Michel Leter

 

L'heuristique retrouvée

1. Des Grecs à Descartes

 

Presses du centre de recherches heuristiques, 1997.

 

La Grèce

Le mot heuristique vient du grec heurisko (trouver, découvrir). C'est en effet dans la Grèce antique que la question des méthodes de la découverte est posée notamment par Pythagore, Platon et Aristote. On peut considérer l'analusis et la sunthesis grecques comme les premières heuristiques. En ce sens les Eléments d'Euclide constituent le monument de l'heuristique grecque - On retiendra ici une double fondation, dont le second pilier est la lexicographie, dans la mesure où l'on peut ainsi considérer les Éléments d'Euclide comme le parangon de la théorie définitionnelle.
De même, pour peu que l'on envisage l'heuristique, comme Jean-Pierre Chrétien-Goni, en tant que théorie des conditions de la connaissance, l'Organon d'Aristote apparaît comme « le premier grand monument spéculatif sur les conditions de la connaissance1 ». La complémentarité heuristique entre les deux sens du mot technè est ici réaffirmée puisque « l'Organon, ajoute Chrétien-Goni, ne manque pas de faire une place aux techniques qui permettent de découvrir les choses que l'on ignore2 ».

 

Pappus

Georges Polya présente ainsi Pappus : « célèbre mathématicien grec, vécut probablement vers 300 après J.C. Dans le septième livre de ses Collectiones, il traite d'un sujet qu'il nomme analuomenos, ce que nous pouvons traduire par "Trésors de l'analyse" ou "Art de résoudre des problèmes" ou même par "Heuristique", ce dernier terme nous paraissant le meilleur3. »
Puis Polya donne la traduction suivante des Collectiones qu'il présente comme une adaptation libre du texte original : « L'heuristique pour l'appeler par son nom est, en résumé, une doctrine spéciale à l'usage de ceux qui, après avoir étudié les éléments ordinaires désirent s'attaquer à la solution des problèmes mathématiques; et elle ne sert qu'à cela. Elle est l'uvre de trois hommes Euclide, auteur des éléments, Apollonius de Perga et Aristaeus l'aîné. Elle enseigne les méthodes d'analyse et de synthèse.
Dans l'analyse, partant de ce qui est demandé, nous le considérons comme admis, nous en tirons les conséquences, puis les conséquences de celles-ci, jusqu'à atteindre un point que nous puissions utiliser comme point de départ pour une synthèse. Car dans l'analyse, nous admettons que ce qu'on nous demande de faire est déjà fait, ce qu'on cherche, déjà trouvé, ce qu'il faut démontrer, exact. Nous cherchons à partir de quel précédent on pourrait déduire le résultat désiré ; ensuite nous cherchons quel pourrait être le précédent de ce précédent, et ainsi de suite, jusqu'à ce que, passant d'un précédent à un autre, nous trouvions finalement quelque chose de connu, ou d'admis comme exact. Nous appelons ce processus d'analyse, ou solution à rebours, ou raisonnement régressif.
Dans la synthèse au contraire, renversant le processus, nous partons du point atteint en dernier lieu dans l'analyse, de l'élément déjà connu ou admis comme vrai. Nous en déduisons ce qui dans l'analyse, le précédait, et continuons ainsi jusqu'à ce que, revenant sur nos pas, nous arrivions finalement à ce qui nous était demandé. Nous appelons ce processus synthèse, ou solution constructive, ou raisonnement progressif4. »
Chez Pappus - et c'est ce qui motive l'intérêt de Polya - l'heuristique s'autonomise dans sa relation avec la propédeutique des mathématiques.
Dans Preuves et réfutations, Lakatos évoque la figure de Pappus de façon plus précise en marquant les limites historiques de sa méthodologie :
« Le fait que les conjectures ou théorèmes précèdent les preuves dans le déroulement d'un cheminement heuristique était une banalité chez les anciens mathématiciens : cela provient de la priorité heuristique de l'analyse sur la synthèse5 [...] Selon l'heuristique de Pappus d'Alexandrie, la découverte mathématique part d'une.conjecture ; elle est suivie de l'analyse puis, sous réserve que l'analyse n'ait pas falsifié la conjecture, de la synthèse6. [...] Pappus « ne s'appliquait qu'à la découverte de vérités "finales", "ultime". c'est-à-dire à des théorèmes qui contenaient les conditions à la fois nécessaires et suffisantes. Pour les "problèmes de preuves" la principale règle de cette heuristique était : "si vous avez une conjecture, tirez-en des conséquences. Si vous parvenez à une conséquence connue pour vraie, renversez l'ordre et si la conjecture peut alors être dérivée de cette conséquence vraie, alors elle était vraie" (d'après Heath [1925], I, pp. 138-9). Le principe "causa aequat effectu" et la recherche de conditions nécessaires et suffisantes, étaient tous les deux dans cette tradition. Ce fut seulement au dix-huitième siècle (quand tous les efforts pour appliquer l'heuristique de Pappus échouèrent) que la recherche de la certitude en vint à prévaloir sur celle de la complétude7. »
Georges Glaeser tout en se plaçant dans la lignée de Polya corrige les propos de ce dernier en montrant l'ambivalence des relations entre l'analyse, la synthèse et l'heuristique. Il pose tout d'abord le caractère mathématique de l'analyse. Tout en notant que l'analyse est synonyme d'heuristique, il observe que l'acception au demeurant obvie de l'analyse mathématique n'est pas aussi maîtrisée qu'il y paraît et qu'elle est empreinte de connotations littéraires :
« On notera que l'analyse en mathématique est apparue jusqu'ici dans des acceptions franchement contradictoires ! Elle est souvent liée à l'heuristique, à l'invention imaginative, qui exige intuition, fantaisie, talent8.»
Ainsi que Bolzano et Lakatos le feront pour la logique, le premier en l'ancrant dans l'heuristique et le second en la distinguant de l'heuristique, Glaeser rejoint les théoriciens de l'intelligence artificielle en distinguant clairement l'heuristique de l'algorithme :
« Mais elle évoque aussi le calcul, qui devrait mener sûrement à la solution, si l'on fait preuve de soin et de persévérance.
En utilisant le même mot pour désigner des démarches aussi opposées, on masque le contraste entre l'heuristique et l'algorithme9.»
En revanche Glaeser présente la synthèse comme « synonyme de dissimulation de l'heuristique10 ».

 

Lulle

On mesurera l'écart qui mène à la dissociation de l'heuristique et de l'algorithme - qui constitue de fait une invitation à la constitution d'une heuristique littéraire - en se souvenant que la seconde phase de la constitution de l'heuristique se superpose à la recherche des algorithmes commencée par les mathématiciens arabes et qui, comme alphabetum rerum, atteindra son apogée combinatoire avec l'Ars magna de Raymond Lulle.
Nul doute qu'aujourd'hui, alors que la question éthique se pose à nouveau avec acuité, une réintégration critique non bachelardienne de la poésie dans l'horizon scientifique pourrait être féconde, notamment pour les logiciens à qui l'on offrirait ainsi l'occasion, entre autres, de mieux comprendre la portée de l'uvre d'un Raymond Lulle. Robert Blanché, dans son ouvrage La Logique et son histoire, se résigne à faire une place au théologien catalan en exprimant les regrets suivants :
« A la vérité, plutôt que d'un instrument logique, on est là en présence d'un art qui permet de mettre instantanément en présence une multitude de "lieux" à la disposition du rhéteur11 ».
Les critiques à l'égard de Lulle, si elles sont pertinentes selon les idéaux logistiques, perdent de leur acuité si l'on veut bien reconnaître que Lulle ne parvient à élaborer qu'une poétique "pré-oulipienne" de la computation. L'Ars Magna est divisé en treize parties : l'alphabet, les figures, les définitions, les règles, la table, etc. L'alphabet comprend neuf lettres : B, C, D, etc., chacune admettant six significations différentes selon qu'elle représente un principe absolu, un principe relatif, une question, un sujet, une vertu ou un vice. Voici par exemple ce que Lulle dit des deux premières lettres :
B. signifie : bonté. - différence. - est-ce que ? - Dieu. - justice. - avarice.
C. signifie : grandeur. - concorde. - quel ? - ange - prudence - gourmandise12.
On ne peut comprendre la portée des travaux de Lulle si on les rattache a posteriori à une seule discipline telle que la logique. L'Ars Magna en effet ne s'éclaire qu'en relation avec les ABC poétiques du Moyen Age, que nous étudierons plus loin, et notamment avec Li Abécés par ekivoke et li significations des lettres de Huon le Roi de Cambrai qui confère à chaque lettre de l'alphabet une fonction de signe en utilisant la rime équivoquée comme matrice d'une combinatoire. Comme le rappelle Långfors, il est fréquent dans les textes poétiques du Moyen Age qu'une signification soit attribuée aux lettres13 ainsi l'ars inveniendi de Lulle n'est pas l'algorithme des universaux, il est comme l'algorithme des universaux. Dans une optique heuristique il nous faut donc considérer Lulle non seulement comme un théologien-logicien mais aussi comme un poète.
Cette optique ne peut être obtenue qu'à la condition expresse que, dans un premier temps, l'heuristique soit conçue comme autonome de la logique et que, dans un second temps, au lieu d'appliquer les heuristiques scientifiques à la littérature on admette - fût-ce hypothétiquement ou axiomatiquement - qu'au cours de l'édification heuristique les rapports de la science et de la poésie puissent être symétriques.

 

Descartes

Descartes partage avec Lulle cette conviction que l'on peut subsumer les algorithmes dans une heuristique générale et ainsi les soumettre à une mécanique de résolution universelle des problèmes. On peut considérer ses vingt-et-une Regulae ad directionem ingenii comme autant de règles heuristiques. Georges Polya traduit ainsi cette phrase des Directionem : « Lorsque dans ma jeunesse, j'entendais parler d'inventions ingénieuses, je cherchais à savoir si je ne pourrais les inventer moi-même sans même lire l'ouvrage où elles figurent : je m'aperçus ainsi, peu à peu, que je me conformais à certaines règles.». Que Jean Paulhan nous pardonne, mais il semble qu'en lisant ces lignes l'archétype du critique est sans doute moins Felix Fénéon que René Descartes... Disons plus sérieusement que l'homologie entre la pratique scientifique de Descartes et la pratique du jeune poète qui apprend par imitation (en refaisant heuristiquement le chemin de l'altérité poétique par la forme fixe) est ici frappant et questionne la critique littéraire génétique sur son défaut d'heuristique.

 

1. J.P. CHRETIEN-GONI, article "heuristique" in Encyclopedia Universalis, édition 1989, t.11, p.396.

2. Idem.

3. G. POLYA, Comment poser et résoudre un problème ? éditions Jacques Gabay, 1989, p.131.

4. Idem.

5. I. LAKATOS, Preuves et réfutations : Essai sur la logique de la découverte mathématiques, Hermann, 1984, p.12.

6. Idem, p.96.

7. Ibid., p.81.

8. G. Glaeser, Analyse et synthèse, Formation des enseignants en heuristique, APMEP, 1990, p.8.

9. Idem, p.9.

10. Ibid., p. 52.

11. R. BLANCHÉ, La logique et son histoire, d'Aristote à Russell, Armand Colin, 1970, p.24.

12. R. LULLE, L'Art bref, résumé et abrégé du Grand art, Archè, 1987, p. 18.

13. Cf. A. LÅNGFORS, intr. au t.I des oeuvres de Huon le Roi de Cambrai, Champion, 1925.

14. G. POLYA, Op. cit., p.48.