Heuristique générale,

projet d'unité de recherche, 1994

par Michel Leter

Presses du centre de recherches heuristique, 1998

 

 a. Prolégomènes

1 Sous couleur de rigueur scientifique, la distribution universitaire des disciplines obéit à une division salariale du travail en emploi qui exclut généalogiquement la connaissance de l'économique.

2 Or, l'autonomie économique apparaît aujourd'hui comme la condition sine qua non de la démocratie nécessairement politique. S'il est admis - herméneutiquement - qu'il n'y a pas de savoir sans liberté, nos sociétés n'ont pas encore reconnu - heuristiquement - qu'il n'est pas de liberté sans savoir.

3 La montée du "culturel" laisse bien peu de place à une critique et à une praxis que l'heuristique ne peut sans doute relever qu'en devenant générale. La culture monologiquement herméneutique du culturel s'est substituée à la culture herméneutico-heuristique de la Bildung (conçue comme forme de la formation par Humboldt dans sa Theorie der Bildung des Menschen, que nous sommes en train de traduire).

4 Fondée sur une critique des anciennes approches économiques qui dissociaient, voire opposaient, l'économie au savoir (nous songeons à la critique matérialiste dialectique des valeurs de Marx et à la critique généalogique des valeurs de Nietzsche et de Foucault), l'heuristique générale prendra la forme d'une critique de l'économie des savoirs et reposera comme chez Platon, La Chalotais, Condorcet, Destutt de Tracy, Jefferson, Naphtali Herz Wessely, Fichte, Guillaume de Humboldt, Buisson ou Dewey, sur une philosophie de l'éducation.

 

b. Définitions

1 Nous nous sommes exprimés sur notre ambition de secouer le monopole de l'herméneutique dans les sciences humaines en introduisant d'autres méthodes de recherches, qui, bien que non modélisables et d'origine littéraire, étaient jusqu'à présent confinées aux sciences "dures". Nous avons regroupé ces pratiques indisciplinaires
sous l'appellation d'heuristique. Le confinement actuel de l'heuristique aux sciences de la nature ne doit pas entretenir la confusion quant à nos intention : loin de vouloir durcir ou naturaliser les sciences de l'homme nous entendons, au contraire, les libérer de toute prétention scientifique et leur restituer le statut d'art qui tient compte de l'impossibilité d'objectiver leurs objets.

2 L'heuristique entend, dans les disciplines qui se bornaient à l'interprétation d'uvres (telles la critique littéraire ou l'histoire de l'art), donner lieu à la formation d'uvres, et dans les disciplines qui croyaient pouvoir prendre l'homme pour objet d'interprétation (monologie herméneutique de la sociologie, de l'anthropologie,etc.) subordonner la praxis à l'euresis.

3 Tandis que, jusqu'à présent, toutes les tentatives de dépassement de la pensée systématique et des disciplines se sont faites au nom de doctrines irrationnelles. L'heuristique générale se présente comme une alternative rationnelle aux systèmes et aux disciplines.

 

c. Propositions

1 Le chercheur en heuristique récusera la logique économico-académique qui le conduirait à se cantonner dans une discipline pré-définie (il est donc plus que probable que, pour autant que les politiques du développement d'une économie fondée sur la valeur heuristique ne sont pas réunies, le chercheur en heuristique ne puisse pas être directement rémunéré
pour son activité).

2 L'heuristique ne sera en mesure de se développer en milieu universitaire que si elle se déleste des faux-semblants de l'interdisciplinarité. Aussi le savoir philosophique renouera-t-il avec sa forme berlinoise de 1810 et sa forme parisienne du xiie siècle, celle de l'universitas, qui défend les arts libéraux contre la spécialisation (comme l'université américaine sait encore le faire dans les premières années
de tout cursus).

3 Cependant l'objectif initial d'une telle philosophie de l'éducation est de transformer l'organisation universitaire en aboutissant, par exemple en France, à la création d'UFR d'heuristique, au sein desquels l'heuristique, reconnue en soi comme une "matière", réuniraient les esprits soucieux de l'économie des savoirs et non de l'entretien exclusif des "champs", "grilles" et "carrières", ménagés par le circuit économique du "cercle herméneutique", rente que d'aucuns présentent encore comme le produit net d'une activité scientifique.

 

Scolie

Contrairement à ce que cherche à nous faire croire Feyerabend, armé de son iconoclastie de modiste, ce n'est pas la méthode qu'il faut combattre mais les disciplines, en s'appuyant sur la méthode.
La narration pseudo-heuristique, selon laquelle l'émiettement des disciplines et le renoncement à une théorie transcendantale de la méthode seraient justifiés par la croissance exponentielle du savoir, dissimule mal la prégnance des impératifs économiques de l'académie, qui veut que la diversification des champs soit proportionnelle aux créations d'emplois. Cette pente corporatiste autorise le gel de fiefs économiques au creux desquels les "spécialistes" ne sont pas soumis à la concurrence. Il apparaît que les disciplines ne visent pas tant à organiser les connaissances qu'à ménager des créneaux monopolistiques, échappant totalement au marché(dont ces mêmes herméneutes - toujours prêts à militer lorsque leurs privilèges sont en question - regrettent la soi-disante dictature). Une telle "horreur" des herméneutes pour l'économie permet donc à l'Etat français de régner sur la recherche dite scientifique - qui ne serait pourtant scientifique qu'autonome (par-delà des opinions et des croyances socio-politiques, ce que Guillaume de Humboldt, séjournant à Paris en juillet 1789, avait déjà si bien perçu en écrivant son Essai sur les limites
de l'action de l'État).
Dans ce contexte, on peut douter que les directeurs de l'enseignement supérieur français aient eu pour souci premier l'essor de la recherche. Entre autres la survivance d'une corporation d'ancien régime, celle des agrégés, hypothèque la laïcité (dont un des principes fondateurs - les colbertistes et les jacobins français l'ont oublié - est l'autonomie du grammairien à l'égard de César).
La constante de toutes les politiques d'éducation hexagonales est bien de maintenir cette division du travail pour interdire toute autonomie, au point de vue cosmopolitique, de l'université francaise. Une telle autonomie, condition sine qua non d'une laïcité authentique, serait synonyme de ruine pour les oligarchies qui instrumentalisent aujourd'hui l'État. La France, envers et contre ses révolutions, semble ne pas encore être en mesure de tolérer la concorde de la recherche et de la liberté.
La redistribution des clivages qui brouillent les formes de notre imagination culturelle passe donc par la définition des limites de l'action de l'État. La société civile américaine est largement responsable de la mise en place de son propre système d'instruction publique alors que nous ne concevons pas encore, dans nos provinces, de traduction de la volonté générale sans médiation de l'État - Telle est la fonction remplie par le discours xénophobe "de gauche" essentiellement dirigé contre les "anglo-américains". Cette rhétorique, ne l'oublions pas, fut inaugurée par Vichy après Mers-el-Kébir avant que les staliniens, puis la pseudo-gauche ne la relaie jusqu'à aujourd'hui : l'idée d'une menace anglo-américaine est le seul liant d'une clientèle politique française composée, par le haut, de citoyens qui sont en passe d'émigrer en Grande-Bretagne ou aux USA, et par le bas de chômeurs et précaires qui, tributaires de l'aide sociale,ne sont pas en mesure de traverser la Manche ou l'Atlantique.
Pour autant, il ne s'agit pas de renoncer à toute idée d'éducation nationale.
Car c'est bien ce qui fait défaut au débat sur la réforme de l'éducation nationale, sempiternel à tel point qu'il en devient presque anhistorique, rituel, où l'on confond éducation et enseignement, action et politique, où la laïcité ne semble garantie que par l'intervention de l'État, et où enfin le concept de nation est employé comme un épouvantail à moineaux pérégrins sans que son universalité paradoxale ait été interrogée.
Dans ces conditions, il ne serait pas défendable de limiter notre examen au système baptisé hâtivement éducation nationale. Nous devons prendre l'éducation nationale pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une idée, comme elle est envisagée en éducation comparée. Il ne peut y avoir aujourd'hui de discours sur l'éducation nationale ni a fortiori de proposition de réforme, si ce concept n'est pas questionné dans la possibilité ou non de son universalité.
Cette réflexion aura fourni l'argument du séminaire que nous avons animé, en 1995, au Collège International de Philosophie. Il s'agissait de tenter de jeter une passerelle cosmopolitique entre le moment éducatif et le moment économique des prolégomènes à une théorie heuristique de la valeur.
A la faveur de ce séminaire, nous avions tenté de poser les termes philosophiques et cosmopolitiques du débat sur l'éducation afin de dépasser cette "drôle de guerre" française entre ceux qui ne représentent pas la liberté et ceux qui ne représentent plus la laïcité.
Chemin faisant, nous avions esquissé une nouvelle typologie où les principes de l'éducation nationale (obligation, gratuité, laïcité) n'étaient plus posés au point de vue politique, théologico-dualiste (opposition du gallicanisme à l'ultramontanisme, et du jacobinisme au libéralisme) mais axiologique (au point de vue juridico-moniste, qui est celui, de la laïcité entendue dans sa plénitude cosmopolitique - annoncée par Kant dans son article intitulé Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et développé par les grands penseurs néo-kantiens et positivistes).
A ce point de vue cosmopolitique et laïque, ce n'est plus l'opposition liberté-étatisme qui règne mais celle de l'autonomie et de l'hétéronomie.