Michel Leter

Le Transfert Malraux ou les voix du silence

de l'intelligentsia française

 

© l'invendu, 1996

 

  Je serai avec vous quand vous serez les plus forts
[Malraux à Souvarine]

SOUVARINE Boris, préface à la réédition de
Staline, aperçu historique du bolchevisme, Champ libre, 1977

 

- Sa carrière est son destin.
- Un destin qui s'achèvera au Panthéon.
- Vous croyez ?
- Son oeuvre y est déjà. Il n'est que juste qu'il aille la rejoindre.

VANDROMME Pol, Malraux du farfelu au mirobolant,
Alfred Eibel, éditeur, Lausanne, 1976.

 

 

Dans mon pays
l'intellectuel
se tait.
Le Débat ne porte plus guère que sur le
sexe
du consensus.
C'est une contrée qui aime à se présenter au monde comme un parangon de liberté. Mais quand ce ministre d'État célèbre et controversé y meurt,
aucun ouvrage ne risque le moindre bémol critique, à deux exceptions près : un livre édité sous un pseudonyme collectif et un second écrit par un critique belge et publié en Suisse (comme aux plus sombres heures de l'Ancien Régime)1.
La censure y sévit-elle ? Non, elle a tout simplement cédé la place au plus puissant des bâillons : l'autocensure.
Vingt ans plus tard, à quelques jours d'un transfert de cendres, et après les tirs de barrage des campagnes officielles, les hagiographes de gauche et de droite peuvent se disputer la dépouille en toute tranquillité. L'ordre règne, de la rue Sébastien-Bottin à la rue des Saints-Pères. Le silence est désormais absolu - les exceptions anonymes, belges et suisses n'osant même plus se manifester pour confirmer la règle.

Dans le tout dernier Dictionnaire des intellectuels français de Julliard et Winock, Micromégas se fût étonné de ne pas trouver les mots "suivisme" ou "ralliement". Oubli cardinal car ce qui définit l'intellectuel (français)c'est sa capacité à se rallier, sa labilité,
son génie à convertir
l'évanescence en omniprésence.
Il n'est pas innocent que Malraux soit devenu le porte-drapeau de l'opportunisme sous la cinquième république (alors qu'il en avait pourtant déjà donné tant de gages sous la troisième). Le rite du ralliement (ne valant que suivi d'une rupture et qui passait naguère par le parti communiste) baptisé ensuite, "nomadisme", par euphémisme, prend depuis l'instauration d'une monarchie élective et plus encore depuis que la gauche l'a adoptée, un tour résolument présidentiel. Une correspondance actuelle de Rica et Usbek ne manquerait pas de ce sel qui alimentait l'Ancien Régime. Il est ahurissant que le flot d'articles, d'affiches, de livres et de couronnes engloutis depuis quelques mois dans l'opération Malraux ait pu être amorcé regis ad exemplar par la seule vertu de cette phrase laconique du Journal officiel : « Par décret du Président de la République en date du 7 août 1996 est autorisé le transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon ».
On définira donc aujourd'hui l'intellectuel comme celui qui se rallie au Président en début de règne et prend la tête de la curée en fin de règne - pour mieux préparer le prochain - au moins Malraux témoignait-il parfois de ces élégances qui n'effleurent plus ses épigones puisqu'il resta fidèle - fût-ce aveuglément - à de Gaulle dans la débâcle du référendum.
Ainsi, de même que tout tombait sous le coup de la critique moliéresque sauf le sommet du critiquable (le roi et la foi), l'intellectuel français critique tous azimuts pour mieux préserver les oligarchies.

Mais ces messieurs ont des coquetteries, et sachant que le penser français se résume depuis l'âge classique à l'art de la litote selon lequel en disant le moins on croit dire le plus, le ralliement de la rive gauche à Chirac s'est produit tacitement par le truchement mythique du "Général". Autorisée par l'inévitable Seuil/ Lacouture des années 70, la surenchère finale vint du pathétique De Gaulle où es-tu ? de Lattès/ Glucksmann et du rétrovisionnaire A demain De Gaulle de Gallimard/Debray.
Le président n'avait plus qu'à faire sa part du travail en canonisant la seule figure intellectuelle suffisamment ectoplasmique pour faire l'unanimité de la droite et de la "gauche" : André Malraux.
Et l'ombre du philosophe Lyotard d'hériter du même Lacouture en présentant son Grasset/Signé Malraux, suivi par une nuée de biographes improvisés et chevauchés par l'héroï-comique Jack Lang qui, se croyant sans doute déjà en enfer, tire les marrons de la prosopopée en adressant une vaine Lettre à Malraux.

La campagne du ministère de la Culture, que financent ceux qu'on a peine à encore nommer les citoyens, met ironiquement en exergue cette citation du Temps du mépris « Ce n'est pas la passion qui détruit l'art mais la volonté de prouver. »
Cet acharnement à effacer les preuves est bien ce qui, chez Malraux, fascine l'intellectuel français. Une lecture attentive de la vie et de l'uvre du thuriféraire de Mao, Staline, de Gaulle et Gaston (Gallimard) - pour peu que l'on souscrive à ce rite suspect du transfert des cendres - nous donne autant d'arguments pour laisser le Ministre reposer à Verrière-le-Buisson qu'une lecture cursive d'Hugo fonde son repos au Panthéon des grands hommes. Le résistant attendait les Châtiments et c'est l'hagiographe qui reçoit La Corde et les souris .
Par-delà les modes et pensers, c'est bien l'attitude d'Hugo face à l'ordre qui aurait dû faire pâlir l'astre de Malraux aux yeux des intellectuels de gauche. On se souvient de la formidable ironie qui préside aux quatre livres des Châtiments («La société est sauvée, l'ordre est rétabli, la famille est restaurée, la religion est glorifiée»), lesquels - Malraux n'ayant rien écrit de critique- demeurent le modèle de l'oeuvre engagée.
On nous objectera que si Malraux commence dans le camp de l'ordre Hugo débuta légitimiste. Mais ce dernier a évolué : résister au coup d'État du 2 décembre 1852 n'avait rien d'opportuniste (Il suffit pour s'en convaincre de relire l'exemplaire Histoire d'un crime). La différence entre Hugo et Malraux, indépendamment des qualités littéraires que le second ne saurait disputer au premier, c'est bien qu'Hugo évolue à l'écoute de son siècle tandis que Malraux s'adapte (aux collectionneurs), profite (de l'ascension de la maison Gallimard), accompagne (le stalinisme) ou suit (le général) - n'en déplaise à Monsieur Jean Lacouture, mettre ses obédiences au diapason du siècle n'est pas être de son siècle. Archétype de l'intellectuel français, Malraux est né légitimiste : il n'enfilait le costume du révolutionnaire qu'une fois franchies les frontières du territoire national.
C'est assurément ce conformisme que l'État RPR entend donner en exemple aux jeunes intellectuels qui s'aviseraient de remuer.

Tout Malraux se résume au mot adressé en 1935 à Souvarine qui tentait de publier son sulfureux Staline chez Gallimard : « Je serai avec vous quand vous serez les plus forts2 ».
Phrase terrible
mais qui orne le blason de l'intelligentsia française.
Que l'on ne compte pas sur la génération des 25-35 ans pour suivre ce cortège.
Et d'abord, que l'on ne nous demande pas de souscrire au principe de ces commémorations qui réduisent la république au rythme, cette "métrique sociale" comme le dit pertinemment Henri Meschonnic en évoquant le bicentenaire de la Révolution qui « fétichise et unanimise en émettant du consensus, et de la fête. La métrique sociale de la célébration confond l'événement comme force de sens et sa célébration, comme on peut confondre un texte et son commentaire. Qui réclame contre cette confusion passe vite pour anti-révolutionnaire. Mais rien ne semble plus trahir le rythme de la Révolution que la métrique de sa célébration3.»

« Aux grands hommes la patrie reconnaissante » la sentence ne laisse pas d'enflammer. Mais la génération qui vient n'est plus de cet amadou dont on fit les énarques. Car enfin à quoi devons-nous cette gratitude établie a priori devant une postérité savamment gérée par les apothicaires de la rive gauche ?
Faut-il savoir gré à Malraux d'avoir enrichi le patrimoine français en cultivant avec son camarade Pascal Pia l'édition bibliophilique de faux littéraires ? d'avoir chapardé quelques statues khmères s'attirant, une fois poursuivi, le soutien d'une avant-garde que ses seules entreprises littéraires n'auraient suffi à convaincre ? d'avoir empêché, avec la complicité de Bernard Grothuysen, la publication du Staline de Boris Souvarine chez Gallimard et accessoirement d'avoir tenté de dissuader Gide de publier son timide mais libre Retour d'URSS4 ? d'être allé jusqu'aux Amériques pour défendre la cause de Staline au moment des procès de Moscou ? d'avoir exigé de commander l'escadrille España - rebaptisée escadrille André Malraux - en dépit de son incompétence notoire (lui qui n'avait même jamais tenu le volant d'une voiture) et des recommandations du général en chef de l'aviation républicaine ? d'avoir, quelques décennies plus tard, apporté sa caution de ministre à la reprise des relations diplomatiques entre l'Espagne franquiste et la France ? d'avoir éconduit les envoyés de la résistance jusqu'en 1944 ?
d'avoir fait mine de prendre fait et cause pour les "Annamites" avant d'appuyer la politique répressive de l'amiral d'Argenlieu en Indochine ?

Non, la nation ne doit rien à Malraux. De ce rite n'est sans doute à retenir que l'usage pertinent du mot transfert.
N'ayant pour toute géographie que Normale et le reste du monde, dépourvu d'autonomie morale par choix économique, l'intellectuel français ne pense que par transfert.
La pensée se voit transférée et, oui, Malraux est un grand homme en ce qu'il réunit à lui seul tout ce qui a mis ce pays au secret et l'y maintient dans un tonnerre de cuivres et de trompes.
Non, la nation ne doit rien à Malraux. En revanche, les oligarchies nationales - avant le coup de grain qui menace - ont tout intérêt à mettre en exergue son allégeance, lui qui servit la légitimité française de toutes ses forces.
L'héritage de Malraux se résume à cette spirale du carriérisme au gré de laquelle c'est la signature qui précède la valeur et non le texte
qui la fonde.

Lorsque Austin élabora sa théorie des speech acts selon laquelle "dire c'est faire", il ne mesurait sans doute pas toute la portée ironique de sa formule. Sa qualité de linguiste ne l'obligeant pas à se soucier des républiques bananières. Il n'avait pas mesuré qu'en France en disant on croit faire. Partant, la fonction des épigones de Malraux n'est pas tant de penser l'action, de l'annoncer que de la remplacer.
Derrière les Gaubertin, qui signent les décrets, on trouve d'abord les Gaudissart, les intellectuels journalistes qui sont au monde pour "faire" l'opinion (la seule invocation à la république suffit en gage d'esprit républicain). Les intellectuels journalistes qui saluent Malraux s'accordent sur quatre ou cinq noms (filtrés par les maisons d'édition de la rive gauche) qui auront pour fonction d'occuper le terrain de la pensée, non pas tant pour le fertiliser que pour en rythmer les jachères.
Partant,
la fonction de l'intellectuel engagé consiste à fabriquer du médiatique pour mieux surseoir à l'action politique. Héroïquement, l'intellectuel n'agit que si cette action est conforme à l'opinion dominante (ou mieux encore - mimant l'autonomie, brevetant l'originalité - qu'elle ne la croise pas) d'où sa propension à ne déployer ses "ailes de géant" qu'hors du territoire national)
alors que les écrivains qui précédèrent Malraux au Panthéon s'illustrèrent en critiquant leur société et ne vécurent pas l'éloignement comme une manière d'exotisme, mais comme un synonyme d'exil.
"L'extrémisme oriental", prôné par Malraux, n'engage à rien. Malraux est tout sauf un écrivain engagé, lui qui en 1933 (si, si, souvenez-vous, l'année du Goncourt) déclarait encore que l'essentiel se passe en Asie.
Si l'exotisme intellectuel n'encourage pas le recul critique, il a l'avantage de séduire le touriste et la société française, laquelle rassurée par l'éloignement de cette agit-prop, consent à garder la place du révolutionnaire au chaud contre la promesse tacite qu'il ne touchera pas, en rentrant, au statu quo. On le sait, "la voie royale", celle qu'il faut protéger par- dessus tout, celle qui doit rester à l'abri de l'examen, mieux vaut la confiner au plus profond des forêts tropicales que de rappeler à la nation qu'elle passe étroitement par les Grandes écoles.
Qu'il fasse escale une heure, un jour (pour la photo ou pour le 20 heures). L'intellectuel français n'a plus de légitimité pour sonner la charge hors de l'hexagone, non pas tant à cause de l'hégémonie anglo-saxonne que parce qu'il vient après, et que, faute de consistance, la politique extérieure française a perdu toute crédibilité. L'humilité, voire l'anonymat, s'imposent tant les gesticulations de nos intellectuels sur tous les fronts confinent au burlesque. Et rien ne dit, en la matière, que le ridicule ne tue pas.

L'intellectuel français actuel se reconnaît par son obsession des leçons de l'histoire et se signale par son incapacité à les tirer. Le parcours de Malraux est emblématique de l'intelligentsia française par son rejet du siècle, par son acharnement à travestir l'histoire - puisque c'est toujours l'erreur précédente que l'intellectuel français cherche à éviter en édifiant à contretemps ses lignes Maginot, comme en témoigna récemment son assimilation forcée de Sarajevo à Munich.
On préfère l'historiette à l'historicité.
Or, l'amnésie intellectuelle française est la condition du maintien de l'ordre que l'on présente élégamment comme une exception culturelle, laquelle, vue de l'étranger, apparaît comme une manifestation de la préférence nationale (le militant de gauche reste aussi attaché à cette préférence que celui "d'extrême droite", même si le nom lui fait horreur. C'est pour paraphraser Molière « Cachez cette préférence nationale que je ne saurais voir »). La malhonnêteté de Malraux - à l'instar de celle du "général" - a consisté à entretenir la vaine flamme de la troisième voie, qui n'était autre que celle du monologue.
Le soliloque, avec lequel se confond le rythme de la "francophonie", qui aujourd'hui condamne la France au naufrage, était déjà celui de Malraux. Car c'est bien Malraux - fils du peuple pas un énarque ni un normalien - que la "nation" porte au Panthéon. Vingt ans seulement se sont écoulés depuis sa mort et trente-deux depuis l'oraison funèbre qu'il prononça à l'occasion du transfert des cendres de Jean Moulin. Après avoir donné le ministère de la Propagande (Culture et Communication) et les gardes champêtres de l'édition, on dit que le Président n'a laissé le soin à personne d'autre qu'au Président de prononcer l'hommage :
le cult
urel
est un office trop sérieux
pour le laisser
aux intellectuels.

 

 

NOTES

 

1. Il s'agissait de Malraux du farfelu au mirobolant, du critique belge Pol Vandromme publié à Lausanne en 1976 chez Alfred Eibel et de Malraux ou le conformiste publié sous le pseudonyme collectif de Jacques Bonhomme par Régine Deforges en 1977. Ces deux ouvrages ne sont jamais cités dans les bibliographies dites scientifiques que nous proposent les "spécialistes".

2. SOUVARINE Boris, avant propos de la réédition de Staline, aperçu historique du bolchevisme, Champ libre, 1977, p.12.

3. MESCHONNIC Henri, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p.160.

4. Le respect de l'ordre établi hantera Malraux jusqu'au cocasse puisque, en mai 1942, il empêchera cette même "tête brûlée" de Gide de prononcer à Nice une conférence sur... Henri Michaux !