Michel Leter

[1985]

Slavorum apostoli

contes de l'Europe occupée 2

 

© l'invendu, 1996.

 

 

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Quel touriste achèterait un guide affichant pareilles indications ? Telles auront été pourtant, au milieu des cartes d'états-majors, les seules traverses de cette Europe méconnaissable. En ces temps, trop proches, trop douloureux pour être imaginés, le conte tint lieu de guide :

Il était une fois deux pâtissières qui n'avaient jamais entendu parler l'une de l'autre, ni l'autre de l'une. Elles vivaient dans l'ignorance de leur séparation aux deux bouts d'un sous-continent minuscule et néanmoins divisé.
Grandir dans la pâtisserie n'ouvrira jamais que des portes étroites. A chaque client, il faut résister à la tentation et aimer son prochain au point de lui laisser l'exclusivité du péché de gourmandise.
Judith avait bâti sa réputation dans la vieille ville de Varsovie. Elle officiait à la pâtisserie Sabirsky depuis 1945. En Pologne, on trouve autant de martyrs par famille que naguère en France de cafés par habitant. Judith en génuflexion toute la journée devant les étagères en verre saupoudrées de pavot et de sucre glace, occupait le fond de ses pensées à gratter le vernis des héros de la voïvodie. Le sous-continent rétrécissant de jour en jour, les divagations de Judith rencontrèrent fatalement celle de Noémie.
Noémie Sajman était pâtissière à Paris, dans le vingtième arrondissement. Au demeurant, elle se consacrait corps et âme à son travail. En fait, derrière ses remparts de strudels, elle passait le plus clair de son temps à retoucher mentalement son idéal de sainte. Car comme le jurait l'arpète Leonardo (de Vitry), la boulangerie est cosa mentale.
Sainte Noémie serait un boudin. Elle prodiguerait la nausée aux hommes. Aucun, jusqu'au plus lubrique, ne la courtiserait. Elle s'empiffrerait de visitandines à longueur de journées. Elle irait prêcher la ronde parole jusqu'à réveiller le mitron qui sommeille dans l'âme de la grande couture. Elle sèmerait la zizanie dans les défilés de mode comme le christ renversait les étalages du Temple.

A force de tirer au flanc à l'insu des clients, à force de plaisanter sur les vertus de la femme moderne-et-bien-dans-son-corps, Judith et Noémie finirent par se confondre avec l'image pieuse de leurs désirs.
Du côté de l'Église, tous les espoirs étaient permis. Les papes précédents ayant préparé les consciences à une européanisation de la sainteté, le conclave romain avait pris soin d'élire un Polonais. Il faut dire qu'on ne peut occuper le trône de saint Pierre sans éprouver une poignante nostalgie pour l'Europe impériale, l'Europe une, sainte, catholique et apostolique du haut Moyen Age, l'Europe vaticane qui, jusqu'au Grand Schisme d'Orient, en 1054, s'étendait de l'Atlantique à l'Oural. Ces derniers temps ou ces temps derniers, c'est selon, la papauté n'a pas ménagé ses efforts pour faire valoir ses droits canoniques, ou supposés tels, sur le vieux continent. Paul VI, par la lettre Pacis nuntius du 24 octobre 1964, avait proclamé saint Benoît patron de l'Europe ; Jean-Paul II - entendez Karol Wojtyla - par la lettre Apostolique Egregiae virtutis du 31 décembre 1980, proclamait les évangélisateurs des Slaves, saints Cyrille et Méthode, co-patrons de l'Europe avant de couronner le monument par la lettre Encyclique Slavorum apostoli, le 2 juin 1985, pour le onzième centenaire de leur uvre d'évangélisation.
Or, si étonnant que cela puisse paraître, notre Saint-Père, qui sent bon la Zubrowska, a toujours refusé d'avérer ce miracle qui fait encore les gorges chaudes des varsoviens et des viennois, l'insolent miracle des deux pâtissières.
Pour les esprits supérieurs ou chagrins qui n'auraient pas vu la presse au moment des événenements, il convient de rappeler les origines de Judith et de Noémie. Judith Weisbaum, née d'une famille juive de sept enfants, avait grandi dans le quartier Srodmiescie à Varsovie. Très tôt en lisant la Torah, elle se passionna pour l'architecture. A dix ans, les matériaux et les mensurations des avatars du Temple de Jérusalem n'avaient plus de secret pour elle. En 1937, elle entama des études à l'école d'architecture de Varsovie. Faute d'une industrie cinématographique à la hauteur de son talent supposé, elle multiplia les impairs. D'abord, elle omit de se joindre au concert d'enthousiasme qui salua la restauration des monuments nationaux, tel que le château Royal de Varsovie, symbole national, défiguré par les occupants russes. Le château Royal, avec son style "nous voilà", pâle reflet du néo-classicisme Louis XVI, lui avait toujours semblé mieux convenir au stockage des pommes de terre qu'au siège de la diète polonaise. Un groupe de jeunes architectes modernes lui avaient ouvert leur café, mais les simplifications messianiques d'un modernisme qui se donnait encore pour modernité n'emportèrent pas non plus son adhésion.
A l'époque Gropius et le Bauhaus triomphaient. Et les persécutions qui les frappaient en Allemagne - en tant que porteur du virus de "l'art dégénéré" - les avaient rendus intouchables. Dans certains cercles, il était tout bonnement interdit, sous peine d'excommunication, de critiquer leurs conceptions architecturales. Sans famille intellectuelle, Judith se débrouilla tout de même pour faire partie de la délégation polonaise qui fut envoyée en juillet 1939 au congrès international d'habitat et d'urbanisme de Stockholm. A cette occasion, elle fut présentée à plusieurs membres du CIAM, le Congrès international d'architecture moderne. Ses condisciples organisèrent une confrontation avec Walter Schütte du CIAM, victime du nazisme, comme de bien entendu. Ils entourèrent Judith pour arbitrer la rencontre, dans le sens du CIAM, naturellement. Schütte sortit son Behrens et son Meyer. Judith lui renvoya Luytens et le Bernin. Pour faire bonne mesure à côté du Bauhaus, elle évoqua l'uvre inachevée des architectes de la Gläserne Kette (la "Chaîne de verre"). S'il devait y avoir une architecture moderne, qu'elle se défie des droites et poursuive les courbes de Guimard et de Gaudi. Pour sa part, Judith songeait plutôt à une architecture qui aurait pour ambition de rendre habitable la modernité - sans renier la métaphore - et de réinterpréter la syntaxe traditionnelle de l'architecture à la lumière des nouvelles technologies.
Pour tout débat, on la gratifia d'un tollé. Elle fut traitée de réactionnaire, de fasciste. Personne n'osa "sale youpine" mais ce dernier compliment traversa l'esprit de certains, parmi les architectes polonais. Schütte, au contraire, la tenait en très haute estime. Tard dans la nuit, l'Allemand leur fit part d'une conversation troublante qu'il avait sur le cur depuis plusieurs jours. Avant de quitter Berlin un certain Pabst s'était vanté auprès de lui de sa récente nomination au poste "d'architecte en chef de la ville de Varsovie". Il était allé jusqu'à exhiber un document officiel où figurait la date de son entrée en fonction : le premier octobre 1939. Les Polonais s'esclaffèrent croyant à une plaisanterie de mauvais goût. Seule Judith resta digne. Sa fréquentation des Livres prophétiques lui avait enseigné que le destin de tout sanctuaire est d'être détruit.

Deux mois plus tard, la Pologne avait cessé d'exister. Les frères de Judith - officiers - furent capturés sur le front de l'est et passés par les armes... sans doute avec les cinq mille autres dans les fosses de Katyn. La sur aînée de Judith, domiciliée à Lvov, bénéficia du programme de destruction de la "culture nobiliaire polonaise", et reçut un billet touristique pour la Sibérie en compagnie d'un million et demi de Polonais de l'Est. Le paysage familial et national de Judith commençait à peine à se dégager. A l'Ouest, le programme d'action sanitaire et sociale du peuple des Seigneurs exigeait « que l'on détruise physiquement l'élite intellectuelle de la nation par des arrestations massives et la déportation dans les camps de concentrations ». Sur les trente-cinq millions de Polonais, il était prévu, dans les marches de l'Est, de ne conserver que deux ou trois millions de sous-hommes, pour servir le peuple allemand. Ce programme signifiait naturellement la fermeture de tous les établissements d'enseignement supérieur, parmi lesquels l'école d'architecture. De fait, seules les boulangeries restaient ouvertes. On n'y trouvait plus que du pain "de ticket". Quand il y avait de la farine, les rares gâteaux étaient confectionnés avec des flocons d'avoine. En option, tout de même, on trouvait de la marmelade, qui vous rendait le tout immangeable, mais vous permettait de grapiller les quelques calories suffisantes pour survivre. Les intermédiaires se multipliaient. Les clients devenaient marchands. Sur le trottoir devant les boutiques vides, on les voyait vendre leurs meubles, leurs vêtements, leurs chaussures, leurs photos dans l'espoir de réunir la somme nécessaire pour faire la queue.

Le premier octobre de l'année 1939, "l'Oberbaurat" Pabst prit ses fonctions "d'architecte en chef de la ville de Varsovie", comme Schütte l'avait prédit. Pabst et ses collaborateurs du "Bureau d'urbanisme et d'architecture de la ville de Würzburg" réglaient les derniers détails d'une entreprise sans précédent dans l'histoire : la destruction méticuleuse d'une capitale de plus d'un milion deux cent cinquante mille habitants pour la remplacer par une petite ville provinciale allemande d'une population qui ne devait pas excéder les cent vingt mille personnes. L'automne 1939 fut rythmé par le dynamitage des vestiges du château de Varsovie. Le Bauhaus avait voulu supprimer la frontière entre artiste et artisan, c'est une abolition de la frontière entre artiste et Luftwaffe que le Reich offrait aux varsoviens. La ville n'avait été détruite qu'à cinquante pour cent mais le dépoussièrage autorisait déjà les rêves les plus fous des urbanistes de Würzbourg. Ces provinciaux avaient une singulière interprétation de la Cité radieuse de Le Corbusier où étaient censés circuler l'air et le soleil. Les trois points de l'architecture nouvelle se résumaient pour eux à :
- Démolition de la ville polonaise.
- Construction de la ville allemande.
- Expulsion des Juifs.
Ce programme - que Judith ignorera jusqu'à la fin de la guerre - prévoyait la destruction totale de Varsovie, l'édification d'une ville réservée aux Allemands sur une superficie de quinze kilomètres carrés, dont neuf réservés aux "espaces verts". Une gigantesque "Volkshalle" remplacerait le château Royal. On rangerait ce qui resterait des habitants polonais sur la rive droite de la Vistule, dans une sorte de camp de concentration qui ne dépasserait pas une superficie d'un kilomètre carré. Au dernier moment, on avait prévu un autre camp, de 140 hectares environ destinés au "transfert temporaire" de trente mille Juifs de Varsovie. Rien n'avait été envisagé pour les trois cent mille restants...
Dès l'hiver 39-40, Judith put continuer à étudier dans la clandestinité. Les varsoviens avaient réussi à arracher aux Allemands le privilège de reprendre les cours dans les écoles professionnelles. En fait, sous couvert de formation professionnelle, la Pologne reprit l'enseignement supérieur. Ainsi les cours de dessin technique furent prétexte à enseigner l'architecture à telle enseigne que les partis politiques saluaient cette résurrection nationale en prenant, dans la clandestinité, les noms de "losange", "carré", "triangle" ou "cercle".
Faut-il parler du ghetto ? J'aurais préféré revisiter avec vous le Livre des Macchabées. Etre l'lsaïe, l'Ezéchiel qui vous annoncera un feu plus dévastateur encore. Que n'ai-je choisi le journalisme ou le roman ? Mon épouse n'aime pas que je parle de ces choses à la légère dans des "fictions". Encore moins dans des contes. Mes élèves pourraient les lire par erreur et me soupçonner de racisme. Mais si je m'avisais d'évoquer le Varsovie de ces années-là sans me lamenter sur le ghetto, c'est en retournant leur pouce vers le sol qu'ils brameraient à l'antisémitisme. Ayant toujours tenu le doute en plus grande estime que l'irrésolution, j'en parlerai donc.
Le ghetto juif de Varsovie était ceinturé par un mur. Ce mur ne protégeait personne, ne séparait personne. Il n'y avait pas de continent à diviser. Rien n'indiquait que, de l'autre côté, les Juifs et les Juifs seuls, s'étiolaient. Seuls les Juifs et les Juifs seuls reposaient dans un présent qui ne figurait sur aucune carte. Une zone franche. Le mensonge.
En 1943, il ne restait aux survivants qu'une alternative : faner sur place ou mourir les armes à la main. Judith et sa soeur cadette, Esther, en dépit des "jérémiades" de leurs parents, s'engagèrent dans la ZOB (Zydowska Organizacja Bojowa), l'organisation combattante juive. Le sigle ZOB laissait les Allemands imperturbables, mais déclenchait des crises de fou rire chez Pierre-Marie Mustiger, un SS français, tombé à Varsovie des bagages de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme en transit vers le front russe. C'est lui et une poignée d'Ukrainiens éméchés qui "arrêtèrent" Esther dont la tige diaphane rompit après avoir été horriblement déflorée par une matraque - "en guise de ZOB !" comme le gloussa Mustiger.
Au printemps 43, la situation du ghetto est désespérée. Les silhouettes tombent les unes après les autres. La mouche, la mousse accèdent tour à tour au sommet de la hiérarchie des espèces. Judith est résolue à combattre aux côtés de ces adolescents qui redécouvrent le silex et rêvent de ranimer les ombres. Des tracts sortent : « Juifs ! l'occupant passe au second acte de notre extermination. N'allez pas à la mort passivemment ! Défendez-vous ! Prenez la hache, la barre de fer, le couteau ! Barricadez-vous dans vos maisons ! Luttez ! ». Les jeunes de la ZOB ne dorment plus. Ils s'évanouissent où ils peuvent, une à deux heures par nuit. A l'aube du 19 avril 1943, Judith et les vingt-quatre autres spectres de la barricade qui défend la rue Twarda sont réveillés par les chenilles des panzers.
Ce sera le dernier spasme.
Les SS (urbanistes) ne tardent pas à être pris avec les Juifs dans le brasier qu'ils ont eux-mêmes allumé. Un seul vainqueur, le feu. Et l'enfer se fait hospitalier. On préfère s'y jeter plutôt que d'être sauvé par d'autres urbanistes. Les montagnes sont abaissées. Judith, le visage interdit à vie par la fournaise, parviendra, sans savoir comment, à s'extirper de l'asphalte en fusion et à gagner le mur. C'est là qu'elle verra, pour la première fois depuis de longs mois, des Polonais qui, faméliques, faisaient figure de titans... Grand large d'apercevoir des détachements de l'AK, l'Armée de l'Intérieur polonaise, attaquer les postes de garde de l'autre côté du mur. Car il y avait enfin un autre côté.
Un varsovien trouva Judith courant éperdue dans les égouts. Il la prit contre lui - une chaleur humaine, comestible, enfin - et la guida loin dans les quartiers encore épargnés de la ville.
Les urbanistes rasèrent la "totalité" du ghetto.

Je n'ai pas parlé du ghetto.
Seule Judith aurait pu l'évoquer si, dans la Varsovie aryenne, il avait encore été envisageable de faire usage de la parole, ce "propre" de l'homme : le fort accent yiddish de Judith eût signé son arrêt de mort. Judith vécut une année entière terrée chez Sevek, l'homme roux qui l'avait sauvée des égouts. Il n'était pas non plus question de s'exposer à la lumière du jour. Les Polonais distinguaient du premier coup d'il les "chats" des "bédouins".
Judith resta ainsi cloîtrée jusqu'à l'insurrection de Varsovie, à savoir de mai 43 à août 44. Elle dut sa survie à quelques miches de pain moisi, l'hospitalité de Sevek et une planche à dessin où elle traça les premières esquisses de sa Cité de Dieu, la Varsovie céleste. Sevek et les services de l'AK se mirent en quatre pour fournir de faux papiers, de fausses cartes, à Judith. De Judith Weisbaum, à défaut de talent pour les anagrammes, elle tira, on ne sait trop comment, Maria Milarski. Jamais elle ne s'était sentie si loin de Rome comme de Jérusalem et si proche de Jean de Patmos et des chrétiens-juifs du premier siècle. Cette Église d'Asie Mineure, cette Église sans prêtre, où, dans les sandales de chaque fidèle, on trouvait un prophète, où la transe se donnait pour routinière ; cette chrétienté juive dans l'âtre de laquelle les livres ne se présentaient pas pour être lus mais mangés. Varsovie, selon Judith, la Varsovie apocalyptique des années 40 serait la Pergame du premier siècle - ce point de transparence absolue entre judaïté et chrétienté. A cette époque, Judith ignorait que la victoire des Alliés et le reflux nazi ne laisseraient sur le sable que quelques milliers de Juifs sur les trois millions que comptait la Pologne en 1939.
Judith prit part à l'insurrection dans les rangs des auxiliaires de la ZOB qui combattirent sur les flancs de la puissante AK. Mais cette floraison de sigles allait être éphémère. L'insurrection de Varsovie fut l'occasion pour les urbanistes SS de parachever leur uvre. On se souvient qu'ils donnèrent leurs derniers coups de boutoir en août 44 sous le regard bienveillant de l'Armée Rouge, qui s'était sédentarisée sur la rive gauche de la Vistule. Entre deux combats, Judith et Sevek captaient parfois, sur leur TSF, les ondes de Paris. Là-bas, les insurgés triomphaient, presque sans coup férir. On entendait les cloches radiophoniques de la victoire et la voix de la môme Piaf - devant - au défi de tous les brouillages. Judith aimait les oiseaux. Surtout les petits et les faibles. Quand les moineaux de Varsovie commencèrent à mourir, faute de pitance. Elle dessina, pour se consoler, un grand phénix au fusain.
Sans craindre le ridicule, les insurgés chantaient :
Si nous méritons ton courroux, Seigneur
Réduis-nous en cendres,
Mais en cendres libres.
Selon les termes de l'accord de reddition signé entre les généraux Bor-Komorowski, commandant l'AK, et von dem Bach qui se trouvait à la tête de l'armée allemande, tous les civils devaient être transférés au camp de transit de Pruszkow avant d'être pris en charge par les villages de campagne qui s'offriraient pour les héberger et les nourrir. Cependant, Judith et une poignée de " Robinsons" restèrent à Varsovie en dépit des dynamiteurs, des patrouilles allemandes qui avaient ordre de tirer à vue sur tout ce qui bougeait encore. Les survivants juifs avaient tout à perdre en fuyant et rien à gagner en restant. Mais il va sans dire qu'un circoncis avait plus de chance de survivre comme un rat dans une cave que comme un cloporte dans un camp de transit soumis aux trousseurs allemands. Judith était résolue à tenir jusqu'à l'arrivée des Soviétiques avec un groupe d'une douzaine de Juifs (de juifs ?) tous membres de l'ancienne ZOB. Les terroristes en armes s'installèrent dans la cave d'une maison démolie à l'angle des rues Twarda et Marianska "maison démolie" était d'ailleurs devenu une tautologie puisque aucune construction ne restait debout. Les groupes de Robinsons se rencontraient parfois au hasard de leurs rares sorties. Ainsi, par une nuit ordinaire, le groupe ZOB entra en contact avec le "groupe" de Sabirski, et Judith, par la même occasion, avec la pâtisserie.
Sabirski était un monument d'un mètre quatre-vingt-dix sur un mètre cinquante. Légende vivante de la boulangerie, il avait approvisionné en pain l'AK durant l'insurrection. Armé jusqu'aux dents de mitraillettes et de miches de pain, il s'était barricadé, avec ses compagnons, dans une cave de la rue Twarda en faisant disparaître l'entrée avec des briques, des pierres, des morceaux de ferraille et de tôle provenant de la maison écroulée. Fatalement le stock de pain vint à s'épuiser et Sabirski, qui avait perdu sa femme et dont les mains étaient démangées par la passion de pétrir, revint une nuit sur le lieu de ses premières ardeurs. Arrivé dans l'arrière-boutique, il se livra aux passes ancestrales qui font lever la pâte. Tandis que, la mitraillette en bandoulière, il allumait son four, il vit se découper sur le mur une silhouette féminine. On frôla le pire. Fort heureusement Sabirsky, qui était piètre tireur ne déchargea son arme que sur l'ombre de Judith. La frayeur passée, il retrouva la maîtresse de l'ombre. Ils n'eurent d'autre choix que de fraterniser et de partager ce qui restait alors de savoir.
En une nuit, Sabirski l'initia aux secrets du pain.

Dans les derniers jours qui précédèrent l'entrée des Soviétiques à Varsovie, Judith revint souvent aider Sabirski.
A la Libération, Judith poursuivit sa collaboration avec Sabirski. ils unirent leurs pauvres forces pour ouvrir une pâtisserie.
Dès lors, Judith ne conçut plus d'édifices qu'en pièces montées. Le diplôme qu'elle avait reçu en 1942 de l'université volante de Varsovie fut validé en 1945 - et cependant, les portes des bureaux d'études se fermaient, l'une après l'autre, devant elle. Ses liens avec Sevek et l'AK ? Ses conceptions architecturales ? Difficile de savoir exactement ce qui lui valut de fait un interdit professionnel. Bien que l'heure fût au nationaliste architectural, les Soviétiques satellisaient la Pologne avec beaucoup plus de chance que les Allemands de fonder un empire millénaire. Mais qu'avaient-ils à se plaindre, ces nobliaux polonais alors que l'URSS leur ouvrait tout grand ses frontières ? En effet, la Pologne pouvait exporter son blé vers l'URSS... en échange de quoi l'URSS la débarrassait de son charbon.
L'odeur de sainteté des anciens de l'AK, incommodait les nouveaux gouvernants. L'année 1946 fut assombrie par la mort de Sevek qui avait signé un engagement dans l'armée polonaise. Il s'était vraisemblablement suicidé d'une balle que son supérieur lui avait tirée à bout portant. Dans les années qui suivirent "la victoire" nombre d'anciens résistants attrapèrent des maladies de ce genre. La voie était libre pour les jeunes architectes polonais. Ils avaient carte blanche, et tous d'une seule voix décidèrent d'unir leurs efforts pour reconstruire Varsovie, pierre par pierre, celle que les Allemands avaient cru détruire.
Au demeurant, Judith n'avait pas retenu la leçon. Elle recommença, comme en 39, à faire du mauvais esprit. Six millions de morts ne leur avaient pas suffi, les rogatons s'agitaient encore jusqu'en Pologne même. Judith était sortie exténuée, incroyablement amaigrie, de ce que d'autres avaient appelé la Seconde Guerre mondiale. Elle n'avait ni l'intention ni les moyens d'engager une polémique. Elle estimait simplement que la planète aurait tout à perdre à la reconstruction copie conforme du château et du cur historique de Varsovie. L'entreprise symbolisait naturellement la résurrection de l'État polonais, et elle n'avait pas le cur d'y contribuer. Malgré les intimidations dont elle et ses compagnons de résistance étaient victimes, elle refusa d'imaginer son avenir en Israël. Judith estimait que la grande force du peuple juif jusqu'en 1948 avait été de ne pas succomber, contrairement aux peuples - christianisés - à l'idée d'État-nation. Elle voyait les pays comme des lieux de passage, corps conducteurs, cadavres exquis où les parfums, les couleurs et les sons ne demandaient qu'à se répondre.
Pour Judith, l'image la plus tragique de la guerre aura été la première, lorsque,le 28 août le train "Lux",en provenance de Paris, arriva en gare de Varsovie, les vitres brisées au cours de sa traversée de l'Allemagne. Elle était prête à se vouer corps et âme à qui se tiendrait au-dessus des États et de leurs gardes-barrière. En cela l'idée d'Europe qu'Hitler avait souillée était pour elle un juge de paix irremplaçable, une manière de catégorie a priori de l'architecture. Mais que l'on ne vienne pas lui chanter qu'elle allait se manifester... à Bruxelles ! Assez d'enterrements ! Dans les décombres de Varsovie, elle avait appris à fonder ses projets sur la pierre d'angle, celle que les bâtisseurs ont rejetée.
Ce qui la fascinait dans les églises européennes, ce n'était pas tant leurs styles, l'aspiration gothique et le sacre baroque, que les relations d'homonymie dont elles se nourrissent secrétement. En 1938, Judith avait passé des semaines dans la bibliothèque polytechnique de Varsovie à relever les consécrations des églises européennes. Les prodiges de l'homonymie étaient d'autant plus nécessaires à l'architecte que le rideau de fer, en cette fin des années 40, descendait lentement mais sûrement sur le continent dévasté. Judith avait mis sous verre le résultat de ses recherches et l'avait accroché au-dessus de son lit. En voici la transcription française : Église Saint-Pierre de Madrid, de Marseille, de Rome, de Paris, de Strasbourg, de Cologne, de Copenhague, de Hambourg, de Genève, de Zurich, de Salzbourg, de Vienne, de Prague, Cracovie, Wroclaw, Riga, Tarnovo, Leningrad, Moscou et de Novgorod ; églises Saint-Nicolas de Madrid, Bordeaux, Paris, Bruxelles, Gand, Liverpool, Amsterdam, Strasbourg, Hambourg, Copenhague, Prague, Gdansk, Sofia, Tarnovo, Leningrad et Moscou ; églises Saint-Jean de Grenade, Valence, Marseille, Naples, Turin, Liège, Copenhague, Munich, Prague, Gdansk, Cracovie, Vilnius et Novgorod ; églises Saint-Michel de Paris, Madrid, Bordeaux, Marseille, Londres, Bruxelles, Gand, Hambourg, Munich, Prague, Budapest et Vilnius ; églises Saint-Jacques de Paris, Bruxelles, Liège, Anvers, Bruges, La Haye, Hambourg, Salzbourg, Stockholm, Prague, Varsovie et Riga ; églises Sainte-Catherine de Bruxelles, Milan, Francfort, Hambourg, Athènes, Gdaîsk, Wroclaw, Prague et Leningrad ; églises Sainte-Anne de Grenade, Paris, Cracovie, Varsovie, Budapest, Vilnius et Moscou ; églises Saint-Gilles de Marseille, Lyon, Bruges, Edimbourg, Cracovie, Wroclaw et Prague ; églises Saint-Georges de Paris, Bordeaux, Prague, Sofia, Tarnovo, Riga et Moscou ; églises Saint-Martin de Paris, Gand, Bruges, Marseille, Bordeaux, Cologne, Poznan, Varsovie et Moscou...
Chaque soir, elle méditait sur cette singulière communion des signes, cet empire des saints, sa nouvelle patrie. Judith cherchait la croisée d'ogive, la clef de voûte qui ramènerait le Ciel sur les rives de la Vistule. Elle ne dormait plus. Tout estompait dans sa mémoire les contours du jour et de la nuit. Elle se tournait et se retournait dans des lits trop étroits. Son corps se trempait lorsque sa gorge se desséchait ; sa gorge se desséchait quand son corps se trempait. Judith ne monologuait plus qu'en langue étrangère. C'est une fois encore le Temple de Jérusalem qui calma sa boulimie de passerelle. Judith lisait l'Ancien et le Nouveau Testament comme un tout, sans voir pour autant - à la mode chrétienne - comme l'annonce de la Bonne Nouvelle dans chaque épisode de l'Ancien Testament. Elle entrait naturellement dans la lecture synoptique des prophéties de Jérémie sur la destruction définitive du Temple et de celle de Jésus, selon saint Jean : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai ». Enfin, l'Apocalypse confortait Judith dans son expérience que le sanctuaire était l'idée dont la forme fut le corps divin. Pendant la guerre, dans le réduit que lui avait consacré Sevek, elle avait poursuivi les travaux des architectes de la Gläserne Kette, "la Chaîne de verre", en s'appuyant sur les descriptions johanniques de la Jérusalem céleste. La Gläserne Kette qui compta dans ses rangs Bruno Taut et Erich Mendelsohn, auteur en 1921 du fameux observatoire Einstein à Potsdam, entendait élever la culture de l'homme en chassant l'opacité des pièces au milieu desquelles il est condamné à grandir. Le poète du groupe, Paul Scheerbart, ajoutait: « Nous ne pouvons cependant faire ceci qu'en introduisant une architecture de verre qui laisse pénétrer la lumière du soleil, de la lune et des étoiles dans la pièce ». Scheerbart recommandait la dissolution des villes et le retour de la population urbanisée à la terre. Dans Alpine Architektur, il projetait d'élever des temples de verre au cur des Alpes.
La Gläserne Kette fut mise au pas par d'autres courants modernes qui ne se souciaient guère de concilier vision et fonction. Judith avait soupé des grandes proclamations modernes sur l'unité de style et l'architecture organique. Une architecture organique, oui ! mais au sens fort, une architecture physique, de chair et de sang. Le premier ciel et la première terre avaient disparu et Varsovie n'était plus. Judith voulait un autre ciel et une autre terre. Une ville tombée qui ne chercherait pas à se relever. Une ville où ce qui serait en bas, serait en haut, une Babel à rebours.
Judith envoya son projet de "reconstruction" du château de Varsovie aux autorités compétentes. Elle avait omis, à dessein, d'indiquer tout ce qui relevait du lieu et du temps. Aucune fondation n'était prévue. La reconstruction du château de Varsovie se ferait en photons. On n'entendrait ni marteau, ni pic, ni aucun outil de fer. Les tours se détacheraient à l'horizontal, arcs d'haleine et corniches de laine ; les feuilles d'acanthe déserteraient leurs chapiteaux. Les galeries de cire seraient labiles à la moindre mort. Une étoile au fronton initierait au corps. Les portes du château resteraient toujours ouvertes, car il n'y aurait pas de nuit.
Une fois n'est pas coutume, l'étroitesse d'esprit du fonctionnaire "communiste" n'est pas en cause : fussent-ils examinés par les autorités destinataires des nombreux colis de Judith, ses projets ne pouvaient recevoir l'aval d'aucune puissance humaine.
Judith, à vrai dire, n'était ni d'ici, ni de là-bas. Comme la sirène des armoiries de Varsovie, elle vivait dans deux éléments à la fois, l'est terrestre et l'ouest aquatique. Voilà sans doute pourquoi, aux heures les plus noires de la capitale, ni la terreur brune ni la terreur rouge n'avaient eu raison de son corps. Je dis bien son corps. Nous savons depuis le rejet de la première Tentation de saint Antoine du pauvre Flaubert, par ses plus fidèles lecteurs, qu'il vaut mieux ne pas associer la sainteté au surnaturel (au supranaturalisme) au risque de confondre les réalistes et les surréalistes et de voir les professeurs de littérature défenestrés par leurs "élèves" : le Français croit en Bovary et prends Mouchette pour un caprice.

 

Et le miracle ? Pas d'impatience ! Il mijote - vous m'accorderez qu'il est déjà miraculeux d'avoir survécu à Varsovie. Et puis rien ne saura proféré sans l'autre pâtissière car la sainteté sur un continent divisé ne peut être que bicéphale.
L'histoire de Noémie Pajman est plus courte que celle de Judith Weisbaum mais non moins encombrante. Fille d'un immigré polonais, venu de Vilno dans les années 30, Noémie grandit dans le Paris juif de Belleville. Elle se révolte très tôt contre l'orthodoxie religieuse de ses parents. A cette époque, elle nourrit un amour confus pour la France révolutionnaire, qui la première - si l'on en croit les écritures - donna la citoyenneté aux Juifs, et pour l'Union Soviétique, qui était censée la leur redorer. Au moment où Hitler, après avoir défait la Pologne, se tourne vers la France, elle fréquente l'école de filles de la rue de Tourtille, le Yiddisher Arbeter Sport Klub et Adam Zagelman qui allait devenir une des principales figures FTP-MOI. Noémie entrera dans la résistance en participant à la diffusion de la feuille communiste Unzer Wort, "Notre parole", qu'elle trouvait peu attrayante mais lisait par discipline militante. Elle préférait les bandes dessinées, et avec discernement. L'illustré du parti, Mon camarade, lui inspirait un inavouable ennui. Pour tout dire elle raffolait des Pieds nickelés... Les trois lascars cadraient mal avec l'idéal de l'homme communiste, mais ça elle l'ignorait. Et ils étaient devenus ses maîtres à penser. Noémie avait même inventé un quatrième Pied nickelé... et c'était une Pied nickelé. Plus débrouillarde encore que Ribouldingue, Filochard et Croquignol, elle répondait au nom tonnant de Papavoine - Et qui serait César s'il n'était Papavoine - dont elle avait trouvé l'écho dans l'édition princeps des Châtiments d'Hugo (celle qui, sous la marque de l'Imprimerie universelle de Jersey, portait les lieux fictifs de Genève et de New York) qu'un ami bouquiniste avait laissé à son père, comme dette de billard...
Noémie, au péril de sa vie, participa à un nombre incalculable d'actions ratées : un lâcher de tracts du métro aérien, qui reviennent sur la voie et dans la rame sous l'effet d'un vent contraire ; un lâcher de chats tricolores au stade de Colombes, qui se prennent les pattes dans leurs drapeaux et se perdent dans la foule ; le cambriolage d'un fourreur juif collaborateur à la mauvaise adresse, etc.
Noémie aura éprouvé dans la pratique les limites du génie des Pieds nickelés.
Dans les années 43-44, tandis que la Résistance durcissait ses actions, les jeunes militants juifs furent sacrifiés par centaines. Noémie échappa miraculeusement aux arrestations. La hiérarchie ne croyant pas aux miracles, la survie de Noémie leur apparut suspecte. D'autant que son révisionnisme s'était déjà manifesté avec vigueur lorsqu'elle avait préconisé, en juillet, de mobiliser les combattants juifs contre le camp de transit de Drancy, antichambre d'Auschwitz au nord de Paris. Alors qu'un ultime convoi de cinq cents enfants allait partir, la direction n'avait donné aucune consigne, excepté de lutter contre les juifs collaborateurs de l'UGIF (la Résistance reste un combat de classe) d'abattre un "fridolin" par jour et de se préparer à l'insurrection.
Après la guerre Noémie n'attendit pas les révélations de Khroutchev et les événements de Hongrie pour rompre le cordon ombilical avec le parti. Elle fut adoubée pâtissière en 1947. On sortait du rationnement et le métier de pâtissière promettait de redevenir un plaisir. Le dimanche, Noémie ne fréquentait pas les cafés de Saint-Germain, mais elle avait une "camarade" imprimeuse qui, à défaut d'existentialisme, lui fit découvrir la mystique juive. Réticente au départ, elle se laissa persuader que la tradition kabbaliste n'avait rien à voir avec celle des rabbins. Déchirée toute son enfance entre l'est et l'ouest, elle fit des dix sephiroth les nouveaux points cardinaux du meilleur de ses mondes. L'URSS et les aphorismes de Staline s'éloignaient. Elle appelait de ses voeux ce temps où Israël ne dépendrait plus de l'arbre du Bien et du Mal, où elle ne serait plus soumise à la loi qui édicte ce qui est permis et ce qui est défendu, ce qui est pur et ce qui est impur - car, disent les kabbalistes, notre nature en ce temps béni proviendra de l'arbre de Vie. En attendant, Noémie s'aérait, le dimanche au bois de Vincennes, et s'empiffrait de gâteau.

 

Des années 50 aux années 80, Judith et Noémie se dilatèrent chacune de son côté de rideau de fer. Elles refusèrent les avances des messieurs, qui ne faisaient que prendre le temps qu'elles consacraient aux gâteaux en ne songeaient qu'à se tremper le biscuit dans leurs abricots respectifs.
En 1984 - l'année du miracle - Judith et Néomie flirtaient déjà avec la soixantaine mais restaient toujours vieilles filles. Il va sans dire que l'étau se resserrait autour d'elles à mesure que leurs capacités de résistance déclinaient.
Ce 19 avril, elles eurent un ultime et sublime sursaut. Judith Weisbaum dévalait la rue Piwna dans le vieux Varsovie, fraîchement rebâti. Elle portait un grand cabas noir que bosselait une cargaison de petites marchandises enveloppées dans du papier journal quand, sur sa gauche, elle avisa la tour de l'église Saint-Martin.
A quinze cents kilomètres de là, mais sur le même sous-continent, Noémie Pajman se frayait un passage sur le macadam de la rue Saint-Martin. Dans ses filets, elle avait casé à la va-comme-je-te-pousse tout ce qu'elle avait pu fabriquer comme gâteaux, pâtisseries, entremets : plus une minute à perdre. Elle se mariait demain avec un sédentaire - entendez un géographe français - qui n'avait jamais dépassé la ligne bleue de l'Elbe. Elle avait maintenant, en point de mire, l'église Saint-Martin et les mailles de son filet commençaient à se tirebouchonner sous l'accumulation des sacristains, pithiviers, Salammbôs, Ruy Blas, visitandines, génoises, éclairs, choux à la crème et autres polkas. Judith allait épouser sous peu une chimère - entendez un Polonais - qui n'avait jamais dépassé la ligne rouge de l'Oder mais, contrairement au promis de Noémie, ce n'était pas faute d'avoir essayé : on ne lui avait jamais accordé de visa. Oui, Judith s'était laissé imposer un fiancé par désuvrement. Lassée, sans doute, de ne vivre qu'avec la mémoire et la prophétie des nuits sans jour, elle consentit, en parole, à s'unir à un homme.
Mais, au petit jour, elle comprit son erreur et se jura de tout mettre en uvre pour faire capoter le mariage. Après plusieurs semaines de patience, Judith avait raflé le peu, qui dans la boutique, pouvait encore traîner de farine, saindoux, amandes, sucre, levure, pavot moulu, beurre, oeufs et fromage blanc. Une batterie de cuisine l'attendait. Elle se mit au travail. Elle commença par marier deux oeufs entiers et 150 grammes de farine dans un grand récipient. Elle prit un plaisir fou à les pétrir. Elle étendit ensuite avec amour la pâte obtenue puis s'amusa à la couper en rectangles incisant chaque morceau au milieu pour y passer l'une des extrémités en tortillon. Avant de s'engager plus loin, elle ouvrit le battant du vieux meuble de cuisine, qui ne grinçait plus, et sortit à l'air libre - et déjà sucré par ses seules pensées - la grande friteuse de famille avec la ferme intention d'y faire fondre 500 grammes de saindoux. Le saint Doux, une fois en ébullition, à la grande joie de Judith, s'amusait de tous les morceaux de pâte que ses mains clarifiées y jetaient. Quelques minutes après, elle les tira de la friture à pleines mains, savourant ses brûlures, et les saupoudra de sucre glace et de cannelle. Elle goûta un de ses faworkis puis, satisfaite, en farcit son grand cabas noir. Encouragée par ce premier succès, elle fit neiger la farine en fontaine dans une terrine avant d'y verser du sel, des ufs, du sucre et de la levure délayée dans un peu d'eau tiède. Elle mélangea allégrement la composition, puis laissa reposer. Une heure plus tard, le souffle lui vint de modeler la pâte en petites boulettes qu'elle posa sur une planche béate pour les faire gonfler. Entre-temps, elle avait mis à bouillir de l'eau de mer. Lorsque l'iode commença à lui monter à la tête, elle y jeta les kluskis - car c'étaient des kluskis - pour les faire pocher. Enfin, elle les laissa égoutter et les arrosa de beurre fondu en songeant au bon tour qu'elle allait jouer à celui qui prétendait demain la napper en maître.
Mise en appétit par tout ce feu, toute cette eau, Judith se retroussa les manches et les jupes pour la préparation d'un mazourek royal. Quatre jaunes d'uf, 60 grammes d'amandes pilées, sucre en poudre, beurre et farine suffiraient à sa félicité... Judith beurra voluptueusement son moule à tarte avant d'y verser la pâte molle... et je ne m'étendrai pas sur les babkis et les sernikis, gâteaux au fromage, saupoudrés de pavot moulu, que Judith évoqua avec une égale plénitude.
Noémie n'était pas en reste. Après avoir mondé avec enthousiasme des centaines d'amandes, elle n'avait pas été avare de leur poudre sur ses pithiviers, tartes à la crème, frangipanes, dartois, visitandines, Ruy Blas, prodigue en chacun de farine, beurre, sucre, sel et levure bénite. Elle avait confirmé avec la même dévotion le fond de son filet délié avant de partir pour l'église Saint-Martin.
L'église Saint-Martin, si infime sur la carte de Pologne, était visible à l'il nu pour Judith. Ses tours voyaient étrangement se superposer le noir d'une base gothique et le blanc d'une flèche baroque.
Rue Réaumur, Noémie apercevait la nef gothique de l'église Saint-Martin coiffée d'un clocher roman et fourrée d'élégantes fenêtres, géminées en tiers-point, glacées de baies en plein-cintre qu'ornaient des chapiteaux. Les scènes du Jugement dernier, qui couronnent le tympan, les engageaient à franchir le seuil. Judith investit l'église Saint-Martin des sernikis plein les doigts. Noémie était déjà sur les bas-côtés. Elle dégoupilla un chou à la crème. Judith avisa une corniche. Touchée. Le fromage blanc des sernikis s'écoulait onctueusement sur les arcades. A la hauteur du transept, Agar leva les yeux, renversa la tête, et se mit à tourner sur elle-même. Battue en neige par la contemplation de la croisée du transept, elle projetait ses visitandines vers le chur et sur les absidioles. Judith savait que ses mains étaient en passe de se dissoudre, mais ça n'avait plus d'importance. Qu'aurait-elle encore à saisir ? Quelle bague aurait-elle encore besoin de porter lorsqu'elle-même serait tout entière alliance ? Elle éleva une salve de kluskis sur la clef de voûte de la croisée du transept. La matière s'ouvrait. L'autel était pétri des paumes de Noémie, rougeâtres des génoises et des polkas qu'elle délivrait en rafales dans le ventre du sanctuaire. La pâtisserie met fin au style : l'arc plein-cintre est surhaussé, l'arc surbaissé est bombé, l'arc outrepassé est elliptique, l'arc brisé est lancéolé, l'arc en ogive est trilobé, l'arc en doucine est infléchi, l'arc en accolade est rampant. A travers les vitraux maintenant des chapelles rayonnantes, la pierre verte aimante la lumière. Judith et Noémie avaient projeté en poudre les reliques noircies de leurs pâtisseries sur les dernières lèpres de la Pierre. Toute la nuit, la providence des lieux, rendus à leur nom, volatilisa les voûtes et fixa les coulées de chrême et de fromage blanc.

On a beaucoup écrit sur les mésaventures des mariés : la promise égarée, enlevée ou terrassée par un accès d'indépendance au moment fatidique, mais nul n'avait jamais essuyé pareille déconvenue. Imaginez que nos deux fiancés se présentèrent le lendemain en costume aux églises Saint-Martin ("aux" car, comme chaque Européen, ils voyaient double) et qu'ils ne trouvèrent en récompense de leur ponctualité qu'un désert.
Pourtant leur stupéfaction n'est rien en regard de la stupeur qui cloua sur place les promeneurs matinaux du Prater de Vienne. Deux églises avaient poussé là sans permis de construire, mais aussi vigoureusement que deux chênes. L'église orientée à l'est fut identifiée comme la copie conforme de Saint-Martin de Varsovie par des exilés polonais. Quant à l'église orientée à l'ouest, elle restait un mystère. Aucun touriste français n'était là pour la reconnaître - les Parisiens semblaient avoir oublié jusqu'à l'existence même de l'Europe centrale (le touriste français, faut-il qu'il m'en souvienne, c'est ce poète qui fait mine de croire - modernité oblige ? - qu'on pavoise les rues de drapeaux tricolores parce que son ami André Salmon se marie).
Une semaine s'écoula avant que la mairie de Paris, alertée par des coupures de presse, ne fasse le recoupement, et que le ministère des "Relations extérieures" décide solennellement de prendre un train de mesure : il faut dire que la diplomatie française n'en étaient plus à une muflerie près. Mais - rendons justice au Quai d'Orsay - qui aurait pu prévoir que, dix-sept siècles après, le manteau de saint Martin serait ainsi réuni ?

On perdit la trace de Judith Weisbaum-Pajman et de Noémie Pajman-Weisbaum... certains osèrent dire sainte Judith et sainte Noémie. Mais, de même que, s'il n'y avait qu'une uvre de Flaubert au programme, aucun professeur ne vous enjoindra jamais de lire La Tentation de saint Antoine, nul ne vous somma de lire ce conte, cagneux, bavard et péchant par ses excès de crème ou ses accès de chrême ; sans doute que Judith et Noémie sont des personnages ; peut-être que l'homonymie des noms d'église n'a pas le pouvoir d'abolir l'espace ; peut-être que Jean-Paul II est infaillible et qu'il n'y a jamais eu de miracle des pâtissières ; peut-être qu'Hitler était peintre et Staline paysan ; peut-être que le ghetto est une légende et que six millions de Juifs sont morts récemment de vieillesse.

 

Et le miracle ? Pas d'impatience ! Il mijote - vous m'accorderez qu'il est déjà miraculeux d'avoir survécu à Varsovie. Et puis rien ne saura proféré sans l'autre pâtissière car la sainteté sur un continent divisé ne peut être que bicéphale.
L'histoire de Noémie Pajman est plus courte que celle de Judith Weisbaum mais non moins encombrante. Fille d'un immigré polonais, venu de Vilno dans les années 30, Noémie grandit dans le Paris juif de Belleville. Elle se révolte très tôt contre l'orthodoxie religieuse de ses parents. A cette époque, elle nourrit un amour confus pour la France révolutionnaire, qui la première - si l'on en croit les écritures - donna la citoyenneté aux Juifs, et pour l'Union Soviétique, qui était censée la leur redorer. Au moment où Hitler, après avoir défait la Pologne, se tourne vers la France, elle fréquente l'école de filles de la rue de Tourtille, le Yiddisher Arbeter Sport Klub et Adam Zagelman qui allait devenir une des principales figures FTP-MOI. Noémie entrera dans la résistance en participant à la diffusion de la feuille communiste Unzer Wort, "Notre parole", qu'elle trouvait peu attrayante mais lisait par discipline militante. Elle préférait les bandes dessinées, et avec discernement. L'illustré du parti, Mon camarade, lui inspirait un inavouable ennui. Pour tout dire elle raffolait des Pieds nickelés... Les trois lascars cadraient mal avec l'idéal de l'homme communiste, mais ça elle l'ignorait. Et ils étaient devenus ses maîtres à penser. Noémie avait même inventé un quatrième Pied nickelé... et c'était une Pied nickelé. Plus débrouillarde encore que Ribouldingue, Filochard et Croquignol, elle répondait au nom tonnant de Papavoine - Et qui serait César s'il n'était Papavoine - dont elle avait trouvé l'écho dans l'édition princeps des Châtiments d'Hugo (celle qui, sous la marque de l'Imprimerie universelle de Jersey, portait les lieux fictifs de Genève et de New York) qu'un ami bouquiniste avait laissé à son père, comme dette de billard...
Noémie, au péril de sa vie, participa à un nombre incalculable d'actions ratées : un lâcher de tracts du métro aérien, qui reviennent sur la voie et dans la rame sous l'effet d'un vent contraire ; un lâcher de chats tricolores au stade de Colombes, qui se prennent les pattes dans leurs drapeaux et se perdent dans la foule ; le cambriolage d'un fourreur juif collaborateur à la mauvaise adresse, etc.
Noémie aura éprouvé dans la pratique les limites du génie des Pieds nickelés.
Dans les années 43-44, tandis que la Résistance durcissait ses actions, les jeunes militants juifs furent sacrifiés par centaines. Noémie échappa miraculeusement aux arrestations. La hiérarchie ne croyant pas aux miracles, la survie de Noémie leur apparut suspecte. D'autant que son révisionnisme s'était déjà manifesté avec vigueur lorsqu'elle avait préconisé, en juillet, de mobiliser les combattants juifs contre le camp de transit de Drancy, antichambre d'Auschwitz au nord de Paris. Alors qu'un ultime convoi de cinq cents enfants allait partir, la direction n'avait donné aucune consigne, excepté de lutter contre les juifs collaborateurs de l'UGIF (la Résistance reste un combat de classe) d'abattre un "fridolin" par jour et de se préparer à l'insurrection.
Après la guerre Noémie n'attendit pas les révélations de Khroutchev et les événements de Hongrie pour rompre le cordon ombilical avec le parti. Elle fut adoubée pâtissière en 1947. On sortait du rationnement et le métier de pâtissière promettait de redevenir un plaisir. Le dimanche, Noémie ne fréquentait pas les cafés de Saint-Germain, mais elle avait une "camarade" imprimeuse qui, à défaut d'existentialisme, lui fit découvrir la mystique juive. Réticente au départ, elle se laissa persuader que la tradition kabbaliste n'avait rien à voir avec celle des rabbins. Déchirée toute son enfance entre l'est et l'ouest, elle fit des dix sephiroth les nouveaux points cardinaux du meilleur de ses mondes. L'URSS et les aphorismes de Staline s'éloignaient. Elle appelait de ses voeux ce temps où Israël ne dépendrait plus de l'arbre du Bien et du Mal, où elle ne serait plus soumise à la loi qui édicte ce qui est permis et ce qui est défendu, ce qui est pur et ce qui est impur - car, disent les kabbalistes, notre nature en ce temps béni proviendra de l'arbre de Vie. En attendant, Noémie s'aérait, le dimanche au bois de Vincennes, et s'empiffrait de gâteau.

 

 

Des années 50 aux années 80, Judith et Noémie se dilatèrent chacune de son côté de rideau de fer. Elles refusèrent les avances des messieurs, qui ne faisaient que prendre le temps qu'elles consacraient aux gâteaux en ne songeaient qu'à se tremper le biscuit dans leurs abricots respectifs.
En 1984 - l'année du miracle - Judith et Néomie flirtaient déjà avec la soixantaine mais restaient toujours vieilles filles. Il va sans dire que l'étau se resserrait autour d'elles à mesure que leurs capacités de résistance déclinaient.
Ce 19 avril, elles eurent un ultime et sublime sursaut. Judith Weisbaum dévalait la rue Piwna dans le vieux Varsovie, fraîchement rebâti. Elle portait un grand cabas noir que bosselait une cargaison de petites marchandises enveloppées dans du papier journal quand, sur sa gauche, elle avisa la tour de l'église Saint-Martin.
A quinze cents kilomètres de là, mais sur le même sous-continent, Noémie Pajman se frayait un passage sur le macadam de la rue Saint-Martin. Dans ses filets, elle avait casé à la va-comme-je-te-pousse tout ce qu'elle avait pu fabriquer comme gâteaux, pâtisseries, entremets : plus une minute à perdre. Elle se mariait demain avec un sédentaire - entendez un géographe français - qui n'avait jamais dépassé la ligne bleue de l'Elbe. Elle avait maintenant, en point de mire, l'église Saint-Martin et les mailles de son filet commençaient à se tirebouchonner sous l'accumulation des sacristains, pithiviers, Salammbôs, Ruy Blas, visitandines, génoises, éclairs, choux à la crème et autres polkas. Judith allait épouser sous peu une chimère - entendez un Polonais - qui n'avait jamais dépassé la ligne rouge de l'Oder mais, contrairement au promis de Noémie, ce n'était pas faute d'avoir essayé : on ne lui avait jamais accordé de visa. Oui, Judith s'était laissé imposer un fiancé par désuvrement. Lassée, sans doute, de ne vivre qu'avec la mémoire et la prophétie des nuits sans jour, elle consentit, en parole, à s'unir à un homme.
Mais, au petit jour, elle comprit son erreur et se jura de tout mettre en uvre pour faire capoter le mariage. Après plusieurs semaines de patience, Judith avait raflé le peu, qui dans la boutique, pouvait encore traîner de farine, saindoux, amandes, sucre, levure, pavot moulu, beurre, oeufs et fromage blanc. Une batterie de cuisine l'attendait. Elle se mit au travail. Elle commença par marier deux oeufs entiers et 150 grammes de farine dans un grand récipient. Elle prit un plaisir fou à les pétrir. Elle étendit ensuite avec amour la pâte obtenue puis s'amusa à la couper en rectangles incisant chaque morceau au milieu pour y passer l'une des extrémités en tortillon. Avant de s'engager plus loin, elle ouvrit le battant du vieux meuble de cuisine, qui ne grinçait plus, et sortit à l'air libre - et déjà sucré par ses seules pensées - la grande friteuse de famille avec la ferme intention d'y faire fondre 500 grammes de saindoux. Le saint Doux, une fois en ébullition, à la grande joie de Judith, s'amusait de tous les morceaux de pâte que ses mains clarifiées y jetaient. Quelques minutes après, elle les tira de la friture à pleines mains, savourant ses brûlures, et les saupoudra de sucre glace et de cannelle. Elle goûta un de ses faworkis puis, satisfaite, en farcit son grand cabas noir. Encouragée par ce premier succès, elle fit neiger la farine en fontaine dans une terrine avant d'y verser du sel, des ufs, du sucre et de la levure délayée dans un peu d'eau tiède. Elle mélangea allégrement la composition, puis laissa reposer. Une heure plus tard, le souffle lui vint de modeler la pâte en petites boulettes qu'elle posa sur une planche béate pour les faire gonfler. Entre-temps, elle avait mis à bouillir de l'eau de mer. Lorsque l'iode commença à lui monter à la tête, elle y jeta les kluskis - car c'étaient des kluskis - pour les faire pocher. Enfin, elle les laissa égoutter et les arrosa de beurre fondu en songeant au bon tour qu'elle allait jouer à celui qui prétendait demain la napper en maître.
Mise en appétit par tout ce feu, toute cette eau, Judith se retroussa les manches et les jupes pour la préparation d'un mazourek royal. Quatre jaunes d'uf, 60 grammes d'amandes pilées, sucre en poudre, beurre et farine suffiraient à sa félicité... Judith beurra voluptueusement son moule à tarte avant d'y verser la pâte molle... et je ne m'étendrai pas sur les babkis et les sernikis, gâteaux au fromage, saupoudrés de pavot moulu, que Judith évoqua avec une égale plénitude.
Noémie n'était pas en reste. Après avoir mondé avec enthousiasme des centaines d'amandes, elle n'avait pas été avare de leur poudre sur ses pithiviers, tartes à la crème, frangipanes, dartois, visitandines, Ruy Blas, prodigue en chacun de farine, beurre, sucre, sel et levure bénite. Elle avait confirmé avec la même dévotion le fond de son filet délié avant de partir pour l'église Saint-Martin.
L'église Saint-Martin, si infime sur la carte de Pologne, était visible à l'il nu pour Judith. Ses tours voyaient étrangement se superposer le noir d'une base gothique et le blanc d'une flèche baroque.
Rue Réaumur, Noémie apercevait la nef gothique de l'église Saint-Martin coiffée d'un clocher roman et fourrée d'élégantes fenêtres, géminées en tiers-point, glacées de baies en plein-cintre qu'ornaient des chapiteaux. Les scènes du Jugement dernier, qui couronnent le tympan, les engageaient à franchir le seuil. Judith investit l'église Saint-Martin des sernikis plein les doigts. Noémie était déjà sur les bas-côtés. Elle dégoupilla un chou à la crème. Judith avisa une corniche. Touchée. Le fromage blanc des sernikis s'écoulait onctueusement sur les arcades. A la hauteur du transept, Agar leva les yeux, renversa la tête, et se mit à tourner sur elle-même. Battue en neige par la contemplation de la croisée du transept, elle projetait ses visitandines vers le chur et sur les absidioles. Judith savait que ses mains étaient en passe de se dissoudre, mais ça n'avait plus d'importance. Qu'aurait-elle encore à saisir ? Quelle bague aurait-elle encore besoin de porter lorsqu'elle-même serait tout entière alliance ? Elle éleva une salve de kluskis sur la clef de voûte de la croisée du transept. La matière s'ouvrait. L'autel était pétri des paumes de Noémie, rougeâtres des génoises et des polkas qu'elle délivrait en rafales dans le ventre du sanctuaire. La pâtisserie met fin au style : l'arc plein-cintre est surhaussé, l'arc surbaissé est bombé, l'arc outrepassé est elliptique, l'arc brisé est lancéolé, l'arc en ogive est trilobé, l'arc en doucine est infléchi, l'arc en accolade est rampant. A travers les vitraux maintenant des chapelles rayonnantes, la pierre verte aimante la lumière. Judith et Noémie avaient projeté en poudre les reliques noircies de leurs pâtisseries sur les dernières lèpres de la Pierre. Toute la nuit, la providence des lieux, rendus à leur nom, volatilisa les voûtes et fixa les coulées de chrême et de fromage blanc.

On a beaucoup écrit sur les mésaventures des mariés : la promise égarée, enlevée ou terrassée par un accès d'indépendance au moment fatidique, mais nul n'avait jamais essuyé pareille déconvenue. Imaginez que nos deux fiancés se présentèrent le lendemain en costume aux églises Saint-Martin ("aux" car, comme chaque Européen, ils voyaient double) et qu'ils ne trouvèrent en récompense de leur ponctualité qu'un désert.
Pourtant leur stupéfaction n'est rien en regard de la stupeur qui cloua sur place les promeneurs matinaux du Prater de Vienne. Deux églises avaient poussé là sans permis de construire, mais aussi vigoureusement que deux chênes. L'église orientée à l'est fut identifiée comme la copie conforme de Saint-Martin de Varsovie par des exilés polonais. Quant à l'église orientée à l'ouest, elle restait un mystère. Aucun touriste français n'était là pour la reconnaître - les Parisiens semblaient avoir oublié jusqu'à l'existence même de l'Europe centrale (le touriste français, faut-il qu'il m'en souvienne, c'est ce poète qui fait mine de croire - modernité oblige ? - qu'on pavoise les rues de drapeaux tricolores parce que son ami André Salmon se marie).
Une semaine s'écoula avant que la mairie de Paris, alertée par des coupures de presse, ne fasse le recoupement, et que le ministère des "Relations extérieures" décide solennellement de prendre un train de mesure : il faut dire que la diplomatie française n'en étaient plus à une muflerie près. Mais - rendons justice au Quai d'Orsay - qui aurait pu prévoir que, dix-sept siècles après, le manteau de saint Martin serait ainsi réuni ?

On perdit la trace de Judith Weisbaum-Pajman et de Noémie Pajman-Weisbaum... certains osèrent dire sainte Judith et sainte Noémie. Mais, de même que, s'il n'y avait qu'une uvre de Flaubert au programme, aucun professeur ne vous enjoindra jamais de lire La Tentation de saint Antoine, nul ne vous somma de lire ce conte, cagneux, bavard et péchant par ses excès de crème ou ses accès de chrême ; sans doute que Judith et Noémie sont des personnages ; peut-être que l'homonymie des noms d'église n'a pas le pouvoir d'abolir l'espace ; peut-être que Jean-Paul II est infaillible et qu'il n'y a jamais eu de miracle des pâtissières ; peut-être qu'Hitler était peintre et Staline paysan ; peut-être que le ghetto est une légende et que six millions de Juifs sont morts récemment de vieillesse.