Michel Leter

La Couleur perse

in Proximités Saint-John Perse, catalogue de l'exposition d'Henri Maccheroni sur Saint-John Perse

 

© éditions de la fondation Saint-John Perse, Aix-en-Provence, juillet 1991

 

Longtemps nous avons cru en l'illustration. Longtemps nous avons laissé penser que la peinture saurait historier ce qui doit être lu : légendes, péans, livres de raison, et jusqu'à ces mots dans la peinture que le futurisme, le cubisme et l'art conceptuel prétendaient nous donner à voir. Or c'est bien des actes du Tout et de ses puissances que le peintre et le poète se nourrissent et s'inquiètent.
A l'instar de Saint-John Perse, Henri Maccheroni n'a jamais donné quitus au signe sans en référer à ce qui l'instruit, non pour l'encombrer d'une archéologie du savoir mais pour l'augmenter d'une archéologie virtuelle, ravivant ainsi l'heuristique de ce que nous avions abandonné à la seule herméneutique.
Le papier, qui sait boire à sa juste mesure l'humilité de l'aquarelle, nous offre cette médiation inespérée. Henri Maccheroni s'élève à l'anabase par l'almageste qu'il traça naguère en compagnie de Michel Butor. Nous longeons d'abord les mozarabes de Tolède pour gagner la Chine où le papier fut tiré de la soie, paume de tous les transformats. Peut-être touchons-nous la
Terre de Seth de Saül de Che Houang-Ti et de Cheops
que Perse jalonnait dans Chant pour un équinoxe. Et plus méridional encore ce papyrus qui se laissait mouiller comme le secret d'une palme. Il n'est pas innocent que dans son Histoire naturelle Pline l'ancien s'évertue à nous décrire tant la fabrication du payrus que celle des couleurs, ni qu'Henri Maccheroni dans son Hommage à Saint-John Perse choisisse l'aquarelle et le papier Arches pour leur perméabilité à la bibliophilie.
Henri Maccheroni côtoie par instinct d'oiseleur plus que par érudition ses pairs de jadis, Cennini, Piero della Francesca, Alberti, Pacioli, Vasari. Ainsi, ce n'est pas sous l'effet d'un malin génie "postmoderne" (qui supposerait qu'ait été prise au sérieux la modernité en art par les peintres et non par la seule critique ) ni sous l'emprise de quelque nostalgie qu'Henri Maccheroni réinterprète l'ut pictura poesis de la Renaissance, cette solidarité de la poésie et de la peinture qui ne se concevait pas encore dans la confrontation empruntée du texte et de l'illustration.

Adversité du prince.
De même que Perse tenait des îles son insoumission affable, Henri Maccheroni tient, sans doute de ses racines florentines, ce savoir tacite qui n'illustre pas mais confère sa raison d'être à l'improbable proximité du prince de l'exil. Lors d'un séjour studieux que j'eus le privilège de faire à Florence sous la férule d'Henri Maccheroni, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu'à quelques encablures du Baptistère dont nous éprouvions à l'aquarelle les marbres de couleur perse, sommeille non sans humour une minuscule place la "Piazza dei Maccheroni", si déclivement proche de la place de la Seigneurerie que ce grand poète que fut Laurent de Médicis ne l'a peut-être jamais traversée. Non, Henri Maccheroni ne procédera pas à "l'installation" de Saint-John Perse, il ne sera pas question de la mythologie ostentatoire d'un sujet qui ne vaut que par sa volonté de puissance, son acharnement à exposer, à créer, comme ils disent. Que sont devenues nos politiques culturelles dans cette cohue de la monstration ? Où deviner cette amitié du prince qu'il disait parmi nous ?
Celui qui tient en héritage sur terre de main-morte, la dernière héronnière, avec de beaux ouvrages de vénerie, de fauconnerie; celui qui tient commerce en ville de très grands livres : almagestes, portulans et bestiaires;
Henri Maccheroni ne peut donc plus entendre prince que comme principe ou cause première de la peinture, sujet de la peinture. Le peintre occupe la dernière héronnière désertée par le prince.
Celui à qui l'on montre, en très haut lieu, de grandes pierres lustrées par l'insistance de la flamme.

Proximité du perse.
Perse n'entre pas comme argument, comme motif dans l'oeuvre d'Henri Maccheroni, mais comme comme teinte d'une matière-signe : le perse. Ce perse qui vertèbre les séries d'Henri Maccheroni des Mondes inachevés aux Méditations africaines. Le perse, on l'a su, est l'adjectif qui désigne un bleu qui tire sur une autre couleur, comme le vert, ou bien une couleur où le bleu domine. Les germinations vertes des matières-signes d'Henri Maccheroni portent ce bleu qui devant la rosace enjoignait l'alchimiste et non le prêtre à nous entretenir de terre céleste et, devant le tympan, de terre céleste.
Le poète, aussi longtemps que le peintre l'épaule, n'est plus dupe de l'arbitraire du signe. Et il devient loisible de voir dans les blasons perses d'Henri Maccheroni autant de perséïdes, ces étoiles filantes qui semblent venir de la constellation de Persée. Voici venue la grande renouée des quatre millénaires de la peinture. Et le roman n'est plus partagé. Entre les pages de cette encyclopédie que nous commande le novum organum des matières-signes, les aquarelles buvardées d'Henri Maccheroni prennent rang de persicaires telles que l'arpenteur a baptisé les plantes de la famille des renouées à fleurs roses ou blanches poussant dans des lieux humides, utilisées autrefois en médecine comme cicatrisant et dans les maladies respiratoires et dont certaines espèces sont cultivées comme plantes ornementales. Cette botanique âgée comme un alliage monte aux lèvres à l'allure du persicot, que le livre désigne comme cette liqueur spiritueuse faite avec des noyaux de pêches écrasés, de l'eau-de-vie, du sucre, du persil, divers aromates et qui peut être utilisée en pâtisserie pour son arôme prononcé. Du signe ravivé par le poète perspire
...Toutes choses connues du peintre dans l'instant même de son rapt, mais dont il doit faire abstraction pour rapporter d'un trait, sur l'aplat de la toile, la somme vraie d'une mince tache de couleur.
Or on ne peut voir le perse du Perse d'Henri Maccheroni que si l'on admet l'idée que l'histoire de la peinture du XXe siècle ne se résume pas au dualisme convention/rupture mais repose comme l'art des siècles précédents sur la polarité fascination/transfiguration qui constitue le prémisse des principes esthétiques proposées par Raymond Abellio en 1976. Germano Celant peut bien dresser l'inexpressionnisme contre le néo-expressionnisme, Bonito Oliva peut bien agiter sa trans-avanguardia devant les avant-gardes, encore faudrait-il que ces avant-gardes aient une cohérence au-delà du discours critique.
Les transfigures d'Henri Maccheroni n'apparaissent minimalistes qu'aux borgnes, fussent-ils attachés culturels au royaume des aveugles. En percevant les matériologies des blasons d'Henri Maccheroni, nous comprenons que le minimalisme n'aura été que le degré zéro de l'idée d'imitation en art. Le minimalisme n'entre pas en filiation avec le suprématisme de Malevitch et le néo-plasticisme de Mondrian, mais en polarité inverse puisque ces derniers ne s'opposent pas à la figuration classique par une fascination pour le matériau mais la dépassent par la transfigure. Nous refusons d'utiliser le dictionnaire tel quel à manière des artistes conceptuels, qui, après avoir annexé Duchamp, ont cultivé un fétichisme pseudo-sémiotique du signe. Or le signe reste un équivalent, et mettre une chaise à côté de la définition chaise ne nous apprend rien que la figure de ce que nous souhaiterions transformer. Les "installations" contemporaines n'installent rien qu'un nouvel académisme. La mimesis, qu'Aristote définit avec la poésie comme l'art de ce qui pourrait être, est éminemment préférable à la doctrine d'imitation fascinatoire développée par les artistes conceptuels et minimalistes.
Les séries d'Henri Maccheroni Archéologie du signe, Egypte-Bleu et First-time, reprennent le travail heuristique là où Kandinsky, Malevitch, Klee, Mondrian et Klein l'avaient laissé.
S'élevant contre les maniérismes modernes et post-modernes, Henri Maccheroni déjoue l'art conceptuel par l'archéologie virtuelle et l'art minimal par la matériologie de la transfiguration. Alors qu'Alberto Burri et Tapies s'en tiennent à la fascination matériologique, croyant à la justification en soi de la projection et de la scarification sur le support, et que les zélateurs du junk art se bornent à la valeur animiste du geste d'assemblage, Henri Maccheroni passe à l'épreuve de la transfigure ses matériaux de récupération (cartons de l'industrie automobile, bandes adhésives, etc.). La peinture ainsi reconnue méconnaissable prophétise un état virtuel de la matière. Lunaisons les plus fécondes de la peinture que Jean-Pierre Faye, à propos de la série Egypte-Bleu rassemblera sous l'oriflamme de transformat. Après quoi, dira Pierre Restany, de cette même série «tout est désormais possible».
A moins de conduire une opération d'amnésie, on ne soulève plus la question de la figure par la figuration. Le "Danger figure" qui s'inscrivait sur les Archéologies blanches de Maccheroni nous annonce
Les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir.

Rareté de la palme.
Il y a comme une ironie macabre à entendre la radio nous dire que le film qui chez nous a enregistré le plus grand nombre d'entrées en 1990 est le Cercle des poètes disparus. Alors que brisé sous la terre gaste de l'édition française, le vrai "Cercle des poètes disparus" reste ignoré du grand public - abreuvé de rimbadauderies - tel ce Dante du Nord que fut au XIIIe siècle Guillaume de Digulleville dont les uvres restent inédites en France. La poésie de Perse ne prendra toute sa dimension fondatrice que lorsque nos herméneutes renonceront aux canonisations pour pratiquer l'éloge.
L'absence d'une critique ancillaire qui prendrait l'heuristique pour horizon, met l'il sous la coupe réglée du nihilisme événementiel (le journalisme) et de ce platonisme par défaut qu'est le culturel (l'art officiel où l'éphémère devient type). La vitesse et la disparition sont les catégories néo-dogmatiques qui gouvernent tant la communication des images que les installations plastiques.
Une fois brossé ce sombre tableau, soit nous donnons raison à Hegel en nous résignant à la mort de l'art - auquel cas il n'y a pas lieu de se pencher sur l'art contemporain - soit à l'autre extrême nous donnons quitus à Nietzsche de la toute- puissance de la volonté créatrice de l'artiste comme seule valeur - auquel cas il n'y a plus qu'à adhérer et à compiler comme autant de vérités les déclinaisons infinies de la Wille zur Macht als Kunst - soit enfin nous nous livrons à une véritable pragmatique de la peinture contemporaine en nous soumettant à l'ordalie du poème et à l'épreuve de l'atelier. L'esthétique philosophique ayant trop souvent pris comme postulat ce qui n'était qu'opinion de la critique d'art, l'il du poète, constitutif du Tout, est aujourd'hui au fondement de l'esthétique dans la mesure où il s'obstine à démédiatiser le jugement.
Forts de ce rapport intersubjectif au sensible, nous ne poématiserons pas la raison esthétique sans une relecture des corpus philosophiques de l'esthétique tout d'abord, mais aussi de la métaphysique et de l'éthique. Les arguments sur foi desquels on a pu décréter l'obsolescence des universaux que sont le beau, le vrai et le bien sous prétexte qu'ils participeraient du seul idéalisme ne tiennent que par un schématisme tout idéaliste. Les conventions philosophiques actuelles font que les jugements intersubjectifs du beau, du vrai, du bien que nous formulons tous (honteusement) ne constituent en l'état qu'un agrégat de savoirs tacites qui ne font pas l'objet d'une pragmatique communicationnelle.
Beauté alors de ce mot de "faciès" utilisé en géologie pour recouvrir historiquement, dans leur ensemble évolutif tous les éléments constitutifs d'une même matière en formation.
Si l'accolement à la notion d'art contemporain des universaux de la métaphysique, de l'esthétique et de l'éthique nous surprend, c'est sans doute que ni les revues marchandes, ni l'art officiel des musées ne nous donnent à voir - et partant à penser - l'art d'aujourd'hui. A ce banquet hauturier que nous offrent Saint-John Perse et Henri Maccheroni, Kant n'a pas été convié, et pourtant il prend place. Pour peu que le philosophe retourne au poème et à l'atelier, il découvrira que l'art contemporain aura tenté ces dernières années de répondre singulièrement aux trois questions soulevées par Kant : Que puis-je savoir ?, Que dois-je faire ?, Que m'est-il permis d'espérer ? Et quand bien même les réponses à ces trois questions sont loin d'être unanimement kantiennes, force est de constater que la peinture des années 60-90 a mieux résisté aux modes esthétiques que la philosophie elle-même. Nombre de peintres en effet ont conduit un travail heuristique de réintégration tant du sublime que de la raison pratique. Kant avait déjà conçu cette isotopie abstraite de la peinture en pensant dans un premier temps l'esthétique comme la théorie des conditions de possibilité spatio-temporelle de toute expérience pour le sujet (l'esthétique transcendantale dans la Critique de la raison pure) avant de se consacrer à l'analytique du goût et du sublime dans la Critique de la faculté de juger. Les cimaises ne sont plus à leurs places dès lors que Kant baptise "exposition métaphysique" l'examen des caractères de l'espace et du temps dans l'esthétique transcendantale, et que le volet esthétique de sa critique du jugement est articulée au volet éthique d'une téléologie de la liberté de façon moins hétéroclite qu'on ne veut parfois le laisser entendre.
L'établissement des cotes par le marché de l'art et la fabrication des postérités repose sur la manipulation non éthique, amétaphysique et non esthétique des uvres. Dans un tel contexte, il apparaît que les savoirs tacites du peintre et du poète et plus généralement la connaissance ne sont pas des instruments de pouvoir, comme on l'a trop hâtivement pensé naguère, mais des outils de résistance au pouvoir du culturel.
Le peintre ne peut briguer la charge de créateur que lorsque, Atlante en Méditerranée, il prend ses quartiers loin des novateurs et des stratèges, et ainsi son support persévère et persuade en préservant
Comme ces langues dravidiennes qui n'eurent pas de mots distincts pour "hier" et pour "demain".
En écoutant Notre seul maître, le bel hommage lige que Pierre Oster consacra à Saint-John Perse en 1964 et que Pierre Oster Soussouev retoucha en 1987, à l'occasion du centenaire de l'auteur d'éloges, je songeais au poète autant qu'au peintre pour cette proposition liminaire : « Une sagesse très ancienne inspire le seul maître que nous puissions aujourd'hui honorer ». Pour accéder au séjour d'Henri Maccheroni, il faudrait enfin consentir à la lecture du poème, ne plus se contenter des Hymnes à la nuit de Novalis sans accueillir son Encyclopédie, et ne plus se satisfaire des élégies de Goethe sans considérer sa Théorie de la couleur. Proximités Saint-John Perse comme de cette vertu républicaine, la fraternité, oubliée au point qu'il faut bien aujourd'hui la tenir pour aristocratique.
Que l'hôte enfin s'attable avec ses commensaux !