Michel Leter

Observations sur le conflit du laïque et de l'herméneutique chez les philosophes juifs des Thèses sur Feuerbach de Marx à la Dialectique négative d'Adorno

 

Presses du centre de recherches heuristiques, 1996.

 

 1. Pour Luc Ferry, l'oeuvre de Kant marque la rencontre de la philosophie et de la laïcité. Ainsi conçue, la dimension laïque n'est plus simplement un talisman scolaire mais le signe d'une philosophie des limites. Or, Ferry réduit cet aspect de la modernité à l'aboutissement d'une « sécularisation de la réforme protestante1 », qui a, rappelons-le, pour corollaire l'essor de l'herméneutique et comme aboutissant la constitution des sciences humaines.
Nous avons vu - à la faveur de la série d'esquisses que nous avons consacrées à la critique de l'herméneutique2 - ce que cette vue parcellaire devait à l'occultation de l'herméneutique juive. Il convient d'ajouter qu'elle prospère aussi, et plus gravement, sur une ignorance du développement de la laïcité interne au judaïsme.
La laïcité juive a ceci de décisif qu'elle préfigure la constitution d'une heuristique générale en ce que - si nous reprenons les catégories gadameriennes - l'interprétation, la compréhension et l'application n'y sont jamais des fins en soi mais sont toujours articulées à une heuristique, inaugurant ce renversement où l'heuristique n'est plus l'instrument de l'herméneutique mais son horizon sine qua non.

2. Le développement au demeurant paradoxal de la laïcité juive, qui s'opère tantôt contre le judaïsme tantôt au sein même du judaïsme, rend difficile, voire impossible, toute position critique sur ce phénomène, et ceci tant que l'historicité propre à la pensée juive ne sera pas réintégré à l'ensemble "pensée occidentale".
Cette figure est symbolisée par l'occultation anti-Aufklärung de l'école de Marbourg par l'école de Francfort, qui ainsi élargit involontairement la brèche anti-laïque ouverte par l'herméneutique heidegerienne et confortée par l'herméneutique gadamerienne.

3. Cependant cette modernité, que le "bon juif" de l'école de Francfort évacue historiquement contre le "mauvais juif" de l'école de Marbourg (et ses contemporains, Husserl à Fribourg, Kelsen à Vienne, Bergson à Paris), est réintroduite méthodologiquement par le "freudo-marxisme".
Or, ni Marx ni Freud ne peuvent être annexés par l'herméneutique.
Chez Marx le concept de science (comme plus tard chez Husserl ou chez Hermann Cohen l'emblème du calcul infinitésimal) fait office de contre-feu à l'herméneutique romantique.
C'est dans le même esprit que Durkheim se distingue de l'école sociologique allemande qui s'est édifiée sur une interprétation erronée du dualisme kantien selon laquelle ce dernier autoriserait une singularisation des "sciences de la culture".

4. Habermas, déplorant le positivisme de Freud, va tenter de le minimiser. Or, la force méthodologique de la psychanalyse tient à ce qu'elle parvient à rester fidèle à l'heuristique scientifique de façon critique, en réintroduisant le sujet que la science à l'époque de Freud tendait à nier.

5. De plus, et contrairement à l'interprétation qu'en donne Ricoeur, la psychanalyse ne peut être donnée comme herméneutique que dans son moment initial. Elle est téléologiquement articulée à une heuristique et à une pratique des limites et doit être philosophiquement rattachée aux heuristiques des Naturwissenschaften plus qu'à l'herméneutique des Geisteswissenschaften.

6. Contrairement à ce que Ricoeur laisse à penser en usant du mot herméneutique à propos de Freud, il y a contradiction entre l'organisation freudienne des sciences et son organisation diltheyienne . D'où le rattachement, opéré par Freud lui-même, de la psychanalyse aux Naturwissenschaften.
C'est sans doute hâtivement que l'on a traduit Traumdeutung par "interprétation des rêves". Dans l'ouvrage du même nom, Freud ne parle pas d'herméneutique (contrairement à Ricoeur) mais de Deutungskunst (ce qui est plus proche de la notion d'ars interpretandi que de celle d'herméneutique).
Si l'on se fie à l'index général de ses Gesammelte Werke (tome XVIII), Freud n'use pas du mot Auslegung, ni a fortiori du mot Hermeneutik.
Le choix de Deutung plutôt qu'Auslegung pour "interprétation" tire plutôt l'analyse vers la signification (Bedeutung ) que vers la compréhension herméneutique.
Dans le même esprit, il convient de noter que Freud insiste sur la méthode et non sur la vérité de cette "interprétation".

7. Le paradoxe de la sécularisation du judaïsme, c'est que les pratiques laïques de l'heuristique juive sont déjà inscrites dans les formes sacrées, de son herméneutique. Il en va figuralement jusqu'au mot haskalah, désignant le judaïsme des Lumières, qui se présente comme un métaplasme sur le mot halakha (lequel désigne la partie législative du Talmud ) composé d'une épenthèse (le s) et d'une inversion (le k et le l). Mais, comme le dirait Jean Paulhan, cette l'étymologie ne prouve rien.
Plus sérieusement on notera que l'étymologie de halakha, (de halokh, marcher) traduit la primauté juive de la pratique sur l'interprétation. La pratique du port des tefilline 3 le démontre concrètement : « On attache d'abord les tefilline chel yad, puis les tefilline chel roch, pour manifester la préséance accordée à l'acte, à la pratique sur la méditation, la théorie rappelant la réponse des Hébreux au Sinaï : "Tout ce que Dieu a dit, nous le ferons (d'abord) et nous le comprendrons (ensuite)". C'est en accomplissant les commandements que nous en pénétrons véritablement le sens. On se garde de toute interruption entre les deux opérations : rien ne doit séparer l'idée du geste, le sentiment de l'acte qu'il inspire et qui l'exprime4. »
Bien que fort éloignés des rites primitifs du judaïsme orthodoxe, le marxisme et le freudisme reposent sur le même renversement du faire et du comprendre (le faire précède le comprendre dans la onzième thèse sur Feuerbach de Marx ; chez Freud, la cure ou l'acte de parole précède sa Deutung). C'est ainsi que nous concevons l'heuristique appliquée qui se veut universelle sans dissimuler sa dette à l'égard de la haskalah.

8. L'Unheimliche ,qui donne son titre à un ouvrage de Freud, n'est-elle pas la figure de cette l'occultation herméneutique contre laquelle s'édifie l'heuristique ? Chez Freud l'Unheimliche devient esthétique de l'objet rejeté, du rebut, par la médiation duquel le chercheur est censé accéder aux choses secrètes ( Cf. son analyse du Moïse de Michel-Ange).
Or, l'Unheimliche , contrairement à ce qu'on affirme volontiers aujourd'hui, n'est pas assimilable à une herméneutique du détail. Cette conception freudienne doit être envisagée comme une sécularisation du midrach en ce qu'il exhorte le lecteur ou l'auditeur de la Thora à prêter une attention toute particulière aux aspects au demeurant triviaux du texte.

9. L'axe de l'herméneutique freudienne est d'ordre métalinguistique. La sémantique de l'Unheimliche correspond dans l'heuristique littéraire à ce que nous avons appelé le sens apocryphe.

10. Il y aurait donc une sécularisation juive de l'interprétation, alimentant la possibilité d'une heuristique - qui, loin de procéder d'un Schleiermacher revu et corrigé par Dilthey, s'appuierait sur le Schleiermacher de la Dialektik , sur Guillaume de Humboldt et Feuerbach (admiré aussi par le jeune Freud) - Cette heuristique construirait son autonomie sur le refus de dissocier la compréhension (sciences de l'homme) de l'explication (sciences de la nature).
En revanche la filiation de l'herméneutique philosophique est clairement théologique. Pour Meschonnic, l'herméneutique représente « un escamotage du mode de signifier, donc des signifiants, qui laisse un statut non linguistique au langage - lui retire son historicité. L'herméneutique actuelle continue la philologie théologique de Schleiermacher. Elle s'en réclame5».
Heidegger dans un entretien avec Beaufret évoque cette filiation théologique :
« La notion "d'herméneutique" m'était familière depuis mes études de théologie. A cette époque, j'étais tenu en haleine surtout par la question du rapport entre la lettre des Écritures saintes et la pensée spéculative de la théologie. C'était, si vous voulez, le même rapport - à savoir le rapport entre parole et être, mais voilé et inaccessible pour moi, de sorte que, à travers bien des détours et des fourvoiements, je cherchais en vain un fil conducteur.[...] Plus tard, j'ai retrouvé la dénomination d'"herméneutique", chez Wilhelm Dilthey, dans sa théorie des sciences historiques de l'esprit. L'herméneutique était familière à Dilthey depuis la même source, c'est-à-dire depuis ses études de théologie, et en particulier depuis son travail sur Schleiermacher6.»

11. Adorno et Horkheimer évoquent l'inversion progressive de l'Aufklärung et le renversement de la raison en positivisme. Ce faisant, ils s'autorisent une surprenante économie des résistances opposées par le néo-kantisme de l'école de Marbourg à cette inversion et de l'engagement anti-totalitaire des positivistes viennois (par la social-démocratie du positivisme juridique).
La référence à L'école de Marbourg eût ruiné la thèse de l'inversion dans la mesure où son mot d'ordre était « comprendre Kant, c'est le dépasser ».

12. Dans ses Notes sur la littérature, Adorno assigne à la critique littéraire la tâche de mettre au jour le "contenu de vérité" (Wahrheitsgehalt) de l'uvre au sens social et historique, conçu comme irréductible aux intentions explicites de l'auteur et à sa biographie.
L'instrumentalisation sociologique du poème rejoint son instrumentalisation herméneutique. Au Jargon der Eigentlichkeit, l'école de Francfort oppose ce qui n'est autre qu'un "Jargon der Socialkeit" qui obéit au versant anti-moderne de la doctrine des Geisteswissenschaften.

13. La critique entreprise par Adorno du moment de positivité induit par l'Aufhebung hégélienne tombe si l'on se réfère à la conception fichtéenne du savoir absolu. La désoccultation de Fichte contredit la thèse de l'inversion de l'Aufklärung et réintroduit l'école de Marbourg dans notre horizon critique.

14. C'est dans sa Dialectique négative qu'Adorno signifie le plus vigoureusement son rejet de l'heuristique juive. En révisant la onzième thèse sur Feuerbach de Marx, Adorno ajourne le passage à la praxis et demande un sursis pour l'interprétation du monde. En s'attaquant ainsi à la onzième thèse, Adorno signe l'allégeance paradoxale de la gauche philosophique à l'herméneutique.

15. Le principal intérêt de la dialectique négative réside sans doute dans la réévaluation de la mimèsis Adorno espère que le concept parviendra à surmonter le concept pour accéder à la mimèsis au moment non conceptuel, indice d'une réémergence de la nature. Or, ce souci est déjà présent chez Kant lorsqu'il introduit le schématisme à ceci près que cette mimèsis schématique ne se résume pas à une nature puisqu'elle désigne le beau, en ce qu'il est défini par Kant dans sa Critique de la faculté de juger comme ce qui plaît universellement sans concept (N. B. : Adorno dans sa théorie esthétique considère que le comportement mimétique est refoulé en occident alors que Rorty fait l'analyse inverse).

16. Avant même l'école de Francfort, l'oeuvre d'Ernst Bloch avait marqué le ralliement malheureux de la haskalah à l'herméneutique. Dans L'esprit de l'utopie, le futur successeur de Gadamer à Tübingen entendait se ranger du côté des Juifs qui condamnaient le sionisme et l'antisémitisme au nom d'un troisième terme au-dessus du Juif et du chrétien. L'intention obtiendrait peut-être nos suffrages si ce troisième terme n'était donné par l'herméneutique. Dès cet ouvrage la philosophie de Bloch se présente comme une herméneutique des formes symboliques.

17. Dans l'Initiation à la vie bienheureuse, Fichte distingue cinq conceptions du monde suivant lesquelles l'homme peut être situé par rapport à l'être. « La troisième conception du monde est celle de la moralité supérieure ». La loi de cette troisième conception « crée à l'intérieur du donné quelque chose de nouveau et qui n'est pas donné7 ». Le sens heuristique (uchronique) de l'utopie correspond à ce troisième point de vue de Fichte.
L'erreur de l'herméneutique blochienne est de fonder le savoir dans l'utopie, qui est nécessairement géographique, au lieu de le fonder dans l'uchronie poétique. C'est pour cette raison que Bloch, contrairement à Rosenzweig ou à Cassirer, n'élabore pas de théorie du langage.
Bloch, comme Habermas plus tard, entend revisiter herméneutiquement ce qui dans les pensées de Freud et de Cassirer présente encore de fortes résistances heuristiques.

18. Après avoir été tenté par la conversion, Franz Rosenzweig est le premier à avoir réintégré l'interprétation juive au sein du concert herméneutique. L'herméneutique de la question, à laquelle Jauss et Gadamer attribuent de vagues origines exégétiques, est présenté par Rosenzweig dans son original talmudique selon lequel la compréhension d'un texte est fonction de la découverte de la question à laquelle il répond.

19. Rosenzweig oppose l'oralité du parler à la pensée abstraite. Ainsi la pratique juive ne se pose plus en termes d'appartenance mais en termes heuristiques, ainsi que le déclare Rosenzweig dans une de ses lettres « l'élément juif constitue ma méthode, pas mon objet8 ».

 

1. L. FERRY, "Kant, penseur de la modernité", propos recueillis par F. Ewald, Le Magazine littéraire, n° 309, avril 1993, p. 20.

2. Cette série Critique de l'herméneutique comporte, pour l'heure, cinq volumes, qui seront publiés prochainement par les presses du centre de recherches heuristiques : D'une monologie herméneutique ou la querelle de la nouvelle critique n'a pas eu lieu ; Patristique de l'herméneutique littéraire ou naissance du mythe de l'uvre ouverte ; Notes sur la réduction herméneutique de la poésie chez Heidegger ; Contre Ricoeur : remarques linguistiques sur la soit-disant herméneutique freudienne, L'Anwendung de Gadamer relève-t-elle de l'herméneutique ? Une tentative de résolution heuristique des apories de l'herméneutique littéraire.

3. Les teffiline se présentent comme des boîtes cubiques noires munies de lanières noires sur un côté qui servent à les fixer au front et au bras gauche du fidèle lors de la prière. Ils contiennent les quatre passages de la Tora qui les mentionnent.

4. E. GUGENHEIM, Le judaïsme dans la vie quotidienne, Albin Michel, 1992, p. 24.

5. H. MESCHONNIC, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 106.

6. M. HEIDEGGER, "D'un entretien de la parole" in Acheminement vers la parole, Gallimard, p. 95.

7. J. G. FICHTE, Initiation à la vie bienheureuse, Aubier/Montaigne, 1944, p. 174.

8. Cité par M. R. HAYOUN, in F. ROSENZWEIG, Livret de l'entendement sain et malsain, Cerf, 1988, p. 15.