Michel Leter

 

Schleiermacher et l'heuristique

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

 Le cas Schleiermacher ressemble étrangement au cas Baumgarten, connu pour avoir inventé le terme d'esthétique et non pour avoir forgé celui d'heuristique, dans le même ouvrage. De même Schleiermacher est passé à la postérité pour avoir été le père de l'herméneutique philosophique alors qu'il est également celui qui, dans sa Dialectique, va mettre l'heuristique en perspective philosophique.

Cette oblitération chronique renforce notre conviction que l'heuristique ne peut rester subordonnée à l'herméneutique et que l'équilibre de leurs rapports doit être non pas construit mais inventé. Cette réciprocité existe déjà dans la pensée de Schleiermacher, pour peu qu'on la considère dans sa totalité et qu'à côté des fragments herméneutiques de Schleiermacher, on se penche également sur la Dialektik, ensemble de notes destinées à nourrir ses cours, en quatre versions : celle de 1811, celle de 1814-1815 et celle de 1822, ainsi que son Einleitung zur Dialektik (1833). Au moment où nous allions mettre sous presse (le présent texte date de 1991. Les lignes suivantes ont été insérées en décembre 1997), nous avons appris que ce volet trop longtemps négligé de la pensée de Schleiermacher est enfin accessible au lecteur francophone, dans la persévérante collection dirigée aux éditions du Cerf par Heinz Wizman. Cette édition possède sur les plus récentes versions allemandes l'avantage de regrouper l'ensemble en un seul volume. L'index n'en est que plus instructif qui recense neuf renvois à l'heuristique contre un seul à l'herméneutique.
Comme le souligne Hartkopf, Schleiermacher propose « la première représentation de l'heuristique » (die erste Darstellung der Heuristik1). Dans la section xlvii de sa Dialectique de 1822, intitulée Denken und Wollen, Schleiermacher parle du « processus2 (heuristique qui intervient à chaque fois qu'une série de pensées s'interrompt de façon relative
(...] das heuristische Verfahren, welches eintritt, so oft eine Gedankenreihe relativ abbricht3). Selon Hartkopf, le tournant initié par Schleiermacher réside dans la réorientation pratique du procès heuristique qui renonce ici à chasser le fantôme d'une méthode universellement sûre : « ...] ohne dem Phantom einer Universellen sicheren Methode nachzujagen, an die kritische Durchleuchtung der praktischen Denk und Erkenntnisprozesse hielten4.»

Celle-ci, comme le remarque encore Hartkopf, fonde l'heuristique et ouvre le passage à Bernard Bolzano en voyant dans l'Art de la découverte (die Kunst des Findens) [autrement dit l'heuristique] un principe intrinsèque de la science devant lui-même acquérir le statut de science. Et Hartkopf de citer ce passage de la Dialektik : « Die Kunst des Findens [die Euristik] will Wissenschaft werden und die Wissenschaft des Erfindennen Kunst und nur in die Identität beider ist höchste Vollkommenheit.5 »

Sans nous appesantir sur les caractéristiques de l'heuristique de Schleiermacher nous retiendrons les plus significatives : tout d'abord sa relation à l'analogie, qu'Hartkopf met en relief, et ensuite sa relation à la métalogie (latente dans la notion kantienne de Vernunftbegriffe), qu'Hartkopf omet de relever mais qui est fondatrice dans l'heuristique littéraire. Ces plis de l'heuristique sont encore corroborés par cette relation de participation que Schleiermacher établit entre l'heuristique et la philosophie de la volonté (autorisant son articulation avec les principes, non plus seulement de la découverte scientifique mais de la création artistique) « L'opération heuristique [part] davantage de ce qui est voulu, l'[opération] architectonique davantage du donné6.» (Heuristische Operation mehr vom Gewollten aus, architektonische mehr vom Gegebenen aus7.)

Loin d'anticiper l'absolu anheuristique d'Hegel,
le savoir peut ainsi être défini comme un manque historicisé par l'interaction entre la production architectonique du savoir en soi et la perpétuelle combinatoire de l'heuristique, qui va jusqu'à excéder l'expérience scientifique : « On peut donc dire que la production de l'expérience dans la vie qui ne procède pas scientifiquement [et] de manière combinatoire, ne doit jamais cesser. Car si le système du savoir venait à être achevé, alors on pourrait se contenter de sa contemplation8 [...». Hegel l'oubliera...

Avec Schleiermacher la dialectique devient un double processus qui sur un versant est heuristique et sur l'autre architectonique (architektonische Verfahren9). Dans le processus heuristique (heuristisches Verfahren10), l'autonomie de l'heuristique par rapport à la logique est clairement posée dans la dialectique de Schleiermacher par l'analogie qui marque le caractère littéraire de l'heuristique. La non-contradiction logique est dépassée :« Die Analogie als heuristisches Verfahren könne wahr oder falsch sein11.» Dans son heuristique mathématique Polya soulignera l'importance de l'analogie pour la résolution des problèmes.
Partant, on ne s'étonnera plus que Schleiermacher ait introduit la relation entre le métalangage et l'heuristique : « In der Logik ist vieles nur auf die zerstreute Erkenntniß abgesehen. - Dürftige Behandlung der Begriffsbildung (Als Beispiel die Definitionen der Definition) Heuristik12. »

 

1. W. HARTKOPF, Dialektik, Heuristik, Logik, Athenaum, 1987, p.130.

2. Dans leur traduction de 1997, Denis Thouard et Christian Berner ont opté pour "procédé". En 1991, l'allemand l'autorisant, nous avions choisi "processus", non seulement pour lever toute confusion avec l'artifice littéraire du même nom, mais encore et surtout, pour tirer profit du sème temporel - quasiment aspectuel - possédé par le morphème "processus", qui nous semble constitutif de tout déploiement heuristique.

3. F. D. E. SCHLEIERMACHER, Dialektik [de 1822], Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1976, p.277.

4. W. HARTKOPF, Op. cit., p.130.

5. Idem.

6. F. D. E. SCHLEIERMACHER, Dialectique, Cerf/Labor et Fides/Presses de l'Université Laval, 1997, p.211.

7. F. D. E. SCHLEIERMACHER, Dialektik [de 1822], Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1976, p.322.

8. F. D. E. SCHLEIERMACHER, Dialectique, Cerf/Labor et Fides/Presses de l'Université Laval, 1997, p.212.

9. F. D. E. SCHLEIERMACHER, Dialektik (1814-15) Einleitung zur Dialektik (1833), Felix Meiner Verlag, 1988, p.114.

10. Idem.

11. Ibidem, p.127.

12. Ibid., p.130.