Michel Leter

Définition de l'heuristique

éléments de 1994

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

 Selon Georges Polya « tel était le nom d'une science assez mal définie que l'on rattachait tantôt à la logique tantôt à la psychologie [...] Elle avait pour objet l'étude des règles et méthodes de la découverte et de l'invention1 ».
Occultée en sciences humaines par le développement monologique de l'herméneutique, l'heuristique est restée cantonnée aux sciences de la nature.
Nous avons tenté de la réintroduire dans l'horizon épistémique des sciences de l'homme par le biais de ce qui lui semble a priori le plus étranger : la critique littéraire.
L'heuristique s'identifie d'abord à l'ars inveniendi, avec les stoïciens puis avec Lulle et Ramus, et à l'ars combinatoria avec Leibniz.
Mais le néologisme d'heuristique n'apparaît pas avant Baumgarten, qui le forge en latin dans son Aesthetica (1750). Le fait que le concept d'heuristique soit né sur le versant esthétique de la philosophie et non sur son versant logique est à nos yeux déterminant dans la constitution, dans la forme de l'esthétique transcendantale de Kant, et dans sa conception même de la scientificité, où les heuristische Fiktionen occupent une place que le néo-kantien Hans Vaihinger mettra en lumière.
Il faudra finalement attendre le grand Bolzano pour que le terme soit introduit en mathématique (Wissenschaftslehre, 1837), même si l'on peut considérer, avec Georges Polya, que la notion est déjà sous-jacente chez Pappus.
A la faveur de la constitution de l'abduction Peircienne, l'heuristique se déploie comme logique de la découverte.
La constitution de "l'intelligence artificielle" va apporter à la notion d'heuristique une fortune sans précédent.
Avec Herbert et Simon (1972), l'heuristique entre dans la théorie des General Problem Solvers.
Dans le domaine de l'intelligence artificielle, nous pouvons aujourd'hui définir les heuristiques, avec Jean Petitot (1992), comme des « règles non systématiques qui permettent de se débrouiller dans des situations où la systématisation n'est pas performante2 ».
Or, comme nous avons tenté de le démontrer à la faveur du séminaire de 1991 que nous avons dirigé au Collège international de philosophie (Théorie de l'heuristique littéraire) la dimension opératoire des heuristiques (résolution des problèmes) est, historiquement, indissociable d'une isotopie littéraire et critique.
Si l'heuristique est aujourd'hui cantonnée à l'ancien territoire des sciences de la nature, c'est qu'elle y a été rejetée par les généalogistes des sciences humaines. Le "remembrement", qui accompagne l'émergence des sciences cognitives (sans préjuger de leur validité) dans le champ des humanités, nous convie à repenser l'économie des savoirs.
Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, réduit l'heuristique à la recherche de documents en histoire. Dans une perspective heuristique, l'histoire est métadisciplinaire. Elle vise, dans chaque discipline, à critiquer tout discours systématiquement axiomatique ou déductif qui passe à la synthèse avant même de s'être soumis à l'épreuve de l'analyse.
Mais c'est dans le domaine économique que la théorie de la valeur heuristique doit connaître l'impact le plus précis, comme outil critique tant du marxisme que du libéralisme, fondés tous deux sur les mêmes concepts (valeur d'échange et d'usage d'Adam Smith). Ce projet se veut révolutionnaire, sans la démagogie et l'hétéronomie qui sont - hélas ! - attachées de nos jours à ce terme, mais d'une révolution qui subordonnerait la pratique de la transformation sociale à une axiologie de la connaissance. Car, dans ce qu'il était convenu d'appeler l'économie politique et les sciences de l'éducation, c'est bien à une théorie heuristique de la valeur que tout chercheur conscient de la nécessité d'une transformation sociale doit aboutir. Ainsi l'heuristique en économie politique prendra-t-elle la forme d'une critique de l'économie des savoirs.
Une telle solidarité entre l'heuristique et l'économique n'est recevable
qu'à la condition d'historiciser le concept d'idéologie. Ainsi nous militons - sans illusion - pour que des propositions semblables à celles de Destutt de Tracy - qui dans la foulée de Locke et de Condillac pose que « L'idéologie est une partie de la zoologie3» - ne soient plus rangées par les généalogistes au rayon de "l'archive" (Cf. la caricature que Foucault donne des idéologues dans Les Mots et les choses). La notion n'est plus guère évoquée aujourd'hui que dans le discours convenu sur "la mort des idéologies". En deçà de cet usage galvaudé, on oublie que l'idéologie a anticipé le renouveau philosophique français des années 1820... à telle enseigne que le seul idéologue que nous lisons encore n'est autre que Stendhal. On comprend que Foucault ait voulu ravaler l'idéologie à l'indignité de « dernière des philosophies classiques4 » : reconnaître la position fondatrice du courant de pensée dominé par les physiocrates et les idéologues reviendrait à admettre l'idée d'une correction de l'institution herméneutique des sciences humaines (archéologie allemande : Schleiermacher, Dilthey...) par son institution heuristique (archéologie franco-allemande : Baumgarten, Kant, le Schleiermacher de la Dialectique, les économistes Cantillon et Quesnay - qui ont formé la pensée de Smith - Destutt de Tracy, Condorcet...).
Comme exemple de représentation classique d'une science impossible, Foucault se réfère à cette proposition de Destutt de Tracy que nous avons déjà évoquée et qui témoigne de son ambition de subsumer l'idéologie dans la zoologie : «[ Destutt de Tracy, Eléments d'idéologie, cité par Foucault]"On n'a qu'une connaissance incomplète d'un animal, si l'on ne connaît pas ses facultés intellectuelles. L'idéologie est une partie de la zoologie, et c'est surtout dans l'homme que cette partie est importante et qu'elle mérite d'être approfondie". L'analyse de la représentation, au moment où elle atteint sa plus grande extension, touche par son bord le plus extérieur un domaine qui serait à peu près - ou plutôt qui sera, car il n'existe pas encore - une science naturelle de l'homme5.»
Or, cette naturalisation des sciences humaines, loin d'être une chimère,
n'anticipe-t-elle pas le projet actuel
des sciences cognitives ?
La critique des "représentations" épistémiques engagée par Foucault n'est pas plus innocente que n'importe quel programme de recherche. La valorisation des monologies généalogique et herméneutique des sciences humaines ne vise qu'à vérouiller un circuit économique dans les instances de la recherche française en utilisant l'arme du monopole d'Etat. Plus généralement, le circuit économique de l'université ne tient que parce que la division disciplinaire du travail permet une "démultiplication" (pour reprendre un concept utilisé par Schumpeter) des produits bruts (subventions en France et dans les autres pays totalitaires ou investissements privés dans les pays libres). Si l'idéologie de Destutt de Tracy effarouche nos fonctionnaires du savoir, l'idéologie ne se distribue pas contrairement à ce qu'avance Goetz en « neuf disciplines6» mais, dans la mesure où il convient, plutôt que d'interpréter abusivement leur auteur, de suivre Destutt qui l'appréhende comme « histoire » et «application de nos moyens de connaître7» donc en tant qu'heuristique appliquée. Le projet d'heuristique générale et méta-disciplinaire de Destutt de Tracy se décompose en trois sections, elles-mêmes tripartites, sur le socle desquelles les disciplines sont métalinguistiquement et heuristiquement refondées. Dans la deuxième section, Destutt de Tracy (à l'instar du jeune Balzac qu'une vocation philosophe originelle poussa à écrire Le Traité de la volonté fait reposer, de façon étonnamment actuelle, l'économie sur une intentionnalité et une pragmatique, puisque cette section est ainsi sous-titrée : « Application de nos moyens de connaître à l'étude de notre volonté et de ses effets, en trois parties8 » : Dans ce cadre, l'économie est pragmatiquement définit comme la discipline de l'action : « De nos actions, ou ..... ÉCONOMIE9 ». Chez Destutt de Tracy le concept d'économie possède une extension comparable à ce que, depuis Peirce, nous appelons le pragmatisme.
A noter que l'économie n'est pas cette hydre que les sociologues français diabolisent (tout en vivant sur la bête et en se gardant bien de cultiver le bénévolat) mais dessine le champ pragmatique. La mode intellectuelle qui nous somme de stigmatiser l'Amérique n'a pas d'autre fonction que de défendre les privilèges menacées de ces mêmes "chercheurs" (lisez militants). Adopter une attitude scientifique - soyons plus modeste, ne serait-ce que circonspecte - supposerait
a) d'admettre la filiation française de la pensée libérale anglo-saxonne - le "tournant libéral" (Dupuy) de la pensée française n'est, dans cette optique, qu'un juste retour des choses. On n'oubliera pas qu'Adam Smith est impensable sans Cantillon et Quesnay et que la pensée politique de Jefferson mûrit dans l'environnement intellectuel des idéologues - « L'homme des deux mondes que je respecte le plus10 » dira Destutt de Tracy de Jefferson pour qui il écrira, en 1811, son Commentaire sur L'Esprit de lois de Montesquieu.
b) Si, dans la même optique, on se souvient que le renouveau philosophique français, au dix-huitième siècle, s'inscrivait déjà dans la filiation anglo-saxonne, on relativisera l'événement que représente la découverte tardive (mieux vaut tard car on ne risque plus rien) de la philosophie analytique par les Français, pour méritoires que soient les efforts de Pascal Engel.
c) Enfin, la conscience historique de cette communauté de destin entre les philosophies française et anglo-saxonne doit nous préparer à admettre, à côté de l'institution herméneutique des sciences humaines outre-Rhin, une autre institution - heuristique - des sciences humaines.

 

 

 

1. POLYA G., Comment poser et résoudre un problème, éditions Jacques Gabay, 1989, rep. de l'éd. Dunod, 1965, p.93.

2. PETITOT J., "Sciences naturelles de l'esprit" entretien in L'intermédiaire n°21, Bruxelles, 19 mai 1992, p.4.

3. DESTUTT DE TRACY A.L.C., Éléments d'idéologie I, Idéologie proprement dite, Paris, Vrin, 1970, p.xiii.

4. FOUCAULT M., Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p.255.

5. FOUCAULT M., Op. cit., p.254.

6. GOETZ R., Destutt de Tracy, philosophie du langage et sciences de l'homme, Genève, Droz, 1993, p.19.

7. DESTUTT DE TRACY A.L.C., Idem, Appendice III, p.434.

8. Idem.

9. Id.

10. Avertissement du Commentaire sur L'Esprit des lois de Montesquieu, réimpression de l'édition de Genève de 1819, Slatkine, 1970.