Michel Leter

 

Prolégomènes à une théorie heuristique de la valeur

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

Proposition 1.

Si la critique de la valeur se résume, dans telle ou telle discipline, à passer la notion par pertes et profits (songeons à la sociocritique), on n'y reconnaîtra pas tant un triomphe de la modernité que du principe d'entropie mercantile, conduisant à la multiplication des disciplines.

 

Scolie 1.

Tout se passe comme si la polémologie était la seule science susceptible de fédérer la recherche française. Les laboratoires sont hérissés les uns contre les autres non pas tant par idéal épistémologique que pour la seule défense inconditionnelle qui soient encore considérée, tacitement, comme une valeur : celle des subventions. A la question : le renouveau de l'axiologie est-il condamné parce que le temps des valeurs est révolue ? force est de répondre que c'est l'éclatement des disciplines de l'action en disciplines de l'interprétation rivales
qui rend impossible la prise en compte des trois versants solidaires de la théorie
esthétique, éthique et économique
de la valeur.
Les attaques intéressées du clan Bourdieu contre les économistes témoignent de cette mauvaise foi. Dédouanement obligé, il est de bon ton lorsqu'on pratique l'art sociologique de dénoncer l'économie comme une pseudo-science idéologique. La cent dix-neuvième livraison de la revue Actes de la recherche en sciences sociales de Pierre Bourdieu illustre de façon particulièrement éloquente cette tartufferie. Les bourdieuseries pseudo-scientifiques - analyse des correspondances multiples, champ des économistes français au milieu des années 1990 (individus, présentation partielle) ; L'espace des positions (variables actives et supplémentaires) ; L'espace des prises de position (variables supplémentaires)1 - sont censés démarquer l'économie et troquer avantageusement son statut de science contre celui d'idéologie. Le point d'orgue de cette livraison est sans doute L'article de Frédéric Lordon, Le "Désir de faire science", qui eût été remarquable si, dans ce champ du désir, au lieu de viser la seule économie, il eût inclus l'ensemble des "sciences humaines" et en premier lieu la sociologie. L'entreprise sociologique est tout sauf extra-économique. La polémique, dans cette revue financée par la force publique, n'a pas d'autres fonctions que de pérenniser les monopoles crypto-marxistes de la sociologie dans les laboratoires d'État.

 

Proposition 2.

Dans la dimension heuristique, le partage des territoires du savoir en disciplines n'a pas de valeur opératoire.

 

Scolie 2.

L'instrumentalisation de la parole poétique, comme l'exclusion de la problématique des fondements au profit de celle des origines, est une conséquence de l'atomisation herméneutique de la connaissance en "disciplines". L'interdisciplinarité tient plus d'un éclectisme
que d'un étalon heuristique.
La Wissenschaftslehre de Fichte s'était donnée pour un système clos de philosophie première, comme fondation de la philosophie théorique et de la philosophie pratique réunies dans un même exposé doctrinaire. L'heuristique générale à la différence du systématisme de la Wissenschaftslehre de Fichte (comme de celle de Bolzano) développe des pratiques qui permettent de penser pratiquement "là où la systématisation a échoué". Sans préjuger de la validité de son protocole de recherche, on notera que c'est parce qu'il n'hésite pas à emprunter les chemins obliques de l'heuristique que Darwin part de la lecture d'un ouvrage d'économie, l'Essai sur le principe de population de Malthus, pour aboutir à sa théorie de l'évolution. Le rapprochement du malthusianisme et du darwinisme n'obéit pas à la chimère de l'isomorphie des sciences mais répond à une indéniable isotopie heuristique.
Loin du rêve scientiste de l'unification des disciplines, l'heuristique générale met en lumière les limites de leurs constitutions. Certes, c'est bien contre le positivisme que Dilthey opère la séparation des sciences, mais pour définir à son tour le domaine de l'esprit comme Wissenschaft, à la manière scientiste. La mode actuelle tend à réduire le positivisme soit à l'arbre scientiste, soit au Cercle de Vienne voire au rameau du "premier Wittgenstein" (que l'insipide second sauverait). Il est bien évidemment plus commode pour les tenants de la monologie herméneutique des sciences sociales de laisser croire que le positivisme a, au début du siècle, déserté le terrain de la société pour mieux négocier son "linguistic turn".
Or, le positivisme n'est pas assimilable au scientisme - notamment le positivisme juridique de Kelsen qui subit la féconde influence de la philosophie du "Comme si" de Vaihinger (conçu comme fondement d'un positivisme idéaliste). La question n'est pas d'élaborer une interdisciplinarité de plus mais de disposer d'un outil critique efficient. Telle est l'heuristique qui parce qu'elle se veut générale - c'est-à-dire irréductible aux disciplines - pourrait représenter une caution contre le relativisme dans laquelle a sombré l'herméneutique. Mais toutefois l'heuristique, contrairement aux "disciplines du sens", ne peut prétendre se constituer comme science. Elle est donc
par essence "indisciplinée".
Les séminaires que nous avons pu diriger sous les auspices du Collège International de Philosophie et les dialogues qu'ils ont suscités ont achevé de nous convaincre que c'était bien, en l'occurrence, la question de la méthodologie des sciences de l'homme, si ce n'est de leur pérennité, qui était posée, en ce que ces "sciences" préconstituent des objets qui, non seulement n'entrent pas dans le champ de l'observation (l'objet société pour la sociologie, l'objet texte pour la critique littéraire) mais encore - dans la sphère de l'agir - ne correspondent ni à la recherche littéraire (celle de l'auteur) ni à l'action sociale (celui du salarié), lesquels supposent toujours une suspension de l'herméneutique.

 

Proposition 3.

Un système ne peut être du savoir s'il ne peut se dissoudre en tant que système dans sa contre-partie heuristique (alors que la vérification heuristique des preuves est exclue par les sciences de l'homme).

 

Scolie 3.

En émancipant la recherche littéraire ou l'histoire de l'art de l'économie des disciplines herméneutiques, nous ne prétendons pas abolir la frontière entre sciences de la nature et "sciences de l'homme" et encore moins "naturaliser" les sciences de l'esprit. Au contraire, nous tentons de soustraire l'heuristique (conçue comme application) à la théorie de la connaissance. Fichte, dans sa Doctrine de la science de 1801, entendait déjà réaliser la « fusion de la liberté et de l'être dans le savoir » (titre du paragraphe 12). Observons que, chez Fichte, la raison pratique fonde la raison théorique : le fondement de la connaissance n'est pas "derrière elle" mais "devant elle". La Wissenschaftslehre de Fichte s'inscrit plutôt dans une heuristique que dans un véritable système de la science.
Tout en se plaçant dans la lignée de la Wissenschaftslehre de Fichte, l'heuristique générale tire les leçons de son échec et s'en démarque, par son historicité bien sûr, mais également par son principe (ici la remarquable polarité qu'institue Schleiermacher, dans sa Dialectique, entre heuristique et architectonique peut se révéler féconde bien que ne participant pas d'emblée à la constitution d'objets2).

 

Proposition 4.

L'abduction en heuristique générale repose - du côté de l'objet - sur une morphogenèse et - du côté du sujet - sur l'art de connaître ses formes et la liberté de les actualiser tant linguistiquement (en littérature) que matériologiquement (dans les arts plastiques).

Scolie 4.

Heuristiquement parlant, le matérialisme marxien n'est pas un matérialisme dans la mesure où, contrairement à l'aristotélisme, il n'interroge pas les formes.
C'est sans doute à cet aspect que pense Martin Buber dans Pfade in Utopia quand il juge que le marxisme et le léninisme n'ont rien produit en tant que formes socialistes, en raison de leur étatisme. A cet étatisme Buber opposera l'impératif d'un "sur-État" le (Mehrstaat) et la pratique du kibboutz, qu'il tient pour une forme socialiste en ce qu'il s'est développé de façon non doctrinaire et non systématique (donc abductive et heuristique).
Une réserve de taille nous empêche de nous appuyer sur le matérialisme de Marx, c'est que ce dernier réduit l'energeia (l'acte créateur, la parole active comme fondation de la propriété) à l'ergon (le travail auquel il réduit l'anthropogenèse).
C'est cette attention heuristique à l'energeia et non la prétendue garantie de l'identité, mise en exergue dans la Dialectique négative (refusant toute positivité de l'Aufhebung), qui eût pu fonder une théorie esthétique chez Adorno.
D'un point de vu heuristique (et historique...), la critique de l'hégélianisme n'est pas tant postérieure à Hegel (Marx, Adorno, Derrida,...) qu'antérieure au "dernier des philosophes". Cette critique a priori
peut être décelée aujourd'hui :
a) dans la conception fichtéenne du savoir absolu - contrairement à son stérile avatar chez Hegel - qui est heuristique en ce qu'elle lie l'être et la liberté dans le savoir - d'où sa lecture de l'activité humaine comme Tathandlung (acte libre engageant le sujet créateur) et non comme Tatsache (acte réifié en fait).
b) dans la primauté accordée par Guillaume de Humboldt à l'energeia (l'acte) sur l'ergon (le travail) qui place la poétique de la parole au centre de l'économico-politique.

 

Proposition 5.

Cette critique de la valeur-travail (qu'Adam Smith et les libéraux avaient imposée en économie et que Marx a repris) rend légitime la question d'une théorie heuristique de la valeur qui permettrait d'éclairer la transition actuelle d'une économie industrielle à une économie des savoirs.

 

Proposition 6.

L'émergence d'une économie des savoirs - où la notion d'emploi apparaît comme obsolète - ne sera émancipatrice pour le sujet que si elle s'adosse à une éthique et à une politique heuristique de l'éducation.

Proposition 7.

L'heuristique est normative et présente la création de normes non comme une oppression mais comme un des ressorts de la liberté. Dans les arts (étant entendu, il conviendra d'y revenir, que le champ couvert indûment par les sciences dites humaines n'est qu'un sous-ensemble du champ artistique), où se manifestent les heuristiques littéraires, cette liberté n'est pas dissociable de l'autonomie politique dans la mesure où l'homme, et plus encore le citoyen, se définit par sa faculté de se réapproprier une langue par l'énergeia humboldtienne de la parole (que Cassirer a reprise tant dans sa Philosophie des formes symboliques que dans ses écrits politiques puisque c'est en emboîtant, presque titre pour titre, le pas à Guillaume de Humboldt qu'il écrit le Mythe de l'État).

 

Scolie 5.

L'élaboration d'une philosophie politique fondée sur la critique heuristique de la généalogie et de l'économie actuelle des savoirs doit nous permettre de comprendre pourquoi la recherche dans les sciences humaines est tenue a priori à ce "devoir de réserve" herméneutique.
L'heuristique comme catalyseur de l'être et de la liberté - qui correspond au savoir absolu selon Fichte et que Hegel travestit en philosophie de l'identité absolue - résout schématiquement la généalogie des valeurs.
L'unification fichtéenne des trois critiques avait permis de jeter des ponts entre les disciplines. Mais l'herméneutique allemande des sciences humaines, tout occupée à ferrailler avec Hegel, ne prit pas en compte les voies ouvertes par celui dont Hegel était supposé avoir hérité. L'heuristique générale est aujourd'hui susceptible d'enjamber, d'ignorer ces ponts ou ces chemins qui menaient quelque part, en deçà de leurs frontières, car c'est la forme même des disciplines qu'elle entend mettre en cause.
A partir du moment où l'action n'est plus seulement subordonnée au seul pragmatisme empirique mais est, heuristiquement, en poétique, création, la question éthique de la valeur ressurgit en critique littéraire et dans son économie (aux deux sens du mot).

 

Proposition 8.

C'est sur la question du sujet, l'heuristique littéraire nous l'apprend, que la transformation heuristique diffère de la transformation dialectique.

 

Scolie 6.

En effet, si le sujet n'existe pas l'autariat poétique est impensable. Or, l'autariat existe. C'est cette activité du sujet qui doit fonder la propriété, comme Fichte l'affirme dans ce qu'il considérait comme son meilleur livre, L'État commercial fermé (1800), un ouvrage d'économie (qu'il est convenu, après s'être dispensé de le lire, de tenir pour le manuel du protectionnisme nazi).

 

Rameau en forme de scolie 7.
Fondements politiques d'une économie des savoirs : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de Kelsen.

Curieusement les libéraux en sont restés à Locke et Hume et n'ont pas tiré les leçons politiques et économiques de la correction apportée par Kant à l'empirisme. Il aura fallu attendre le juif autrichien Kelsen pour que l'empiro-criticisme infléchisse la pensée politique. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est que Kelsen hérite de Kant par Hans Vaihinger qui, dans sa philosophie du "comme si" (que médita Freud) élabore une théorie du concept conçu heuristiquement comme une fiction créatrice. Cette philosophie, qui aurait pu connaître une postérité littéraire, a trouvé sa plus brillante application dans la théorie du droit démocratique de Kelsen.
Pour Kelsen le système juridique est un ordre autonome de contraintes qui possède une structure hiérarchisée. Les évaluations juridiques se font non pas en fonction d'une norme fondamentale ou d'un principe de droit absolu, mais en fonction d'hypothèses qui se présentent comme des fictions heuristiques (par exemple telle ou telle constitution - Kelsen étant l'auteur de la première constitution de la république autrichienne) validant le système et permettant sa transformation. Sans heuristique, il n'est pas possible de démontrer la validité des lois. Tout état pour Kelsen présuppose donc un concept juridique et non l'inverse.
Ainsi deux types d'économie politique des savoirs, et partant d'éducation, sont envisageables : le premier est celui de l'autonomie, où les destinataires des normes en sont aussi les auteurs ; le second est celui de l'hétéronomie, où les "acteurs" sont soumis à des normes produites par d'autres.
L'heuristique ne méconnaît pas les lois de la nécessité sociale mais l'homme étant un animal politique, elle est contrainte d'admettre l'individu non pas tant comme un en soi mais méthodologiquement, à la façon de Schumpeter. C'est aussi, vis-à-vis du sujet, la démarche de Kant avec le subjectivisme méthodologique de l'impératif catégorique, dont le philosophe a heuristiquement besoin pour fonder la loi morale.
Autonomie, heuristique, subjectivisme méthodologique, seule la prise en compte de ces trois dimensions pourrait permettre à la France - terre "par excellence" de l'hétéronomie - de réconcilier, dans ses enceintes, l'idée d'université et celle de
liberté.

 

 

 

NOTES

 

1. Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1997, Paris, Seuil, p. 10 à 12.

2. Nous développons cet aspect dans notre L'heuristique retrouvée, 3. un rameau perdu de la philosophie allemande : Baumgarten, Kant, Fichte, Schelling, Humboldt, Schleiermacher [1991], Presses du centre de recherches heuristiques, Paris, 1998.