je ne puis retrouver dans ma mémoire le propos exact, il me suffira d'écrire que Malraux justifia sa sympathie et son dévouement en m'affirmant que ceux qui n'étaient pas encore communistes devaient être tenus pour les derniers à ne l'être point. C'est ce qui sans être certain n'est point impossible ; on le pensera en ne prenant même pas la peine de distinguer entre l'adhésion d'un cur brûlant et l'acceptation d'un esprit tout de froide raison. On pourrait dire aussi que ce sera dans l'impossibilité qu'il en soit autrement.
Mais à Teruel qu'était donc André Malraux qui ne s'explique pas clairement là-dessus dans son livre ? Républicain ? Socialiste ? Anarchiste ou Communiste ? Peut-être l'écrivain-aviateur volontaire qui ne dissimule pas certaines difficultés éprouvées, ne s'affirmait-il pas suffisamment pour que, de Madrid où l'on traduisait du russe en espagnol, jusqu'à Valence, dernier réduit d'une République expirante, on lui sût plein gré de sa bonne volonté.

SALMON André, Souvenirs sans fin, troisième époque (1920-1940), Gallimard, 1961, p.24.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE RÉSISTANT

 

 

[André Malraux] - Alors, il faut que nous divorcions. Je ne veux pas d'un fils illégitime.

[clara Malraux] - Comme je voudrais que ma fille soit illégitime et qu'elle n'ait pas une mère juive !

MALRAUX Clara, La fin et le commencement, Le Bruit de nos pas 5, Grasset, 1976, p.224.

 

...] je rencontrai Malraux, que je n'avais pas revu depuis le temps où, petit garçon, j'accompagnais ma mère chez Daniel Halévy et j'entendais avec admiration Malraux faire, sur les sujets les plus divers, des "numéros" extraordinaires devant un auditoire ébahi. Entre-temps, Malraux était devenu un écrivain célèbre ; son rôle dans l'aviation républicaine en Espagne était connu de tous et, malgré ma trentaine achevée, je me sentais devant lui aussi petit garçon qu'au temps où j'accompagnais ma mère. Notre conversation fut assez brève, et je crois que je puis, sans trop trahir l'exactitude historique, la reproduire de la façon suivante. Pour commencer, l'écrivain renifla, d'un de ces reniflements puissants et inattendus qui sont devenus célèbres par la suite, mais qui, sur le moment, m'impressionna encore davantage. Puis il dit : « Avez-vous de l'argent ? ». C'était à peu près comme de demander à un chrétien quand il a vu Jésus-christ pour la dernière fois. Je balbutiai je ne sais quelle excuse ou explication pitoyable. Nouveaux balbutiements, nouvelle question : « Avez-vous des armes ? ». Nouveaux balbutiements, mêlés de quelques espoirs en forme de prévisions plus ou moins optimistes et d'ailleurs incertaines quant au lieu, la date et la nature. « Bon, fit Malraux, revenez me voir quand vous aurez de l'argent et des armes.»
Ce n'était pas le risque qui inquiétait Malraux : toute sa vie était là pour prouver le contraire. L'aventure incertaine à laquelle je le conviais (cet entretien se passait à la fin de 1941, ou tout au début de 1942) aurait eu tout pour exciter cette aventurier-né, qui ne rechercha rien d'autre que l'aventure pendant tout sa vie ; y compris auprès de De Gaulle... Mais Malraux ne voulait s'engager que "sérieusement" [...]
L'attitude de Malraux était compréhensible, disons même qu'elle était, du point de vue rationnel, justifiée ; et il n'était pas si rare de tomber sur des gens "sérieux" ayant les mêmes réactions. Disons, au risque de choquer beaucoup de gens et d'attenter à une certaine légende, que nous n'étions pas, nous les premiers résistants des gens "sérieux" [...] Seulement, il faut alors se demander si les gens vraiment "sérieux" sont jamais les initiateurs de quoi que ce soit en ce monde que ce soit dans le domaine politique ou dans les autres. Si tout le monde avait réagi comme les gens "sérieux", la Résistance n'aurait que commencé que plus tard, ou pas du tout. Or, c'est précisément tout ce travail décousu, désordonné, fait avec des moyens dérisoires en 1940 et 1941, qui permit à la Résistance de devenir vraiment sérieuse à partir, disons, du milieu de 1942.

BOURDET Claude, L'aventure incertaine, De la résistance à la restauration, Stock, 1975, pp.72-73.

 

J'avais voulu rencontrer Gide [...] pour lui dire. nos projets : nous voulions dynamiter les permanences fascistes et signer nos attentats: Vive Ronsard, Vive Diderot, Vive Montaigne. C'était notre façon à nous de signer intellectuellement notre résistance. Aragon, Martin du Gard, Gide, Malraux étaient de ceux dont nous attendions les avis et les conseils. Gide me déconseilla vivement toute action violente, évoquant les fusillades et les représailles possibles. La lutte était trop inégale, et de jeunes forces comme les nôtres devaient se garder pour l'avenir. Ces paroles stérilisantes me laissèrent froid, et je m'en fus au rendez-vous de Malraux. Il habitait Roquebrune, et notre discussion se prolongea fort tard dans la nuit. Malraux parlait, passant d'un sujet à l'autre, m'entourant de précisions historiques, accouplant l'Espagne et les goulags, Matisse et les Persans, Freud et le Kuomintang. J'étais venu lui offrir le commandement de l'armée secrète de R. 4 (Toulouse ) et plus particulièrement les groupes espagnols de cette région. Je pensais qu'il accepterait. Nous n'avions pas d'armes, peu d'hommes. Tout était à faire. J'étais encore sur la lancée de ma jeunesse, je prenais Malraux pour un homme capable des actions les plus humbles. Il me répondit sans transition que le peuple français ne lui inspirait aucune confiance. Son expérience espagnole l'avait déçu, il ne pouvait croire à la naissance d'une force populaire dans un pays occupé. Comme je lui parlais des chenillettes par lui camouflées dans les Alpilles, il dit : « Pour moi, il n'y a que deux choses, l'aviation ou les tanks. Je suis aviateur et tankiste. Si vous pouvez me garantir ces armes, je suis avec vous. Il faut que je puisse me ravitailler en essence. Aurons-nous des avions-citernes ? Vous me semblez un peu jouer au boy-scout. Il ne s'agit pas de cela. C'est une plaisanterie ». Nous cherchions des hommes et des armes, il rêvait d'avions et de tanks. Je disais partisan, il répondait boy-scout. Puis il me fit comprendre qu'il aimait parler avec des gens sérieux : des Anglais ou des Américains, des galonnés, des hommes de l'O.S.S. ou de l'I.S. et que cette résistance intérieure ne valait pas un pet de lapin en regard d'un S.R. bien organisé. Il devait consulter ses « amis ». Trois jours plus tard, rentré à Toulouse, un mot de lui m'apprit qu'il n'avait pas réussi à se dégager.

CRÉMIEUX Henri [janvier 1942], in La Marseillaise, avril 1947, cité par PENAUD Guy, André Malraux et la Résistance, Pierre Fanlac, Périgueux, 1986, p.28.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE GAULLISTE

 

 

A notre sens, Malraux aurait dû faire entendre plus haut sa voix dans le concert des proches de de Gau le pour infléchir sa pensée, en particulier dans les réformes sociales qu'il se proposait d'appliquer, une fois au pouvoir. Je siffle et tu viens, nous paraissait l'attitude de Malraux. Quelque peu agaçante, incompréhensible et même décevante pour ses adeptes. Ce que nous étions.

FRIANG Brigitte, Un autre Malraux, Plon, 1977, cité par Jacques Bonhomme, in Malraux ou le conformiste, p.111.

 

Sur le plan international, de Gaulle estime que l'ennemi numéro 1 est à l'Est, et qu'il faut le combattre toutes affaires cessantes. Les Soviétiques n'ont qu'un but : dominer le monde. Le premier de leur objectif est l'Europe, et ils l'ont bien montré en écartant du gouvernement de la France le seul chef d'État qui pouvait leur tenir tête : de Gaulle. Donc, sus à l'URSS.
Pour l'Indochine, pas plus de complication : rébellion ? Répression. Leclerc cherche des compromis, Thierry d'Argenlieu veut sabrer. De Gaulle soutiendra donc Thierry d'Argenlieu.
Et Malraux soutiendra les deux, sans aucun problème. S'il est vrai «qu'un Annamite courageux ne puisse être que révolutionnaire[Article de Malraux dans Marianne, en 1933, sous le titre «S.O.S.»]», il est encore plus vrai qu'un Malraux courageux se doit de n'être pas assez téméraire pour s'opposer en quoi que ce soit à son Général. «Je siffle et tu viens.» Couché, Malraux.

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.117-118.

 

Le 21 novembre 1945, de Gaulle nomme Malraux ministre de l'Information. Le 20 janvier 1946, de Gaulle démissionne. On ne peut pas ne pas essayer d'imaginer ce qu'ont pu être les pensées de Malraux, lui qui dira seize ans plus tard à Jean Lacouture, qui lui parlait de Lawrence : « Attention ! Lawrence m'a toujours dit [Il ne l'a, bien entendu, jamais rencontré] qu'il était persuadé d'échouer dans tout ce qu'il entreprenait. Moi, j'ai toujours cru au succès de mes tentatives ! J'ai agi pour gagner. » Indochine 1924, Indochine 1925, Espagne 1937, Corrèze 1944, autant de défaites.
La brigade Alsace-Lorraine c'est déjà, si l'on veut, plus victorieux ; c'est surtout, au fond, une étape sur le chemin qui le mène vers un fauteuil qu'il atteindra le 21 novembre 1945 quand il deviendra, dans le gouvernement tripartite de De Gaulle, ministre de l'Information. Pour deux mois.
Cette défaite-là est insupportable. Cette roche tarpéienne succède trop brutalement à un capitole trop délicieux. Pendant quelques semaines, il a touché au but, il s'est senti, vraiment, « arrivé ». Tous ceux qui l'ont approché à l'époque ont été frappés de l'avidité, de l'appétit avec lequel il se précipitait sur les moindres privilèges de son nouveau poste : les voitures de fonction, les passe-droits les plus futiles. Comme chez Gallimard, quinze ans avant, il étonne par son assiduité, son désir de bien faire (qui se traduit évidemment par un effroyable désordre), et aussi par son autorité cassante, militaire (« De quoi s'agit-il ?... Soyons sérieux ! ») qui lui vaut immédiatement de solides inimitiés, sans que les fonctionnaires la prennent bien au sérieux ; ils connaissent trop ce genre de ministre débutant à qui la tête tourne et grossit à la fois. D'ailleurs beaucoup plus souple avec ses aînés, et prenant volontiers les conseils de Vincent Auriol dans les coulisses du Palais-Bourbon. Amorçant des intrigues puériles, qui font sourire dans leur barbe les vieux chevaux de retour du parlementarisme. Ils savent bien que, d'une manière ou d'une autre, il n'en a pas pour longtemps.
C'est insupportable, c'est injuste. ce ministère « qu'on lui a donné à ronger », comme dit l'aimable Mauriac, on le lui a retiré à peine avait-il mis les dents dessus. Et voilà Malraux transporté d'une sorte de rage, rage un peu tournée vers de Gaulle (« tout cela ne serait peut-être pas arrivé si je l'avais connu plus tôt »), qui reste pourtant son seul atout, maintenant qu'un anticommunisme sans nuance l'a coupé de ses anciens «compagnons de route». Qui d'autre que de Gaulle ferait un ministre d'un Malraux ? Et Malraux pour la première fois de sa vie, se jette «tête la première dans la bagarre». Pendant de longs mois, avec les Soustelle, Debré, Fouchet, Chaban-Delmas, Frey, Foccart ; Pompidou, Palewski il va être de tous les déjeuners de barons, de tous les «comités d'étude pour le retour du Général ». Pour la première fois il milite vraiment. « Jamais sans doute il ne fut plus engagé », pense avec raison Claude Mauriac. Mais pour militer vraiment, il faut un parti, ce sera le « Rassemblement du peuple français», annoncé à Strasbourg le 7 avril 1947 par de Gaulle. Malraux en sera le « délégué à la propagande» ! Et qui d'autre, en effet ? Il lui suffit de retourner ses textes et ses discours d'il y a dix ans. c'est ainsi que les lecteurs et les auditeurs d'André Malraux apprendront sans surprise que « l'homme est rongé par les masses », ou que « il n'y a pas de démocratie possible là où existe un parti communiste puissant ».

BONHOMME Jacques, Op.cit., p.112, 113 et 114.

 

 

 

LE MINISTRE

 

 

Estimait-il avoir servi la culture en faisant reblanchir des façades, peindre un plafond et, dans l'intérêt de la maison Philipps, en imposant Son et Lumière aux Grecs consternés ?

BEAUVOIR Simone de, Tout compte fait, Gallimard, 1972, réimpression Folio, 1995, p.213.

 

...] il n'y a plus que de « petits traits »à rapporter de M. Malraux. Petit trait, ses réponses de ministre de la culture aux éditeurs qui lui demandaient d'intervenir contre les poursuites« pour outrages aux bonnes moeurs », des livres de Bataille, de Sade, de Pauline Réage : « Il y a des lois en France qu'il faut respecter ! » Petit trait amusant aussi l'expulsion des Temps Modernes de sa bonne maison Gallimard à cause d'un article qui lui avait déplu. Expulsion exigée, paraît-il, avec d'excellents arguments du genre : « Après tout, on ne peut pas dire que la N.R.F. ait été particulièrement résistante pendant l'occupation ; il y a des dossiers qu'on peut rouvrir. » Petit trait encore, ses menaces de saisie d'un livre qui citait des passages de sa préface à L'Amant de Lady Chatterley, et la suppression, qu'il obtint, des pages où figuraient ces passages.

BONHOMME Jacques, Op. cit., p.125